Liberté d’expression : le web européen subira-t-il la « malédiction du Titanic » ?

Cette semaine, le vidéaste Mozinor a posté sur YouTube une vidéo intitulée « Titanic Strike » qui nous montre ce qui pourrait arriver au web en Europe, si la réforme du droit d’auteur en cours de discussion au Parlement européen tournait mal.

En exil pour un strike…

Il y a quelques semaines, Mozinor a essayé de remettre en ligne sur sa chaîne YouTube la vidéo « Titanic Park« , dans laquelle il détourne des images du film de James Cameron pour donner l’impression que les personnages évoluent dans un parc d’attractions. Postée à l’origine il y a dix ans, cette vidéo avait connu un beau succès, passant même à la télé chez Ardisson. Mais l’histoire ne s’est pas très bien terminée, étant donné qu’elle a valu à Mozinor la suppression pure et simple de sa chaîne YouTube suite à une réclamation de la Paramount pour violation du droit d’auteur. Cette plainte était pourtant manifestement abusive, puisque cette vidéo constitue une parodie et était donc protégée à ce titre par une exception du droit d’auteur reconnue par le Code de propriété intellectuelle. Mozinor explique sur son site comment il a réagi :

Plus de compte youtube, détruit en 2007 suite a une réclamation de la Paramount pour Titanic Park […] par des bots (sorte de Robots destructeurs identiques a ceux que l’on aperçoit dans Matrix) incapables a l’époque de faire la distinction entre parodie et images piratées […] Des heures de travail parties en fumée. Youtube, cette monstrueuse usine à gaz déshumanisée étant injoignable, j’ai abandonné l’idée de m’y refaire un vrai compte durant de nombreuses années.

Ironie de l’histoire, toutes mes vidéos sont quand même présentes sur youtube (alors que l’auteur en est lui-même banni) ré-uploadées anarchiquement en plus de 3000 exemplaires sur leurs comptes par des indélicats en mal de nombre de vues faciles dans des formats et qualités aléatoires, oubliant bien souvent de citer l’auteur […]

Rageux, j’ai alors méprisé Youtube, et me suis rabattu vers un site alors naissant, Dailymotion, contribuant ainsi a son essor (je suis l’un des premiers inscrits), jeune hébergeur où les administrateurs français étaient plus facilement joignables, ce fut une belle epoque (80 millions de vues sur Dailymotion, avec Remy Gaillard, on a été les boss du web fr vers 2006/2009), mais j’ai pas vu arriver la génération montante.

En octobre 2012 j’ai cessé de m’obstiner et realisé un peu tard qu’il valait mieux, même symboliquement, occuper le terrain youtube, plutôt que de laisser des squatteurs s’accaparer mon boulot voir même pour certains l’ identité de mon personnage.

J’ai donc décidé de réactiver ce vieux compte youtube a l’abandon http://www.youtube.com/user/supermozinor et de faire le ménage en faisant supprimer méthodiquement ces centaines de pages parasites. Trop tard : mes millions de vues avaient été dispersées sur des centaines de comptes, que j’ai depuis réussi in extremis à faire supprimer sans pour autant les récupérer.

Sans ça et avec un peu plus de calcul et d’ambition, j’aurai peut être 200 à 300 millions de vues sur youtube, (estimation plausible vu que j’atteins les 80 millions sur Dailymotion ) mais bon c’est pas grave, l’important c’est de participer comme disait ce fdp de coubertin.

Seconde tentative, dix ans plus tard

L’histoire serait déjà significative si elle s’arrêtait là, mais il y a une suite. Il y a quelques semaines, Mozinor remarque qu’un autre YouTubeur français – Amixem (dont la chaîne compte plus deux millions et demi d’abonnés) – a posté une vidéo où il détourne lui-aussi des images du film Titanic, en les doublant avec des dialogues loufoques.

