La veille sous une pluie de droits


Aborder la veille sous un angle juridique, tel était l’objet de mon intervention à Cogito, salon de l’intelligence économique qui s’est tenu le 2 octobre 2012 à Strasbourg. Au regard du temps imparti (45 minutes), il s’agit d’un simple examen de quelques outils de la veille au regard de certains droits (voir ma présentation ppt).

Lors de cet exposé, ici résumé, l’attention a été donnée à trois domaines particulièrement sensibles : les œuvres protégées par le droit d’auteur, les données personnelles, les données secrètes ou confidentielles [1].

Une pratique à risque ?

Dans sa pratique professionnelle, on peut enfreindre plusieurs lois. En voici une liste relevée dans la proposition de loi protégeant le secret des affaires déposée en novembre 2011[2] afin de compléter un dispositif jugé insuffisant pour protéger les entreprises.

On y ajoutera les droits protégeant la personne contre l’atteinte à la vie privée, à l’honneur, à la réputation, à l’image, … et divers autres cas où la responsabilité peut être engagée, pour faute ou négligence, ou non respect des engagements contractuels, par exemple.

Par ailleurs, si l’information, selon une présentation souvent faite, prend des couleurs blanche, lorsqu’elle est légale, grise lorsqu’elle est légale mais plus difficilement accessible, ou noire lorsqu’elle est illégale, je l’imagine volontiers aux couleurs bien plus nuancées et bigarrées.

Voilà quelques généralités pour introduire un discours mettant l’accent sur deux étapes : la collecte et la fourniture d’informations.

Sourcing au défi du droit

Des plaquettes dans les salons pour analyser le positionnement d’une entreprise et son image, de l’information glanée auprès de clients et de fournisseurs ou encore via les appels d’offre, la plupart des informations nécessaires, dit-on, sont librement accessibles. S’aventurer volontairement dans la zone noire pour collecter l’information n’est pas nécessaire.

Il en est de même sur les réseaux, où des outils grand public et faciles à utiliser (moteurs, alertes, … ou simples nuages de tags) s’avèrent extrêmement utiles voire suffisants dans de nombreux cas.

Toutefois, certaines pratiques comme l’aspiration d’un site ou d’autres, a priori plus anodines, pourraient s’avérer périlleuses.

Collecter des donnés : un vol ?  

On constate, en fait, que la notion de vol d’informations est un concept qui a du mal à émerger, surtout lorsque la copie des informations se fait sans subtiliser un support. Par ailleurs, si l’extraction d’une base de données, à l’origine de nombreux procès, peut être sanctionnée, l’analyse juridique porte sur la nature et l’importance de information diffusée et non sur la collecte qui a précédé la diffusion. Et, lorsqu’on utilise une information perdue, ou dévoilée par défaut de protection adéquate, ce seront les salariés ou les personnes à l’origine de la fuite qui seront sanctionnés.

L’intrusion informatique, rarement évoquée, pourrait être alléguée. La loi Godfrain sanctionne bien le maintien frauduleux dans un système informatique (à distinguer de la surveillance furtive d’un site ?). Mais dans les quelques procès repérés, seul le préjudice consécutif à l’intrusion semble avoir retenu l’attention des juges et, dans un procès fait à un veilleur, celui-ci a été relaxé, la preuve du préjudice n’ayant pas êté apportée.

Tisser des fils RSS : une pratique de veille banale qui met en jeu la responsabilité contractuelle

Ce sera le cas lorsque les fils RSS sont fournis en échange d’un abonnement payant. Mais même lorsque les fils sont proposés sans contrat à signer, il ne faudrait pas modifier l’ordre de passage des informations ni la manière dont elles sont diffusées, sous peine d’assumer la responsabilité d’un éditeur et d’être poursuivi en cas de diffusion illicite.

Vous ne modifiez jamais vos fils RSS ? Mais si. Les outils mis à votre disposition sont de plus en plus sophistiqués. Il suffit d’évoquer Yahoo Pipes, un outil aujourd’hui banal, qui permet « de fusionner, dédoublonner, tronquer …. » plusieurs fils, voire plus, …. Eh oui , copier.

De toute manière, même simple hébergeur, pour votre Netvibes utilisé de manière classique par exemple, une qualification qui engage une responsabilité plus limitée, des obligations pèseront sur vous, comme l’indique ce procès récent fait à Dailymotion.

Le Content Mining au risque du droit d’auteur ?

