Repenser le financement de la création à l’ère du numérique

Compte rendu Festival Libre Accès 2010

Un article repris du blog S.I.lex Au croisement du droit et des sciences de l’information. Carnet de veille et de réflexion d’un bibliothécaire publié sous licence Cretaive commons by

Dimanche dernier, le collectif Libre Accès organisait avec le soutien de la mairie du IIème arrondissement de Paris une après-midi d’étude consacrée aux modèles innovants de financement de la création à l’ère du numérique.

Hadopi en France, Rapport Gallo en Europe, ACTA au niveau international : une idéologie de plus en plus pesante du droit d’auteur s’acharne à défendre coûte que coûte un modèle économique essentiellement basé sur le contrôle de la copie des oeuvres après leur publication. A un moment où l’évolution technologique démultiplie les possibilités de reproduire et d’échanger des copies parfaites, un tel système ne peut se maintenir qu’au prix d’un durcissement constant des lois et d’un déséquilibre du droit d’auteur, qui menace à présent directement l’exercice des libertés publiques.

Même si l’on condamne cette surenchère répressive, on ne peut faire abstraction de la question du financement de la création. Internet brouille la frontière entre professionnels et amateurs et favorise l’émergence massive de contenus, mais il n’est pas possible de penser une économie du partage qui ne produirait pas une valeur dont pourrait bénéficier les créateurs.

Pour tenter de sortir de ces « chemins qui ne mènent nulle part », Libre Accès proposait de dresser un panorama de projets et d’expériences explorant de « nouveaux modèles économiques fondés sur l’accès à la création, sans compromettre la liberté des internautes ».

Don, mécénat, micro-financement, crowdfunding, contribution créative, indemnisation : les schémas sont nombreux et se cherchent encore, mais tous interrogent profondément le modèle juridique classique des droits d’auteurs. C’est surtout cet aspect du lien entre le juridique et l’économique qui a retenu mon attention et que je vous propose de creuser dans ce billet à partir de mes notes.

Déplacer le centre de gravité du financement

Dans le processus créatif, la publication constitue un moment essentiel qui met en contact l’oeuvre et son public. C’est aussi un temps fort du point de vue juridique, puisque l’auteur cède alors ses droits à un intermédiaire, en échange d’une rémunération et de l’obligation d’exploiter et de diffuser son oeuvre. Le modèle classique s’attache à contrôler l’usage des créations une fois qu’elles sont publiées, par le biais du monopole d’exploitation dont bénéficient les auteurs.

Or la publication constitue aujourd’hui un moment critique, qui marque une perte de contrôle des créateurs et des industries culturelles sur les contenus. Plusieurs des projets alternatifs présentés prennent acte de la quasi-impossibilité de contrôler à l’heure du numérique l’usage des œuvres pour déplacer le centre de gravité du financement en amont de la publication, plutôt que de chercher à rétablir par le biais de verrous numériques ou de dispositions répressives le contrôle de la copie.

Yooook par exemple est un service qui renouvelle d’une certaine façon le système de souscription qui permettait de financer la publication des revues au siècle dernier. L’idée est de fournir aux créateurs des outils pour rassembler des soutiens autour du projet de création d’une oeuvre. Adaptée à tous les types de médias, de la musique aux textes en passant par le logiciel, la plateforme Yooook permet d’appeler le public à contribuer au financement d’une oeuvre de manière originale. Les créateurs, au moyen d’une jauge graduée, indiquent des stades de financement qui, s’ils sont atteints, aboutiront à une libération plus où moins grande des oeuvres. Si on prend l’exemple d’un album, un premier stade de financement atteint déclenchera la publication d’un single, un deuxième stade celui d’un nombre plus important de chansons, jusqu’au dernier stade où l’album sera libéré complètement et placé sous une licence libre Creative Commons afin que la musique puisse circuler librement. La plateforme lie ainsi de manière intéressante modèle économique et modèle juridique.

Ululeest un autre projet français de micro-financement, qui permet de créer un profil présentant un projet et d’appeler une communauté à effectuer des dons en vue de sa réalisation. Pour inciter les individus à contribuer, la plateforme autorise les porteurs de projets à mettre en place des contreparties dont pourront bénéficier les donateurs qui se montreront les plus généreux. Le réalisateur d’un film pourra par exemple offrir une place en avant première pour les dons atteignant 15 euros, un DVD à 30 euros et un costume ayant servi lors du tournage pour les dons de 50 euros.

Aussi bien Yoook qu’Ulule misent sur la force des réseaux sociaux, type Facebook, Twitter ou Myspace, pour faire émerger des communautés d’intérêt et bénéficier de l’effet viral de la recommandation.

