Street Art et liberté de panorama : et si on arrêtait la désinformation ?

En marge des élections législatives, il s’est produit la semaine dernière un incident qui mérite que l’on s’y attarde, surtout quand on voit la manière dont il a été traité dans la presse. Le graffeur C215 a dénoncé l’utilisation qui était faite d’une de ses fresques par le comité électoral du parti « En Marche » du 13ème arrondissement. Une photographie de l’oeuvre a en effet été reprise comme bannière sur les profils Twitter et Facebook du comité, avec l’ajout du slogan « En marche ! » en travers (voir ci-dessous).

Le post Facebook de C215 a été relayé plusieurs centaines de fois et il a soulevé une vague de commentaires de la part des internautes en soutien à l’artiste. Devant le bad buzz qui commençait à se lever, le comité électoral d’En Marche a d’abord cherché à faire valoir qu’il voulait « rendre hommage » au travail de C215, dont beaucoup d’oeuvres ornent les murs du 13ème arrondissement. Mais il a fini sous la pression par retirer les images, non sans avoir eu visiblement des échanges assez âpres avec l’artistes, qui dit même avoir été insulté et menacé

Une question de liberté de panorama, vraiment ?

Tout ceci est navrant, mais c’est sur les arguments juridiques avancés par C215 que je voudrais revenir, ainsi que sur la manière sont l’affaire a été traitée dans la presse. L’artiste fait ici valoir une violation de son droit d’auteur, mais il ajoute dans son post : « Il nous faut défendre le droit de propriété intellectuelle des artistes face au droit de panorama avec la société des auteurs dans les arts graphiques#adagp afin que ce type d’abus n’ait plus lieu !!!!« .

Cette phrase fait référence au débat qui a eu lieu l’an dernier au Parlement au moment du vote de la loi République numérique, à propos de la liberté de panorama : une exception au droit d’auteur qui permet de réutiliser des oeuvres lorsqu’elles sont situées de manière permanente dans l’espace public. Cela concerne généralement des bâtiments couverts par le droit d’auteur des architectes, des sculptures, mais aussi potentiellement des oeuvres de street art. La plupart des pays européens disposent d’une exception au droit d’auteur pour que l’image de ces oeuvres puissent être réutilisées, considérant autrement que l’on aboutirait à une forme de « privatisation » de l’espace public si on laissait les principes du droit d’auteur s’appliquer complètement.

La discussion au Parlement sur la question a été particulièrement vive, avec notamment de fortes pressions de l’ADAGP (sorte de SACEM dédiée à la gestion des droits des artistes dans le domaine des arts graphiques et plastiques) qui a fait campagne contre l’introduction de la liberté de panorama dans le droit français. Finalement, c’est une solution de compromis qui a été adoptée avec une forme de « semi-liberté de panorama », qui permet la réutilisation des oeuvres situées dans l’espace public, mais uniquement par des individus et à condition qu’il n’y ait pas d’usage commercial.

Violation du droit moral de l’artiste

Or ici, C215 explique que ce qui lui arrive justifie de continuer à lutter contre le « droit de panorama » qu’il oppose au « droit de propriété intellectuelle des artistes », comme si c’était sa négation et la porte ouverte à tous les abus. C’est déjà inexact sur le plan de l’état du droit en France, étant donné que la nouvelle exception n’est pas utilisable par les personnes morales comme l’est le comité électoral d’En Marche dans le 13ème arrondissement. Mais même si l’exception était ouverte aux personnes morales (ce qui mon sens devrait être le cas), l’usage que C215 dénonce ici ne serait pas licite.

Car en réalité, on est ici typiquement en présence d’une forme de réutilisation susceptible de mettre en cause ce que l’on appelle le « droit moral » de l’auteur. Ce mécanisme protège la personne de l’auteur à travers son oeuvre et s’oppose à ce qu’on « dénature » celle-ci en lui apportant des modifications ou en l’utilisant dans un contexte non approuvé par l’auteur. La convention de Berne, qui fixe les grands principes du droit d’auteur au niveau mondial, parle du droit moral en ces termes :

Indépendamment des droits patrimoniaux d’auteur, et même après la cession desdits droits, l’auteur conserve le droit de revendiquer la paternité de l’œuvre et de s’opposer à toute déformation, mutilation ou autre modification de cette œuvre ou à toute autre atteinte à la même œuvre, préjudiciables à son honneur ou à sa réputation.