Lire un article de presse, un livre blanc ou tout autre document n’est plus nécessaire car la valeur se trouve dans les données et les métadonnées élaborées pour donner du sens et non plus dans reproduction et la représentation de l’œuvre. Il n’y aurait donc plus d’atteinte au droit d’auteur. Or, il n’en est rien et il peut même y avoir atteinte à d’autres droits.

Qu’il soit ou non à un accès réservé, on constate, en effet, qu’il y a des contrats à respecter pour accéder à un corpus afin d’en analyser les données, mais aussi pour l’utiliser. D’autres contrats sont à négocier avec soin pour héberger les données recueillies et ce, quel que soit le type d’outsourcing choisi, dans le Cloud ou ailleurs.

Dans le cadre de cette activité, puisque les documents font l’objet de plusieurs copies, on pouvait imaginer s’appuyer sur l’exception au droit d’auteur accordée aux copies techniques provisoires et accessoires. Mais cette exception n’est admise que pour les copies générées automatiquement et dont la durée de vie est limitée à ce qui est techniquement nécessaire. La copie ultime, celle qui est conservée, est redevable de droits.

Par ailleurs, si l’indexation, qui consiste à caractériser les idées contenues dans un texte ou un ensemble de données par plusieurs mots-clés, peut être librement entreprise, il n’en est pas de même pour la reproduction d’extraits d’œuvres. Or, on se trouve très facilement face à un extrait comme le souligne (si besoin était) un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) pour qui plusieurs séries de 11 mots du même texte est une reproduction partielle et non une citation.

On mentionnera aussi les logiciels utilisés pour les opérations de datamining dont les conditions d’utilisation, définies par contrat, doivent être respectées. Outre le droit des bases de données déjà évoqué, on rappellera que ces masses de données peuvent comporter des données à caractère personnel et, dans ce cas, des obligations doivent être respectées au regard de la loi Informatique et libertés (une collecte loyale, une information des personnes concernées, des formalités spécifiques auprès de la CNIL, …).

Livrables sous l’œil juridique

 

La légalité n’est pas toujours au rendez-vous non plus lorsque l’information collectée est diffusée. Au regard du droit d’auteur notamment, lorsqu’on choisit de réaliser sa revue de presse avec des outils du web 2.0, l’exemple que nous avons retenu.

« Veiller sans vous fatiguer  » avait-il été annoncé pour présenter Tumblr. Conçu pour « partager ses trouvailles du web », on y rapatrie volontiers ses découvertes que l’on « reblog » tout aussi volontiers sur d’autres Tumblr, sans se préoccuper de savoir si celles-ci sont ou non protégées par le droit d’auteur.

On alimentera facilement et automatiquement son compte Tumblr en rapatriant via un fil RSS un lien (oui), un résumé (plus risqué), des textes sans titres (au grand dam du droit moral, obligeant à citer l’auteur), ou encore des photos ce qui est particulièrement dangereux, la plupart d’entre elles étant protégées par le droit d’auteur.

On a pu constater toutefois que certaines photos ne pouvaient pas toujours être rebloguées dans leur intégralité. Doit-on considérer que des protections techniques aient été mises pour servir de gardes fous ?

Avec Scoop-it, outil de curation, un simple clic permet de reproduire dans sa revue presse un titre muni d’un lien vers le site source, mais aussi les premières lignes du texte et la photo qui l’accompagne. Or les premières lignes ne peuvent pas être reproduites au titre de la citation, exception au droit d’auteur, qui ne peut être alléguée que pour appuyer une analyse faite à des fins d’information, de critique, à des fins pédagogiques.

Alors certes cette possibilité a été reconnue par un juge dans un procès récent, opposant Le Bien Public à Dijonscope. Mais celle-ci est une entreprise qui disposait de plusieurs journalistes et dans cette décision planait l’exception admise pour la « revue de presse » et ce bien que le produit proposé fût identique à celui d’un service de veille. On pourrait s’appuyer, en revanche, sur un très vieux procès, des années 80 opposant Le Monde à Microfor société qui proposait des références d’articles accompagnés de quelques lignes. Dans ce cas, il a été reconnu que les citations pouvaient être incorporées dans la base de donnés Microfor, celle-ci constituant ainsi l’œuvre seconde exigée par l’exception accordée aux citations. .

