Ridley Scott et la saga Alien : quand l’auteur devient son propre monstre…

Cette semaine est sorti sur les écrans le film Alien : Covenant qui ajoute un nouvel épisode de la saga initiée par Ridley Scott en 1979. Après le déjà très controversé Prometheus en 2012, Ridley Scott revient aux commandes d’un film qui est en train de déclencher parmi les fans un véritable torrent de critiques négatives, accusant le réalisateur d’avoir trahi les fondements de sa propre mythologie. On assiste à un phénomène intéressant d’inversion, à propos duquel j’ai déjà eu l’occasion d’écrire, qui se répète régulièrement et paraît même s’intensifier ces dernières années : c’est le public qui se fait le gardien de l’esprit d’une oeuvre, contre les industries culturelles lorsqu’elles abusent d’une licence, et parfois même contre son propre créateur comme c’est le cas ici avec Scott.

Le créateur et la créature. Une des nouvelles thématiques introduites dans Alien : Covenant par Ridley Scott, mais à quel prix ?

Seul maître à bord…

Or ce n’est pas ainsi que le droit appréhende normalement les choses. Les auteurs se voient en effet reconnaître un droit moral qui leur permet de s’opposer aux altérations qui viendraient dénaturer l’esprit de leur oeuvre. C’est du moins l’approche traditionnelle du droit français, qui protège la personne de l’auteur dans sa création. Ce droit moral n’existe cependant pas en tant que tel aux Etats-Unis (ou seulement sous une forme atténuée). C’est ce qui permet notamment aux producteurs de cinéma de bénéficier du final cut privilege, le pouvoir d’arrêter le montage définitif du film, là où en France c’est le réalisateur qui en dispose.

Dans sa carrière, Ridley Scott a souvent dû se battre pour récupérer les droits sur ses propres films de manière à pouvoir exprimer pleinement la vision qui était la sienne (ce fut notamment le cas pour Blade Runner, pour lequel il dût attendre 10 ans avant de sortir une version director’s cut sensiblement différente de l’original). Mais pour ce qui est de la saga Alien, Ridley Scott n’est plus dans une situation où il doit se plier aux volontés des studios d’Hollywood. Si les épisodes 2, 3 et 4 furent confiés à des réalisateurs différents (avec plus ou moins de bonheur…), c’est terminé depuis Prometheus en 2012. Scott a récupéré ses droits et il bénéficie à présent d’une marge de manoeuvre complète, étant donné qu’il est devenu son propre producteur. Mieux encore, il est parvenu à faire abandonner le projet d’un Alien 5, qui devait être confié au réalisateur sud-africain Neill Blomkamp. Il règne à présent en maître incontesté sur les destinées de cette licence.

Il est libre, Scott. Grâce à sa société de production Scott Free, dont le nom et le logo sont significatifs…

Dans les faits, Ridley Scott se trouve donc dans une position aussi puissante que s’il était en possession du droit moral sur son oeuvre, à l’image d’un réalisateur français (et même sans doute dans une position plus forte encore, vu qu’il maîtrise le financement de ses projets). Or il semblerait qu’il ait décidé d’utiliser cette liberté pour littéralement saccager sa propre création, en lui faisant prendre des directions incohérentes par rapport à l’univers de départ, ce qui révulse une grande partie du public. Je vous recommande pour prendre la mesure de l’indignation de visionner ci-dessous la critique réalisée par le vidéaste Durendal (ou encore celle publiée cette semaine par le Joueur du Grenier).

Viol de l’oeuvre par son propre auteur ?

Ce qui était déjà en germe dans Prometheus devient cette fois encore plus problématique avec Alien : Covenant. Ridley Scott – peut-être comme le dit Durendal parce qu’il atteint l’âge canonique de 80 ans – paraît s’enfoncer dans un délire mystique à tendance créationniste et il plaque artificiellement ces nouvelles thématiques sur l’univers d’Alien. Ce qui était à la base avant tout un film d’horreur, caractérisé par la figure iconique du xénomorphe, devient à présent une sorte de réflexion pseudo-philosophique ampoulée sur les origines de la vie et de l’être humain. Dans Covenant, Ridley Scott s’attache à faire des révélations sur la création jusqu’alors inexpliquée de l’Alien, à laquelle il apporte une réponse… plus que surprenante (je vous épargne les spoils). Le problème, c’est que ce faisant, il introduit un nombre invraisemblable d’incohérences qui rejaillissent sur les films suivants (l’action de Covenant se déroulant avant le premier épisode de la saga).

