Un droit d’auteur sui generis pour les articles scientifiques ?

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Ne doit-on pas envisager un régime spécifique, sui generis, pour les articles scientifiques qui jouent un rôle particulier et qui, par ailleurs, ne donnent que très rarement lieu à des rémunérations pour leurs auteurs ? C’est ce que semble suggérer un article écrit pour Libération[1] par David Monniaux, et d’autres billets, repérés récemment, que j’ai regroupés aujourd’hui.

Le modèle de la publication universitaire

David Monniaux s’est servi d’un procès fait à un chercheur américain, qui avait téléchargé illégalement d’une base de données payante un grand nombre d’articles scientifiques [2], pour souligner certaines aberrations de la publication universitaire [3].

Cet article scientifique, fondamental pour la carrière des chercheurs et la renommée de leurs établissements, évoqué ici, est celui qui paraît dans des revues spécialisées, à distinguer des magazines de vulgarisation.

Dans ce cadre, effectivement, ni les auteurs ni le comité éditorial et les experts qui évaluent les articles ne sont rémunérés [4]. Par ailleurs, les éditeurs se faisant bien souvent céder des droits exclusifs sur les articles, les institutions sont amenées à payer – cher – l’accès aux articles de leurs propres chercheurs.

Le contribuable paie ainsi non seulement les frais de la recherche, mais aussi ceux de la publication et ceux de l’abonnement à des publications dont l’accès est réservé pendant plus de 70 ans, si le contrat d’édition, comme c’est souvent le cas, spécifie que l’auteur cède ses droits pendant toute la durée du droit d’auteur, soit pendant toute sa vie et 70 ans après son décès.

Briser ce cercle non vertueux ?

Publier ailleurs ? Lorsque l’article est retenu par une revue à fort facteur d’impact, le risque et grand pour une carrière et l’image d’un établissement. Or, aujourd’hui encore, « une poignée de grands groupes se partagent l’essentiel du marché ». En abandonnant, dans les années 90, les titres dépendant de la publicité pour se recentrer sur l’information professionnelle, ces entreprises ont supplanté les éditeurs grand public et sont parvenues à maintenir leur place ensuite par diverses fusions-acquisitions.

Dans le modèle de libre accès, préconisé aujourd’hui par les éditeurs eux-mêmes [5], ce sont les établissements des chercheurs dont les articles ont été retenus qui paient les droits. Mais, dans ce cas, les articles sont ensuite accessibles à tous, dans le monde entier. Certaines revues proposent parallèlement un accès libre en ligne et des abonnements papier. Les modèles sont dans les faits extrêmement variés, comme l’indique le DOAJ, un répertoire des revues en libre accès.

On ne peut manquer d’évoquer aussi les licences nationales, tendance actuelle, qui suppose aussi des frais importants pour l’État.

Forcer le libre accès ?

« Un chercheur isolé ne peut imposer ses conditions » à un éditeur, mais la démarche est plus facile pour un établissement, comme l’indique cette initiative de l’Université de Princeton [6]. Elle est encore plus aisée pour « un État ou, mieux, l’Union européenne ». Des initiatives aux États-Unis, un projet de loi espagnol … j’avais évoqué plusieurs démarches dans un billet, ou encore retenu un projet de loi en Allemagne lors d’une conférence.

En France, une recommandation récente,faite au sein du CNRS [7], vise à obtenir « une libre disposition des articles à des fins non commerciales sur le site des chercheurs et des sites d’archives publiques ». On aurait pu imaginer aussi « (…) d’inscrire dans la loi que les articles de recherche écrits par les fonctionnaires et agents publics, ainsi que ceux qui ont été financés pour tout ou partie par l’argent public, ne peuvent être donnés en exclusivité à un éditeur ».

Des règles sui generis dans le droit d’auteur ?

On peut envisager des durées de protection plus courtes pour des articles scientifiques car justifier la durée pour la nécessité de rémunérer les créateurs, alors que ces derniers n’ont jamais été payés, est un argument sans fondement. Elle l’est encore moins lorsqu’il s’agit d’assurer des revenus à leurs héritiers. En outre, une durée de protection longue multiplie les risques de se trouver face à des œuvres orphelines (d’auteurs ou même d’éditeurs, ce qui peut être le cas, par exemple, de sociétés savantes, introuvables car ayant disparu)[8] [9].

La numérisation ne fait naître aucun droit d’auteur, rappelons-le, si ce n’est un droit au titre du droit des bases de données [10], un droit sui generis, lui aussi, pouvant être avancé par le producteur de la base de données depuis l’adoption d’une directive européenne. Ce droit est accordé au producteur ayant investi de manière substantielle pour constituer sa base de données et pour l’alimenter. Il lui permet de s’opposer à toute extraction substantielle de sa base, d’éléments qui ne sont pas ou ne sont plus protégés par le droit d’auteur.

