L’accès à l’information : Focus sur le lobbying des bibliothèques

apple-256263_640Les idées à défendre par les bibliothèques, tel était l’objet d’une conférence organisée les 13 et 14 août 2014 [1]. Se plaçant sur le plan de la politique publique, voilà une préoccupation, bien au-delà du seul droit d’auteur, qui touche la société dans son ensemble.

Penser global et à long terme. Le ton était donné par une décision de la Cour suprême du Canada accordant à une population autochtone le droit de définir les conditions d’utilisation de sa terre si celles-ci ne portent pas atteinte à la nature collective des intérêts pour les générations futures. Dans le domaine de la propriété intellectuelle, pour une « sphère publique mondiale saine », élargissons donc la perspective [2] pour se placer dans un cadre différent où l’avenir de la planète est en jeu, imaginons des alternatives, de nouvelles connexions, etc. Sortir du cadre est souvent indispensable pour faire évoluer des situations de blocage.

Les questions posées

Que le droit, déconnecté des usages, change la donne pour les bibliothèques dans l’environnement numérique, voilà un thème récurrent. Ce fut l’occasion de souligner – à nouveau – la multiplication de zones grises, les difficultés voire des absurdités. Conservation, numérisation de masse, accès, prêt entre bibliothèques, etc., autant de défis pour les bibliothèques – et la société – aujourd’hui. Leur réponse à la récente consultation européenne sur le droit d’auteur a été l’occasion de les présenter.

Les situations varient, certes, selon les pays et le cas britannique, résultat d’un lobbying efficace, a été salué, le pays disposant à présent d’une nouvelle loi donnant des marges de manœuvre plus larges, pour répondre à des buts économiques et sociaux et surtout, retiendrons-nous, où il est interdit de contourner les exceptions au droit d’auteur par des contrats [3].

Le droit d’auteur est le résultat d’une évolution [4], fruit du poids de groupes d’intérêt. Et d’un exposé juridique détaillé, on retiendra que la concession automatique du droit d’auteur, accordée pour des raisons historiques, se traduit souvent par une sous-utilisation des œuvres, que les propriétés fragmentées font obstacle à la raison d’être du droit d’auteur – l’incitation à la création – et se traduisent par une augmentation des usages illicites. Sortir du cadre, une solution ?

S’appuyer sur les exceptions au droit d’auteur ? Aujourd’hui, chaque pays européen choisit les exceptions qui lui conviennent dans la directive européenne et les transpose dans sa loi nationale selon ses propres modalités [5]. Dans d’autres directives (bases de données, logiciels), certaines exceptions sont impératives et ne peuvent pas être contournées par un contrat. Pour les exceptions de la directive sur l’harmonisation du droit d’auteur, ce n’est le cas que dans les pays qui affirment le caractère impératif des exceptions [6] (mais à quoi bon des exceptions, conçues a priori pour répondre à l’intérêt général, si celles-ci peuvent être contournées ?). Que peut imposer un contrat ? La loi de quel pays appliquer ? La question est loin d’être simple. Cet exposé sur l’articulation du droit d’auteur et les contrats a aussi porté Lucie Guilbaut à s’intéresser aux licences collectives étendues, solution pour la numérisation de masse, Europeana en ligne de mire. Ce modèle, bien que rejeté par les textes européens, est adopté dans plusieurs pays, y compris par la France pour les livres indisponibles, présenterait plusieurs avantages. On attend avec impatience l’étude sur la question, en cours de finalisation.

Juridique aussi avec ces œuvres qui, bien orphelines, sont des œuvres protégées et qui représentent un pourcentage non négligeable dans les collections des bibliothèques. Japon, Canada, Hongrie, pays scandinaves, … plusieurs pays disposent déjà d’une législation. Quelle recherche ? Par qui ? Quelles œuvres ? Qui paye ? Qui a accès ? Autant de systèmes différents, mais aussi une proposition de loi abandonnée aux États-Unis, une directive européenne à transposer par les États membres avant le 29 octobre 2014. En Europe, l’Allemagne et le Royaume-Uni se sont déjà dotés d’une loi et une analyse fut faite sur la situation en France.