J’ai eu l’occasion de voir le film cette semaine et j’avoue que je suis encore sous le choc. On peut dire à ce stade que Ridley Scott a littéralement choisi de violer sa propre oeuvre pour produire ce film, tant le résultat tranche par rapport aux opus précédents. Or cette sensation de « viol créatif » que l’on ressent au visionnage est en elle-même assez intéressante, car on a souvent fait remarquer que le xénomorphe, en tant que monstre, constitue une métaphore du viol, ce qui explique en partie l’horreur viscérale qu’il suscite. Cette créature bio-mécanique, imaginée à la base par l’artiste H. R. Giger, présente clairement des formes phalliques et son mode de reproduction consiste à introduire de force des oeufs dans le corps de ses victimes pour les faire exploser de l’intérieur en donnant naissance à ses larves.

Un des dessins originaux de H. R. Giger qui ont servi d’inspiration pour la création de l’Alien de 1979.

Or ici, on peut dire d’une certaine manière que Ridley Scott se comporte comme le xénomorphe avec sa propre création : avec ces nouvelles thématiques religieuses, il insémine l’histoire avec des corps étrangers qui la font muter et la boursouflent jusqu’à la faire littéralement exploser. Et du coup, j’ai rarement vu quelque chose qui mérite autant le qualificatif de « dénaturation de l’oeuvre », au sens d’une violation du droit moral, alors qu’elle est commise par l’auteur lui-même.

L’auteur est littéralement devenu son propre monstre et c’est l’univers d’Alien qui en est la première victime !

Remix stérile et auto-plagiat

Paradoxalement, les critiques reprochent à la fois à Ridley Scott d’avoir introduit artificiellement de nouvelles thématiques dans l’histoire, mais aussi d’avoir produit un film beaucoup trop proche du premier épisode de 1979. Il est vrai que la première partie du film, ainsi que la fin, présentent des similitudes très fortes avec Alien : le 8ème passager, au point parfois que des plans ou des scènes entières semblent avoir été reconstitués. Le summun étant atteint avec le personnage de Daniels interprété par Khaterine Waterson, qui ressemble à un clone d’Ellen Ripley. On dépasse très largement à ce stade le « clin d’oeil » ou le « fan service », qui est devenu un passage presque obligé de ces films à licence, pour ressentir une désagréable sensation de déjà-vu tout au long des deux heures que Covenant.

Le spectre de Ripley hante beaucoup trop le personnage de Daniels dans Covenant…

Dans sa critique, le Joueur du Grenier dit qu’il a l’impression qu’Alien : Covenant constitue un « remake déguisé » et on ne peut que lui donner raison. C’était pourtant un écueil qu’avaient justement réussi à éviter les épisodes 2, 3 et 4 par rapport au premier, chacun apportant des éléments nouveaux tout en s’inscrivant dans l’univers de base. Mais on a le sentiment que les industries culturelles ont perdu cette capacité à se renouveler et c’est un phénomène de « stérilité » allant bien au-delà de la saga Alien. C’est par exemple déjà ce que l’on avait dit à propos de Star Wars VII, suite de la trilogie originale réalisée par J.J. Abrams en 2015 après le rachat de la franchise par Disney. Le film est extrêmement proche dans sa structure, dans sa narration, dans ses personnages de l’épisode IV (Star Wars : A New Hope), au point que de nombreux fans s’en moquent ouvertement (voir ci-dessous).