Il est vrai aussi, comme le note aussi David Monniaux, qu’en matière de droit d’auteur, on note une nette tendance à un accroissement de la protection. Mais on constate aussi un infléchissement, au niveau européen (pour les œuvres orphelines notamment), au niveau international, par des propositions de traités visant à accorder des exceptions au droit d’auteur au bénéfice des personnes handicapées, des bibliothèques, mais aussi l’enseignement et la recherche à l’OMPI.

Par ailleurs, ce souci de renforcer le droit d’auteur qui répond surtout aux préoccupations des industries du divertissement touche forcément d’autres œuvres et il est aberrant d’appliquer les mêmes règles à des créations de nature aussi diverses.

Se passer de droit d’auteur ?

Cette proposition étonnante [11] mérite que l’on s’y attarde. Le droit d’auteur protège la mise en forme originale des idées et non les idées elles-mêmes. Or, ce sont des idées originales que revendiquent les chercheurs. Dans ce cas, une protection par le droit d’auteur, qui bloque la diffusion des publications, n’a pas de sens.

Mais on ne peut manquer de souligner que les idées aussi peuvent être protégées, et de faire un parallèle – osé – avec les innovations techniques protégées par le brevet [12].

Pour être protégée, l’invention doit être déposée. Mais dès lors qu’elle est enregistrée, sa diffusion, large est préconisée. On note aussi avec intérêt que la durée de la protection est plus courte - 20 ans maximum – mais qu’à défaut du paiement d’une taxe pour maintenir l’exclusivité, l’invention tombe dans le domaine public.

Des licences pour se servir d’une idée ? Des achats d’idées qui seraient monnayées ? On pourrait retrouver les mêmes biais[13] que dans le droit d’auteur … à moins d’y prévoir des gardes fous.

Notes et références


[1] Les rapaces de l’édition scientifique, David Monniaux, Libération, 14 décembre 2011

[2] Aux États-Unis, ce chercheur risque 35 ans de prison ; en France, 3 ans de prison et 300 000 euros d’amende (500 000 euros et 5 ans de prison si le délit est commis en bande organisée)

[3] Voir aussi « Open Peer Review » vs « Simple Blind Peer Review », Ari Massoudi, Management of innovation, 22 septembre 2011

[4] C’est le cas des sciences dures ; en ce qui concerne les sciences sociales et humaines, le paysage est plus diversifié, et les publications juridiques, notamment, tendent à rémunérer leurs auteurs.

[5] Online information 2011 ou le pouls du marché de l’information professionnelle, Michèle Battisti, Paralipomènes, 19 décembre 2011

[6] Chercheurs, gardez vos droits : l’Université de Princeton prend le taureau par les cornes, Michèle Battisti, Paralipomènes, 9 octobre 2011

[7] Avis du comité d’éthique du CNRS, Thérèse Hameau, Libre accès à l’information scientifique et technique, 13 décembre 2011

[8] La perche est ainsi tendue pour rappeler qu’une directive européenne pourrait proposer prochainement une solution pour les bibliothèques et d’autres institutions accessibles au public. Pour répondre à leur mission d’intérêt public, elles pourraient diffuser les revues, journaux et magazines faisant partie de leur collection, après une recherche sérieuse mais infructueuse des ayants droit.

[9] Des actions menées aujourd’hui visant à attribuer un numéro d’identification unique à chaque chercheur limiteront considérablement la possibilité de se trouver face à des œuvres orphelines, surtout si les ayants droit ne sont plus couverts par des droits.

[10] Cette précision pour répondre à cette remarque signalant que les « éditeurs invoquent alors d’obscurs droits de numérisation, au fondement légal douteux ». On note aussi que le droit des bases de données, tel qu’adopté en Europe, n’a pas cours aux États-Unis ; mais je gage les articles téléchargés par le chercheur américain étaient encore protégés par le droit d’auteur.

[11] Abattre en Europe « les murs de Berlin » de la culture, Michèle Battisti, Paralipomènes, 21 novembre 2010

[12] Do We Really Need Copyright For Academic Publishing ? Glyn Moody, Techdirt, Dec 20th 2011

[13] En Europe, il ne peut s’agir que d’une innovation technique, ce qui explique que les méthodes commerciales et les logiciels ne soient brevetables qu’aux États-Unis.

[14] Quel dialogue Nord/Sud sur la propriété intellectuelle ? Conférence de Michel Vivant, Michèle Battisti, Paralipomènes, 8 novembre 2010

Paralipomènes

’actualité du droit d’auteur, de la protection de la vie privée, de l’accès à l’information et de la liberté d’expression à partir d’une veille exercée pour l’ADBS (association de professionnels et de l’information) et l’IABD (Interassociation archives-bibliothèques-documentation).


URL: http://paralipomenes.net/wordpress/
Via un article de Michèle Battisti, publié le 8 janvier 2012

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