Juridique encore avec cette question sur l’épuisement des droits des e-books, permettant ainsi de les revendre, donner, prêter, ce qui semblait a priori exclus. Une décision de la Cour de justice de l’Union européenne de 2013 portant sur les logiciels relance une question qui intéresse au plus haut point les bibliothèques [7].

Quel lobbying ?

Telle était la question ce jour-là. Les bibliothécaires ont généralement bonne presse mais, étonnamment, l’on s’étonne qu’ils s’invitent dans les débats juridiques. Pourquoi le droit d’auteur, fondé sur un équilibre entre les droits des créateurs et ceux de la société, serait une question réservée aux seuls auteurs et ayants droits (éditeurs, producteurs, héritiers, etc.) ? Invitons-nous donc.

Au niveau international. Après un traité pour des exceptions au droit d’auteur en faveur des mal voyants de 2013 où bibliothèques et services d’archives ont joué un rôle clé, l’ifla soutient auprès de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (Ompi) une proposition de traité pour des exceptions en faveur des bibliothèques et des services d’archives. Pour les bibliothécaires et archivistes directement impliqués, une réunion du Comité permanent de l’OMPI en décembre 2014 à préparer, une Commission européenne et des gouvernements nationaux de pays développés à convaincre. Tout comme le lobbying au niveau européen, l’action sera souvent menée à la fois sur le front international et national.

Après ACTA, la veille s’impose aussi sur le Tafta, un accord translatlantique, et leTTIP, un accord dans la zone Pacifique, les pays concernés par ces accords ne voulant pas être subordonnés au modèle de propriété intellectuelle imposé par les États-Unis. Le droit d’auteur pourrait faire partie de ces projets d’accords commerciaux dont on ne connaît pas les dispositions, si ce n’est par quelques fuites. Les points négatifs, présentés par l’Electronic Frontier Foundation (EFF) dans une infographie, semblent toutefois nombreux. Le secret est une stratégie adoptée et les fuites une manière de contrecarrer les dispositifs projetés. Acta n’a-t-il pas été bloqué de cette manière en ayant contribué ainsi à alerter le public et les politiciens ? On ne peut manquer de constater toutefois que d’autres accords prennent la suite.

La culture abandonnée aux seules forces du marché ? Des lieux non marchands comme les bibliothèques doivent subsister. Voilà le message à faire passer

Comment ? « S’accrocher à la table de négociation ou la renverser ? » [8]. Les deux, sans nul doute. Pour être entendues au niveau européen, les bibliothèques, à l’instar des ayants droit et d’autres acteurs [9], ne devraient-elles pas être également représentées à Bruxelles ?

Donner son avis. Encore et toujours, en apportant des preuves des blocages rencontrés. Mais 84 réponses seulement au nom des bibliothèques dans les 11 000 réponses à la consultation sur le droit d’auteur de la Commission européenne [10] : une aiguille dans une botte de foin. Et si, pour être écoutées, les bibliothèques donnaient une réponse commune portée par une figure emblématique ? Le message n’aurait-il pas plus de force ?

Négocier. Au niveau régional, des accords ratés comme les Licences for Europe, groupes de travail auxquels Eblida avait participé et qui n’ont pas abouti, la Commission européenne s’arcboutant sur les contrats. Il y eut des accords inutiles, jamais mis en œuvre car déconnectés des réalités [11], tels cet accord-cadre sur les œuvres épuisés conclu au niveau européen en 2011. Une constance à toute épreuve est de mise.

Des pièges à éviter dans les licences, centre d’intérêt s’il en est d’Eblida [12]. Un travail en perpétuel renouvellement, en revanche. Si celles des bases de données et des fournisseurs de revues faisaient, à l’époque, l’objet des travaux, aujourd’hui ce sont celles des réseaux sociaux et du Cloud qui nous intéressent aussi désormais. L’intervention était fondée sur des exemples de clauses favorables ou défavorables (dos and do’nts) retenues après analyse d’une centaine d’accords de licences.

Des modèles transposables comme ces licences nationales en Allemagne où les bibliothèques ont su se doter de standards pour négocier et d’un système pour les faire évoluer ? Des échanges de pratiques, encore et toujours.

Faire campagne. C’est le cas, en ce moment, du « Droit de lire numérique » mis au point par Eblida où slogans, recommandations et documents de fond sont adaptables à la culture de chaque pays (un point fondamental). Outre l’action à mener auprès du Parlement européen, pour contrer le blocage du Conseil de l’UE, il faut convaincre les gouvernements nationaux et s’appuyer sur les associations nationales pour ceci.

« Renverser la table » ? Certains usages seraient « illégaux mais justes », ne causant aucun préjudice aux auteurs ni même aux ayants droit. Un régime de Fair use, un enregistrement des œuvres, une durée des droits de 50 ans, etc. Dans les réponses à la consultation européenne, les bibliothécaires n’ont pas manqué de soutenir des positions « révolutionnaires ».

Une stratégie sur plusieurs fronts 

Donner un avis sur des questions juridiques en étant proactif sur ces questions, se fonder sur des études d’impact pour appuyer ses dires (les commander si elles n’existent pas), s’allier à d’autres acteurs (usagers et clients notamment) pour des actions de lobbying [13], mettre au point des codes de bonnes pratiques en matière de licences qui soient régulièrement actualisés, faire campagne auprès du monde politique et du public au niveau national, régional et international, être sur la brèche de manière permanente et s’en donner les moyens. Une tâche ardue, sans nul doute, mais l’enjeu est de taille.

Ill. Photo Michal Jarmoluk. Pixabay CC0

Notes

[1] « Au-delà du droit d’auteur : les bibliothèques dans la sphère publique » : conférence organisée par l’IFLA et Eblida, associations internationales représentant les bibliothécaires, et la Bibliothèque nationale universitaire de Strasbourg (BNUS).

[2] Voir aussi Lobbying pour les indisponibles et les orphelins, Paralipomènes, 2012

[3] Interdire de contourner les exceptions au droit d’auteur par contrat est une question relevée par les bibliothèques depuis que l’on a constaté (à la fin des années 90) que la directive européenne sur le droit d’auteur serait muette sur la question.

[4] Sur ce sujet : Droits d’auteur, droit du public : une approche historique, Anne Latournerie, L’économie politique, 2004, n°22, 21-33.

[5] Si la transposition « passer » par les fourches caudines du test des trois étapes qui veut1. Qu’il s’agit d’un cas spécial 2. Qui ne porte pas atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre et 3. Qui ne cause pas de préjudice à l’auteur.

[6] Ce serait le cas de la Belgique, du Portugal, de l’Irlande et aujourd’hui du Royaume-Uni.

[8] Vincent Bonnet, Directeur d’Eblida.

[9] Et rejoindre ainsi les 15000 lobbyistes à Bruxelles.

[10] Des consultations qui, selon certaines fuites, seraient biaisées. Les résultats de la dernière consultation sur le droit d’auteur auraient déjà été rédigés avant le délai imparti pour y répondre.

[11]Les licences collectives étendues seraient Inadaptées à la numérisation de masse.

[12] Licencing Digital Resources : How to avoid the legal pitfalls ? Eblida, 2001 (2e édition). Traduction de la 1ère édition (1998) dans Documentaliste-Sciences de l’information, 1999, n°2, 105-112.

[13] Le lobbying réussi des bibliothèques pour obtenir des exceptions au droit d’auteur, lors de l’adoption de la directive européenne sur le droit d’auteur de 2001, ne l’a-t-il pas été par elles ont su conclure une alliance avec les associations de consommateurs ?

Via un article de Michèle Battisti, publié le 1er septembre 2014

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