Quand le modèle économique s’invite

Titre, lien, indexation, voire plus pourraient être autorisés. Or, le lien considéré comme devant être autorisé dans la plupart des cas est sous les feux de la rampe aujourd’hui. Après les universités canadiennes qui avaient accepté par contrat de payer pour les liens proposés dans la veille envoyée à leurs étudiants et à leurs enseignants, la décision d’un tribunal du Pays de Galles de faire payer à un agrégateur de presse les titres munis de liens à des articles librement consultables sur le web qu’ils envoient à leurs clients, voilà que l’on reparle d’une taxe appliquée aux liens proposés par les moteurs de recherche. Proposée en Allemagne et en France, la loi n’est pas encore adoptée, mais il convient de se demander qui seront précisément les acteurs concernés par le paiement de la taxe et ceux qui en bénéficieront.

Les illustrations : très protégées, très partagées

C’est tout le paradoxe, particulièrement criant lorsqu’il s’agit d’images. Souvent originales, soit marquées de l’empreinte de leur auteur, les images sont généralement protégées par le droit d’auteur, mais aussi en raison des personnes, voire des biens qui y sont représentés.

Pas de droit de citation appliqué à l’image, pour les juges français. Google, il est vrai, s’est vu s’est vu reconnaître le droit de faire apparaître les photographies sous forme vignettes, mais ce droit lui a été accordé en tant qu’hébergeur. Il lui incombe donc de supprimer toute image qui serait apparue de manière illicite.

Pourtant, en dépit d’une large protection, on voit fleurir les images sur les réseaux (Facebook, Pinterest, Tumblr, …), à des fins d’information, à des fins pédagogiques, ou tout simplement pour partager un coup de cœur, soit à des fins estimées louables. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit de contrefaçon au regard du droit d’auteur. Ces images, ces textes … largement diffusés ne le seraient légalement que lorsque des licences libres, à l’image des licences Creative Commons y sont appliquées. Encore faut-il que les conditions contractuelles de ces licences soient respectées !

Des règles nombreuses et inadaptées

Les règles traditionnelles du droit d’auteur peinent indéniablement à être respectées. Quelques solutions émergent. Ainsi, indiquer que l’on accepte que son œuvre soit partagée (opt-in), c’est ce permettent les licences Creative Commons, par exemple. Mais ces licences ne couvrent encore qu’un nombre très limité d’œuvres.

On pourrait, bien sûr, envisager de recourir à la technique et considérer que toute image ou tout texte non bloqués techniquement, procédure à laquelle recourent déjà certains comme on l’a constatée, soit considérés comme pouvant être rediffusés. Ce système d’opt-out sera sans doute jugé trop radical.

Force est de constater, pour l’instant, que les œuvres circulent au mépris du droit qui, rendu trop complexe par les nombreuses couches de droits successives, ne peut plus être respecté. Imaginer un droit 2.0, adapté à un nouvel environnement, tel est donc l’objectif à viser aujourd’hui.

De toute manière, la prise de risque pour certaines pratiques est inévitable, les frontières juridiques n’étant pas toujours clairement dessinées (elles ne le seront d’ailleurs jamais totalement). Zone blanche, zone grise, zone noire, avions-nous indiqué en introduction pour l’information, ce qui peut être aussi appliqué aux pratiques. On peut d’ailleurs imaginer en entreprise des matrices plus précises, évaluant non seulement le risque juridique mais aussi le risque judiciaire des pratiques de veille : un domaine de choix pour la veille juridique, cette fois-ci

Ill.1 Figures of justice. Clearly Ambiguous. Flickr CC by

Ill.2 Façade de la gare d’Helsinki. Galactinus. CC by-nc-sa

[1] Stérin (Anne-Laure) et Battisti (Michèle), Des données et des droits, Documentaliste-Sciences de l’information, n°3/2012

[2] Une proposition de loi qui n’a pas été adoptée. Savoir plus : La loi sur le secret des affaires est un pansement sur une jambe de bois, Jean-Jacques Urvoas, Le Monde, 27/02/12.

 

Paralipomènes

’actualité du droit d’auteur, de la protection de la vie privée, de l’accès à l’information et de la liberté d’expression à partir d’une veille exercée pour l’ADBS (association de professionnels et de l’information) et l’IABD (Interassociation archives-bibliothèques-documentation).


URL: http://paralipomenes.net/wordpress/
Via un article de Michèle Battisti, publié le 7 octobre 2012

©© a-brest, article sous licence creative common info