On peut dire ici que l’ajout du slogan en travers de la photographie de la fresque, de même que l’utilisation comme bandeau dans un contexte électoral, constituent des « déformations » ou « mutilations » de l’oeuvre qui portent atteinte à la réputation de l’auteur, dans la mesure où elles peuvent laisser penser que l’artiste soutient le parti En Marche ou qu’il s’associe à ses idées. C’est donc typiquement un cas de violation du droit moral du créateur et on peut citer de la jurisprudence en ce sens sur les détournements d’oeuvres à des fins électorales.

Or ce qu’il faut bien comprendre, c’est que personne ne défend une liberté de panorama qui permettrait ce type de détournements. Beaucoup d’associations promouvant le Libre et les Communs (comme Wikimedia France) ont estimé que le législateur n’avait pas été assez loin l’an dernier et qu’il aurait dû consacrer une liberté de panorama pleine et entière, autorisant les usages commerciaux et ouverte aux personnes morales. Mais même si la loi avait été jusque là, cela n’aurait pas rendu licite la réutilisation opérée ici par le parti « En marche ». Car les exceptions n’abolissent pas le droit moral des auteurs qui doit continuer à être respecté, même lorsqu’on réalise un usage qu’elles couvrent. C’est le cas par exemple pour l’exception de citation, qui ne dispense pas que l’on cite correctement le nom de l’auteur et que l’on indique la source de l’oeuvre à laquelle on emprunte. Et c’est même le cas pour l’exception de parodie, qui permet que l’on « déforme » une oeuvre à des fins humoristiques, mais pas au point de faire endosser à l’auteur original des idées auxquelles il n’adhère pas.

C215 se trompe donc de cible dans sa réaction, car la liberté de panorama, et plus largement les exceptions au droit d’auteur, ne sont nullement la « négation » des droits des créateurs, mais des mécanismes d’équilibrage du système qui concilient droit d’auteur et droits du public. Or c’est typiquement ce que contestent aujourd’hui des sociétés comme l’ADAGP, qui en vertu d’une conception « maximaliste » du droit d’auteur, en viennent à contester le principe même des exceptions. C’est ce qui explique en réalité la campagne extrêmement virulente qu’ils ont mené lors du vote de la loi République numérique pour s’opposer à la liberté de panorama.

On peut regretter que cette affaire soit ici instrumentalisée pour servir de telles thèses, car sur le fond, je pense que C215 est tout à fait dans son droit et qu’il a raison de s’opposer à l’usage réalisé par « En marche », surtout quand on voit la manière méprisante dont ses protestations ont été accueillies par les responsables du comité électoral. Mais c’est ici une question de droit moral qui est posée et c’est se tromper de combat que d’en faire un prétexte pour repartir en guerre contre les exceptions au droit d’auteur, qui deviennent au contraire de plus en plus nécessaires pour trouver un meilleur point d’équilibre des droits.

Couverture unilatérale par les médias…

Ce qu’on peut déplorer, c’est que les médias qui ont couvert l’affaire n’entrent pas dans ce genre de subtilités.

C215 et l’ADAGP se sont ainsi servis des articles parus dans le Monde ou le Huffington Post pour faire passer leur message contre les exceptions au droit d’auteur ou contre Internet présenté comme une « grosse moulinette à broyer les droits des artistes« . La réalité est pourtant complètement différente, car si le problème est de protéger les artistes contre des détournements politiques de leurs oeuvres, alors le droit français contient déjà tout ce qu’il faut pour assurer cette protection et ce serait encore vrai si la liberté de panorama était étendue, grâce au droit moral qui ne serait pas remis en cause.

Ce n’est pas un hasard si cette affaire est montée en épingle précisément maintenant, car le débat sur la liberté de panorama se poursuit en ce moment même au parlement européen dans le cadre de la révision en cours de la directive sur le droit d’auteur. La question se pose en effet de savoir s’il faut harmoniser la liberté de panorama en Europe et sous quelle forme. Des dispositions en ce sens ont été proposées plusieurs fois déjà par des eurodéputés, mais elles soulèvent des tirs de barrage de la part des ayants droit qui sont parvenus à les faire retirer, en s’appuyant sur des députés sensibles à leurs arguments (notamment des français comme Virginie Rozières ou Jean-Marie Cavada). Or un nouveau vote en commission a eu lieu précisément la semaine dernière, qui réintroduit la liberté de panorama dans le texte dans une version plus large que l’exception française. Coïncidence avec l’affaire C215 qui sort précisément à ce moment alors que la fresque de l’artiste était utilisée depuis plusieurs semaines sur les profils d’En Marche ? Je ne pense pas…