Cette vidéo n’a pas été inquietée et elle a pu atteindre un nombre considérable de vues (plus de deux millions). Mozinor a alors décidé de reposter la sienne, en espérant que cette fois, le robocopyright serait plus clément. Tout s’est bien déroulé bien au début, jusqu’à ce que la vidéo reçoive à nouveau un strike… exactement comme il y a 10 ans ! Mais cette fois, Mozinor n’a pas voulu en rester là. Il a décidé de faire une contre-notification par le biais du système d’appel mis en place par YouTube. C’est la raison pour laquelle il m’a contacté afin que je l’aide à rédiger l’argumentation juridique, ce que j’ai fait en lui proposant le texte suivant :

La vidéo « Titanic Park » a été bloquée à tort, car elle réutilisait des extraits dans le respect de la législation en vigueur, aussi bien aux Etats-Unis qu’au sein de l’Union européenne.

En France, l’article L.122-5 du Code de la Propriété Intellectuelle comporte une exception au droit d’auteur pour la réalisation de « parodies, pastiches ou caricatures » compte tenu des lois du genre.

La vidéo bloquée constitue une parodie qui respecte les critères de la législation française et qui correspond à la définition posée par la Cour de Justice de l’Union européenne dans sa jurisprudence « Deckmyn v. Vandersteen« , à savoir : 1) Présenter des différences perceptibles par rapport à une oeuvre pré-existante ; 2) Constituer une manifestation d’humour ou de raillerie ».

Par ailleurs, la vidéo respecte aussi les critères de l’usage équitable (fair use) applicable aux Etats-Unis, notamment 1) un usage transformatif de l’oeuvre réutilisée, 2) une réutilisation correspondant à une portion limitée de l’oeuvre, 3) une absence de répercussions sur le marché potentiel de l’oeuvre.

Dans ces conditions, le blocage de cette vidéo a été effectuée à tort et je demande à ce qu’elle soit rétablie dans les meilleurs délais.

Et là, l’improbable s’est produit : la vidéo a étéremise en ligne… mais seulement pour une heure ! C’est le temps qu’il a fallu pour que la Fox, qui détient les droits sur le film, confirme la réclamation, ce qui entraîne automatiquement la suppression de la vidéo…

Game over ?

Dans le même temps pourtant, la vidéo d’Amixem restait en ligne sans être inquiétée, ce qui paraît à première vue assez incompréhensible. Mais ces situations sont en réalité assez fréquentes. On remarque en effet que certaines chaînes paraissent pouvoir réutiliser assez facilement des contenus protégés, pendant que d’autres subissent les foudres du Robocopyright. Une des explications possibles, c’est que les chaînes peuvent être affiliées à des Networks (des intermédiaires qui aident les YouTubeurs à promouvoir leurs vidéos et à gérer les aspects publicitaires). Or, même si cela reste très opaque, il semblerait que l’affiliation à un gros Network puisse servir de protection et éviter des strikes. Amixem s’en défend pourtant, puisqu’il a répondu ceci suite à la vidéo de Mozinor :

Difficile de savoir qu’en penser, étant donné que le propre de la « justice privée » qui s’exerce sur YouTube est de s’exercer sans transparence et sans moyens de vérifier quelles règles sont effectivement appliquées.

Quel recours reste-t-il donc à présent à Mozinor ? Pour obtenir que sa vidéo reste en ligne, il serait à présent obligé d’intenter un procès à la Fox. Dans l’absolu, il existe des chances raisonnables de penser qu’il pourrait l’emporter, mais cela signifie accepter des années de procédure, avec des frais conséquents à avancer et toujours le risque de perdre à l’arrivée, car il est certain que la Fox dépêcherait ses meilleurs avocats pour ne pas se laisser faire. Dans ces conditions, Mozinor a décidé de ne pas tenter le diable et qu’il essaierait à nouveau de poster sa vidéo… dans 10 ans en 2027 !

