Darwin : un nouveau récit pour la ville – Entretien avec Jean Marc Gancille

Bénéficiant d’une Autorisation d’Occupation Temporaire au sein de l’espace Darwin à Bordeaux, 200 structures associatives sont désormais priées de plier bagages. Suffit-il de prouver qu’un concept fonctionne sur un temps éphémère pour le pérenniser ? Je serais tenté de dire “vous avez 4 heures !” si le sujet n’était pas si grave. Prise de hauteur avec Jean-Marc Gancille, co-fondateur du lieu.

L’espace Darwin s’est retrouvé bien malgré lui au cœur de l’actualité récente à Bordeaux. Associations, espace de co-working, restaurant, skate-park…finalement, en quoi consiste l’idée de départ ?

Jean-Marc Gancille : Il est très important de considérer Darwin non pas comme un ensemble de bâtiments qui aurait des activités complémentaires, mais comme un écosystème qui vit de façon organique et où différentes “espèces” coopèrent. