Une bibliothèque condamnée en Suisse pour la diffusion d’un article en revue interne

TromboneLe 7 avril 2014, le tribunal de commerce du canton de Zürich condamnait la bibliothèque de l’École polytechnique fédérale de Zürich (EPFZ) pour avoir envoyé dans des fichiers attachés des articles protégés par le droit d’auteur. Que retenir de cette affaire résumée et commentée sur le blog Biblio|ê|thique ?

La notion d’extrait d’œuvre

La loi suisse permettrait de reproduire un extrait d’une œuvre pour des fins pédagogiques ou pour information interne au sein d’une institution ou d’une entreprise mais pas l’intégralité de l’œuvre.

Mais, dans le cas d’une revue, l’extrait correspond-il à une partie de la revue dans son ensemble et, dans ce cas, l’autorisation serait donnée pour l’usage d’un ou plusieurs articles de la revue (argument de la bibliothèque suisse) ou doit-on considérer que chaque article est une œuvre (argument des éditeurs scientifiques) et, dans ce cas, l’envoi de l’intégralité d’un article serait interdit ?

Si la première acception avait été retenue par le Tribunal fédéral suisse en 2007, « le marché du pay-per-view [ayant] pris de l’importance depuis, … [les] éditeurs ont redéfini la notion d’œuvre non plus au numéro de la revue mais (…) à celui de l’article pris individuellement car payable individuellement ». Les intérêts économiques auraient donc bien redéfini les contours de l’œuvre.

La revue, le journal dans leur ensemble sont, certes, souvent réputées être des œuvres collectives [1]. Comme l’indique le Syndicat national des journalistes (français) sur son site, « toute exploitation qui entraîne la reproduction et/ou la représentation de la totalité ou d’une partie de l’œuvre collective (reproduction du journal dans son entier, par rubrique), les autorisations préalables de l’éditeur et des auteurs des contributions concernées seront nécessaires ». Par ailleurs, il a été reconnu que les journalistes, les auteurs d’une revue, gardent les droits sur leurs contributions et qu’ils peuvent l’exploiter sous certaines conditions. L’article lui-même est donc bien une œuvre à part entière et toute reproduction partielle – au-delà de la courte citation – demande généralement une autorisation.

Mais il s’agit ici d’une école et on peut imaginer – dans un cadre français – appliquer l’exception pédagogique. Dans un contexte français toujours, à supposer que les éditeurs de presse concernés aient mandaté le Centre français d’exploitation du droit de copie (CFC) pour l’exploitation de leurs œuvres dans un cadre pédagogique -, l’exception ne permettrait pas d’envoyer des articles dans un fichier attaché [2].

Ne pas fournir le même service que celui des éditeurs

Pour le tribunal suisse, les utilisateurs restent autorisés à reproduire les articles dans leur intégralité « s’ils utilisent les photocopieuses voire même des scanners dans les murs ou hors les murs de la bibliothèque ». On considère que « l’effort demandé aux usagers de se rendre sur place pour effectuer les reproductions est raisonnable ».

La bibliothèque de l’EPFZ ayant fait appel, la décision n’est pas définitive. L’article de Biblio|ê|thique rappelle alors que la directive européenne de 2001 sur le droit d’auteur interdit d’envoyer des copies électroniques d’œuvres protégées sous couvert d’une exception [3], qu’il faudra sans doute que la bibliothèque songe à négocier des tarifs « raisonnables » pour continuer à assurer ce service d’envoi électronique, mais que le Tribunal fédéral autoriserait peut-être l’envoi de copies papier, celles-ci « n’offrant pas le même confort d’utilisation que les fichiers originaux et ne constituant donc pas une concurrence sérieuse aux service des éditeurs ».

En France, l’envoi de copies papier serait autorisé s’il se fait à titre gratuit, sous certaines conditions et sous réserve d’une déclaration ad hoc auprès du CFC. Pour l’usage électronique, hors usage pédagogique, le CFC propose bien des contrats spécifiques, mais ceux-ci ne permettent qu’une visualisation sur intranet des articles de presse et une copie papier pour son propre usage par celui qui les visualise (conditions définies par le contrat et sous réserve de déclaration, bien sûr).

« Repenser la société de l’information »

À l’heure même où Eblida et l’IFLA et la Bibliothèque nationale universitaire de Strasbourg organisaient une conférence sur le lobbying destiné à maintenir un accès à l’information à leurs utilisateurs, « comment fournir, en effet, aux usagers un accès équitable, rapide, économique et efficace à l’information et aux idées, indépendamment des supports qui les contiennent » ? Comment expliquer qu’il faille se déplacer pour faire des copies à ses chercheurs ou à des personnes handicapées, par exemple ? Imaginer que ceux-ci accepteraient de payer pour ce service de pay per view des éditeurs est illusoire. C’est l’institution à qui le débours serait demandé.

Or, imaginer que la bibliothèque qui a déjà payé – souvent des sommes très importantes – pour accéder aux publications scientifiques risque fort d’être un vœu pieux. Pourquoi les sommes conséquentes déjà versées ne pourraient-elles pas également couvrir l’envoi ponctuel en ligne, lorsqu’il s’agit d’usagers de la bibliothèque, ici, j’imagine les étudiants et les chercheurs de l’établissement ? Se placer donc dans un cadre contractuel – aux usages négociables – et non dans celui des exceptions au droit d’auteur, non approprié dans ce cas ? Il s’agit d’intérêt public ici et l’enjeu est de taille.

Sources

 


[1] Selon l’article L 113-2 du Code de la propriété intellectuelle, dans une œuvre collective, la contribution personnelle des divers auteurs participant à son élaboration se fond dans l’ensemble en vue du quel elle est conçue sans qu’il soit possible d’attribuer à chacun d’eux un droit distinct sur l’ensemble réalisé. Par ailleurs, celui qui a pris l’initiative de d’éditer, de publier et de divulguer l’œuvre collective a des droits sur l’ensemble.

[2] Les extraits d’œuvres reproduits (ce qui peut représenter les articles dans leur intégralité, dans la limite de 2 articles, sachant que ceux-ci ne doivent pas représenter plus de 10 % de la pagination totale du périodique qui les propose) ne peuvent être utilisés qu’en classe et la mise en ligne sur des sites intranet/extranet doit répondre à des conditions très particulières. Détails : Droit d’auteur et exception pédagogique, Edusol.

[3] Selon le considérant 40 de la directive européenne, « les États membres peuvent prévoir une exception ou une limitation au bénéfice de certains établissements sans but lucratif, tels que les bibliothèques accessibles au public et autres institutions analogues, ainsi que les archives. ( …) Cette exception ou limitation ne doit pas s’appliquer à des utilisations faites dans le cadre de la fourniture en ligne d’œuvres. »

 

Via un article de Michèle Battisti, publié le 19 août 2014

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