C’est d’ailleurs sur ces questions européennes que se termine l’article du Monde consacré à cette affaire. Mais il ressemble presque à un communiqué de presse de l’ADAGP et il présente les choses comme une « bataille » que les artistes doivent mener contre la liberté de panorama, alors que nous venons de voir qu’en réalité, ce n’est pas le vrai sujet soulevé par cette affaire. On peut d’ailleurs noter une chose qui m’a frappé concernant la manière dont le journal réutilise les images dans ce papier. Pour illustrer l’article, une photographie de la fresque de C215 a été utilisée, comme on peut le voir ci-dessous :

Or cette illustration porte la mention suivante : « La fresque originale de C215, Boulevard Vincent Auriol, dans le 13ème arrondissement de Paris. D.R. », et cela me paraît doublement ironique.

La première ironie, c’est que le journal Le Monde utilise pour illustrer son article une exception au droit d’auteur, dite « d’actualité immédiate », qui permet aux organes de presse de représenter des oeuvres d’arts graphiques et plastiques dans un but d’information du public. Cette exception a été introduite en 2006 pour permettre à la presse de faire correctement son métier, après qu’une chaîne de télé ait été traînée au tribunal pour avoir fait apparaître dans un de ses reportages un tableau figurant dans une exposition dont elle voulait rendre compte. On voit bien ici l’intérêt des exceptions au droit d’auteur, mais aussi l’importance qu’elles puissent s’exercer dans un cadre commercial, sans quoi la presse en serait privée et la liberté d’informer amoindrie.

Mais plus ironique encore est le fait que la légende de cette image porte la mention « D.R. » (pour « Droits Réservés »). Cela signifie ici que le journal Le Monde a récupéré quelque part – sans doute sur Internet – la photo de la fresque, mais qu’il lui a été impossible d’identifier son auteur. Or une pratique s’est développée dans les journaux voulant que dans ces hypothèses, ils appliquent la mention « D.R. » pour signifier qu’ils ont conscience de ne pas avoir accompli les formalités nécessaires pour une reprise licite d’une image, mais qu’ils se tiennent prêts à retirer ou à indemniser l’auteur au cas où il se présenterait. C’est donc une sorte « d’aveu implicite » de violation du droit d’auteur par le journal, souvent d’ailleurs dénoncé par les photographes et les artistes, au vu de la manière parfois abusive dont les organes de presse mobilisent le « D.R. » Il est donc assez croustillant de voir un article reprenant sans recul critique des thèses maximalistes violer lui-même le droit d’auteur pour s’illustrer…

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Il se trouve que personnellement, j’habite depuis longtemps le 13ème arrondissement de Paris et j’ai vu graduellement le quartier se transformer littéralement grâce au Street Art. C’est traditionnellement le cas à la Butte aux Cailles par exemple, mais c’est encore plus flagrant dans la zone autour des stations Chevaleret ou Quai de la Gare, qui se couvrent en ce moment de fresques magnifiques changeant complètement l’atmosphère de ces endroits. Cela montre l’importance de la reconnaissance et du soutien que les pouvoirs publics doivent apporter à ces pratiques artistiques. Mais dans le même temps, je suis aussi extrêmement sensible à ce que l’espace public reste un bien commun, qui ne doit pas faire l’objet d’une privatisation abusive. Or c’est hélas un des risques avecl’implantation des oeuvres dans les lieux publics, si on laisse s’appliquer complètement les principes du droit d’auteur.

Contrairement à ce que soutiennent C215 et l’ADAGP, l’affaire qu’ils ont voulu faire mousser prouve exactement le contraire de ce qu’ils cherchaient à démontrer : la liberté de panorama peut être reconnue, et elle pourrait même être élargie en France, sans que les artistes perdent le contrôle sur l’usage de leurs oeuvres, grâce aux mécanismes de protection du droit moral. Il serait bon sur ces questions de sortir un jour de la désinformation pour pouvoir enfin entrer dans un débat public serein et c’est à mon sens aussi une des responsabilités des artistes de ne pas tomber dans ce genre de facilités, qui font hélas beaucoup de mal à la démocratie en ce moment…

 


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Via un article de calimaq, publié le 12 juin 2017

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