Shagaï, troisième projet présenté, applique ce modèle dans un champ plus inattendu, celui de l’art contemporain. Le site est avant tout un projet artistique qui offre à des créateurs des « espaces hors sol de création » pour développer des oeuvres, conçues comme des works in progress. La plateforme utilise les outils fournis par Yoook pour organiser un système de mécénat en ligne. Mais l’originalité de Shagaï est d’inciter à des formes de contributions du public qui ne se résument pas à des versements financiers.L’artiste Hélène Agofroy propose par exemple aux internautes de contribuer à la constitution du décor d’un film en prêtant les meubles correspondants aux différentes scènes. On est alors proche d’une co-production de l’oeuvre entre le créateur et son public.

Prêter un bout de chez soi pour contribuer à ce qu’un film existe, c’est possible avec Shagaï.

De la même façon que les trois autres modèles, MooZarprend acte de l’impossibilité du contrôle de la copie, mais déplace la question du financement en aval de la circulation des oeuvres. Il propose en effet une « plateforme de réconciliation » entre les créateurs et les internautes. MooZar permet aux titulaires de droits de s’enregistrer sur sa plateforme et de le mandater afin de transiger à leur place avec les internautes pour éteindre les plaintes qui pourraient naître du partage illégal des oeuvres. Les utilisateurs peuvent ensuite venir faire des dons sur MooZar pour soutenir un artiste ou leur verser une indemnité d’un montant fixé par les titulaires de droits. Le système est à vrai dire assez étrange, puisqu’il s’articule d’une certaine manière avec le système répressif pour inciter les internautes à soutenir la création. Sachant qu’une telle formule a forcément une limite juridique, puisque les titulaires de droits peuvent mandater MooZar pour transiger en matière civile, mais qu’il ne peuvent pas le faire pour le volet pénal s’attachant aux actes de contrefaçon commis en ligne.

Reconstruire une économie autour du don

Le système classique de financement de la création a pour pivot essentiel la propriété intellectuelle : c’est par le biais de l’autorisation préalable que l’auteur et ses ayants droit peuvent monnayer des usages qui relèvent de leur monopole exclusif d’exploitation. La seconde table-ronde présentait des initiatives centrées sur le don qui se proposent au contraire de dé-corréler financement et droit d’auteur.

Deux exemples portaient sur le soutien aux sites d’information et aux blogs, question centrale à un moment où la presse peine à trouver un modèle économique en ligne et où certains acteurs, comme Le Monde, font machine arrière pour rétablir un paiement à l’accès à l’information.

MCN est un système de micro-financement lancé par le site Rue89 pour mettre en place une boîte à outils permettant de mettre en relation des projets avec des donateurs dans le domaine de l’information en ligne. L’idée consiste à permettre aux internautes d’effectuer des micro-soutiens ponctuels ciblés sur un site ou de consentir des dons réguliers tous les mois qui pourront être partagés entre plusieurs projets. MCN ne sera pas réservé au site Rue89, mais ouvert à d’autres projets, sélectionnés par un comité indépendant, de manière à mutualiser les coûts de transaction et d’infrastructure.

Kachingled e son côté est une autre plateforme de soutien en ligne existant depuis 2004 et qui commence à s’implanter en Allemagne et en Autriche pour le financement des sites et blogs d’information. Kachingle propose une solution simple permettant aux blogueurs d’afficher par le biais d’un widget un médaillon sur leur site sur lequel les internautes peuvent cliquer pour apporter leur soutien. Il est invité alors à souscrire un abonnement de 5 euros par mois sur un compte Kachingle. Un internaute peut cliquer sur plusieurs médaillons afin d’apporter son soutien à plusieurs de ses sites favoris. Les médaillons comptabilisent son trafic mensuel sur ses sites et, à la fin du mois, Kachingle répartit les 5 euros déposés entre les sites en fonction des visites mensuelles.

Lancé par l’un des porte-parole du site The Pirate bay, Flattrest un service de micropaiement qui repose sur un principe similaire, mais pouvant ‘appliquer à n’importe quel site internet, à la manière des boutons de partage de réseaux sociaux. Un bouton Flattr permet aux internautes de manifester leur soutien à un site. A la fin du mois, Flattr fait le compte des soutiens apportés et réparti entre tous les sites soutenus une somme fixe décidée à l’avance par l’internaute, de manière à maîtriser la dépense.

La SARD (Société d’Acceptation et de Répartition des Dons) est une initiative française lancée l’année dernière visant à faire émerger une structure pour donner corps à l’idée de mécénat global. Le modèle prend la forme d’une association, mais ressemble dans son principe à une société de gestion collective, qui permettrait aux particuliers, mais aussi à de grands donateurs comme les FAI ou les opérateurs télécom d’effectuer des dons. Pour respecter le principe du mécénat global, les dons des particuliers pourraient soit être fléchés vers des artistes en particulier, soit être versés au pot commun de la société et répartis entre ses membres. Le but de la SARD est de montrer qu’un système de financement alternatif peut être mis en place sans qu’aucune réforme législative soit nécessaire.