Kirby Ferguson , l’auteur de la série de documentaires Everything Is A Remix, a finement analysé cette sorte de dégénérescence créative dans le quatrième volet de sa série consacré à Star Wars VII. Alors qu’il avait montré précédemment comment George Lucas s’était inspiré de nombreuses oeuvres préexistantes pour réaliser la trilogie originale Star Wars, on a l’impression que Disney « cannibalise » à présent le matériau de base pour le régurgiter presque à l’identique, sans valeur ajoutée suffisante. Alors que le remix est un moteur fondamental pour la création, il paraît se transformer aujourd’hui en « auto-plagiat » lorsqu’il est mis en oeuvre par les titulaires de droits sur les oeuvres. Et c’est encore plus grave pour un film comme Alien : Convenant, vu que c’est Ridley Scott en personne qui a réalisé le film et pas un autre cinéaste.

A qui appartiennent les « oeuvres-univers » ?

Ridley Scott a donc réalisé le tour de force avec Covenant d’être à la fois trop proche de l’Alien original pour justifier un nouveau film et trop éloigné de son esprit pour garder sa cohérence à l’univers global. Lorsque le générique a commencé à défiler, je me suis fait la réflexion que le film ressemblait en fait étrangement à une fanfiction et quelque part, il aurait mieux valu que ce soit le cas !

En effet, si cette histoire avait été une fanfiction, on aurait sans doute pu la trouver audacieuse, car elle aurait ouvert de nouvelles directions dans le matériau de base, permettant de réinterpréter l’ensemble de l’univers d’Alien sous un autre jour. Les fans adorent d’ailleurs produire ce genre de détournements qui renversent l’appréhension que l’on peut avoir de toute une saga (voir par exemple la théorie ci-dessous selon laquelle l’insupportable Jar Jar Binxs dans Star Wars serait en réalité un seigneur Sith et le plus grand méchant de l’histoire…).

Or avec une fanfiction (contrairement à ce que dit le droit aujourd’hui), il n’y a pas de dénaturation de l’oeuvre originale, car les ajouts et bifurcations réalisés par les fans ne modifient pas ce que l’on appelle le « canon » de l’oeuvre, qui reste l’apanage de l’auteur ou des studios détenant les droits. Ici avec Alien : Covenant, ce qui pose le plus de problème, c’est que les choix de Ridley Scott vont à présent mécaniquement être intégrés au canon de l’univers d’Alien, dont la cohérence va être gravement affectée. Et c’est à ce genre de paradoxes que l’on mesure à quel point le droit appréhende mal ce qu’est « l’intégrité d’une oeuvre » et la façon de la protéger.

Certes, il ne s’agit pas de dire que Ridley Scott devrait être traîné en justice par son public pour avoir commis quelque chose d’aussi mauvais qu’Alien : Covenant (bien que l’idée ait quand même pu me traverser l’esprit en sortant de la salle de cinéma…). Mais on doit reconnaître que l’auteur n’est pas toujours le mieux placé pour défendre l’intégrité de sa création et c’est parfois le public qui joue ce rôle de gardien de la cohérence des oeuvres. C’est particulièrement vrai à propos de certains types particuliers de productions, qui tendent à acquérir le statut de mythologies modernes au yeux du public (la saga Alien, mais aussi Star Wars, Star Trek, Le Seigneur des Anneaux ou encore Harry Potter). On est en présence « d’oeuvres-univers », constituant non seulement des récits, mais aussi des matrices à histoires et qui, de ce fait, finissent par se détacher de la personne de leur créateur pour prendre une existence autonome. Paradoxalement, ce sont souvent ces « oeuvres-univers » qui font le plus l’objet de créations transformatives (fanart, fanfictions, fanfilms), mais dont l’esprit est aussi le plus farouchement défendu par la communauté des fans.

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Est-ce qu’un monopole s’étendant sur plus d’un siècle, comme celui que le droit d’auteur organise aujourd’hui, constitue le moyen le plus sûr de préserver l’intégrité des oeuvres, tout en favorisant la dynamique de la création ? Au vu du résultat catastrophique d’Alien : Covenant, rien n’est moins sûr. On en vient presque à se dire qu’il vaudrait mieux que Ridley Scott ne vive pas assez longtemps pour poursuivre ce massacre méticuleux de sa propre création, alors qu’il doit y avoir parmi les myriades de fanfictions écrites dans l’univers d’Alien des alternatives bien plus respectueuses de l’esprit de la saga qui auraient pu servir de scénario à ce film…

 

 

 


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Via un article de calimaq, publié le 15 mai 2017

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