Vers un filtrage généralisé en Europe

Hélas, vu ce qui se prépare au niveau européen, il est possible que la situation se soit encore dégradée dans une décennie. La Commission européenne souhaite en effet imposer à toutes les plateformes la mise en place de mesures de filtrage automatisée afin d’assurer la protection du droit d’auteur. Mais contrairement à ce qui se passe à présent sur YouTube, ce filtrage devrait opérer au chargement de contenus sur les sites, ce qui signifie que cela créerait en Europe une sorte de « bulle de filtre » empêchant certaines créations d’aller en ligne. Or comme le montre l’histoire de Mozinor, les algorithmes sont incapables d’apprécier s’ils sont en présence d’un contenu illégal ou d’une parodie légitime.

Une campagne « Save The Mème » a été lancée par l’association Bits of Freedom, soutenue par plusieurs parlementaires européens, afin de bloquer cette mesure dénoncée comme une véritable « machine à censurer » (Censorship Machine) qui pourrait singulièrement brider la créativité en Europe. Il n’est pas trop tard d’ailleurs pour écrire ou appeler des eurodéputés afin de les convaincre de faire barrage et c’est même urgent de le faire, car les différentes commissions du parlement européen vont bientôt voter sur le projet de directive, ce qui conditionnera grandement la suite.

Vous me direz que les robots-censeurs sont déjà déployés sur YouTube et comme le montre le cas de Mozinor, il est très difficile pour un vidéaste de ne pas recourir aujourd’hui au service de cette plateforme centralisée. Mais si le filtrage est imposé à tous les hébergeurs, cela signifie qu’il n’y aura vraiment plus aucun moyen d’échapper à cette censure algorithmique. Aujourd’hui, quelques plateformes (comme Twitter ou Flickr, par exemple) résistent encore à l’introduction d’un Robocopyright. Si la directive impose le filtrage automatique, cela veut dire que même Wikipédia serait obligée de s’incliner. Et inutile de croire que l’on pourra par exemple aller se réfugier sur un réseau libre et décentralisé comme Mastodon. Car le terme « décentralisé » est employé à tort à propos de ce réseau social. Les différentes instances Mastodon sur lesquelles nous ouvrons des comptes seront considérées comme des plateformes aux yeux de la directive européenne et il faudra elles aussi qu’elles installent des algorithmes de reconnaissance des contenus ! Ce qui se trame au niveau européen est donc redoutable et si cela devait arriver, la « malédiction du Titanic » subie par Mozinor risquerait de frapper l’ensemble du web en Europe. Est-ce vraiment cela que nous voulons pour la liberté d’expression et de création ?

En prison pour une parodie ?

Cette semaine, je suis tombé sur un autre cas qui montre que cette censure rampante ne se limite pas à l’Europe, mais concerne aussi l’Asie. AmoGood, un Youtubeur taïwanais spécialisé lui aussi dans les détournements et les parodies, fait l’objet de poursuites en justice intentées par un studio mécontent que ses images aient été réutilisées. Il risque même jusqu’à cinq ans de prison selon les barèmes fixés par la loi locale ! (voir ci-dessous une de ses réalisations)

Cependant, la situation est assez différente, car non seulement YouTube a visiblement refusé d’obtempérer aux demandes de retraits qui lui ont été adressées par les ayants droit, mais plus encore, la société va prêter assistance au YouTubeur afin qu’il puisse faire valoir son droit à l’usage équitable (fair use). Il est vrai que YouTube avait annoncé en 2015 qu’il lançait une action pour protéger les créateurs des demandes de retrait abusives en s’engageant à leur fournir une aide juridique et à couvrir leurs frais de justice… jusqu’à un million de dollars !

C’est sans doute de cette aide dont va bénéficier AmoGood, mais on se demande alors pourquoi YouTube ne fait pas de même pour Mozinor, car ce qu’il subit depuis 10 ans constitue un exemple éclatant des dérives qui ternissent cette plateforme. Certes, le fair use n’existe pas en France, mais on aurait besoin qu’une telle affaire soit portée devant les tribunaux pour faire évoluer la jurisprudence sur l’exception de citation et vérifier que la parodie couvre bien ce type de détournements.

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A bon entendeur ! Et si YouTube ne bouge pas, faites-le de votre côté en écrivant aux députés pour éviter que la situation ne se dégrade encore en Europe !

 


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Via un article de calimaq, publié le 1er mai 2017

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