La discussion qui a suivi la présentation de ces projets a permise de faire émerger plusieurs problématiques. Ces systèmes de dons sont largement dépendants des mécanismes de paiement sécurisés en ligne et actuellement, c’est PayPal qui tend à s’imposer en la matière. Or, ce service ponctionne une part non négligeable des transactions qu’il permet d’opérer et il ne fonctionne pas à partir de tous les pays, notamment l’Afrique où, pourtant, le besoin de financement alternatif de la création est fort. La fiscalité du don est également un problème, en raison notamment des disparités des législations entre les pays. La définition juridique du don n’est pas non plus sans soulever des difficultés, en particulier lorsqu’il s’agit de savoir si le don peut s’accompagner ou non de contreparties. Enfin, la multiplication de ces systèmes de microfinancement nécessiterait que soit mis en place une solution d’interopérabilité entre les plateformes, qui reste à construire.

Nouveaux intermédiaires et nouvelles médiations

La dernière table ronde consacrée au nouveaux rapports entre le public et les auteurs fut plus polémique. Je ne vais pas chercher à rendre compte de tous les débats (une retranscription intégrale sera proposée par Libre Accès), mais je voudrais insister sur la question du renouveau du rôle des intermédiaires.

Dans le modèle traditionnel de financement de la création, les intermédiaires – producteurs ou éditeurs – jouaient un rôle important en avançant les sommes nécessaires aux artistes pour créer, en échange d’une cession de leur droit. Le profit était ensuite réalisé par ces intermédiaires en contrôlant la copie après la publication. Pour permettre à des artistes de percer, il fallait parfois attendre de longues années, pendant lesquelles l’intermédiaire assumait volontairement une perte financière et un risque important, le temps que l’artiste construise son œuvre.

C’est ce modèle de financement sur un temps long qui est aujourd’hui compromis par le partage des œuvres en ligne. Par ailleurs, le tempo de la création avec l’irruption du numérique et du web 2.0 permet à une nombre beaucoup plus important d’individus de se faire créateurs, en dehors des circuits professionnels. Les contenus en ligne sont aujourd’hui largement autant produits pas le public directement que par les artistes.

Cette évolution marque le passage d’une économie de la rareté à celle de l’abondance, dans laquelle la valeur se déplace des contenus vers l’attention que les individus sont susceptibles d’y porter, compte tenu du temps limité dont ils disposent.

Dans ce modèle, le rôle des intermédiaires est loin d’être compromis, car il est illusoire de croire que le public pourra entrer directement en contact avec les créateurs lorsque les œuvres foisonnent. Les intermédiaires doivent repenser leur rôle et se poser en médiateur entre les créateurs et le public. Les producteurs et éditeurs ont très largement perdu le pouvoir de « filtrer » la création en amont, en décidant qui sera susceptible d’acquérir un statut de professionnel parmi les artistes.

Intermédiaire d’un genre nouveau, les Editions Kitsuné s’appuient sur une communauté impressionnante.

Si des intermédiaires sont encore nécessaires, ce sera pour permettre à des artistes de se rendre visibles parmi la profusion des oeuvres, en faisant émerger des communautés sur les réseaux. L’un des participants de la dernière table ronde, les Editions Kitsuné, spécialisé dans la musique électronique, représentait un exemple de la forme que pourraient prendre ces nouvelles médiations. En plus d’être un label musical indépendant, Kitsuné a diversifié ses activités (création d’une ligne de vêtements, organisation d’évènements). L’éditeur assure aussi la promotion en ligne des artistes qu’il soutient auprès des communautés musicales sur les réseaux sociaux, comme Myspace. Le profil Myspace de Kitsuné regroupe plus de 80 000 fans, formant un vivier considérable, auprès duquel des actions de médiation peuvent être lancées à une large échelle.

Dans ce modèle, des copies peuvent être encore vendues (comme des vinyles par exemple, qui possèdent une valeur en tant qu’objet), mais l’intermédiaire dispose de suffisamment de formes de revenus pour en pas avoir besoin d’un contrôle total de la copie. A la rigueur, on peut même imaginer que le modèle de financement n’a plus besoin de la propriété intellectuelle pour fonctionner, dans la mesure où les actes de soutien financier (y compris l’achat de copies) s’analyseront comme des contributions volontaires, favorisés par la médiation orchestrée par l’intermédiaire. A l’ère de l’abondance et de la recommandation, l’intermédiaire a même intérêt à ce que l’oeuvre puisse circuler librement.

L’ampleur des pratiques de partage et de création directe des œuvres en ligne montre que le public a déjà évolué vers une nouvelle forme de relation aux contenus et à la culture. Reste à savoir si les intermédiaires sont prêts à accomplir la révolution professionnelle qui leur permettra d’accompagner ce mouvement plutôt que l’affronter .

Posté le 11 juillet 2010

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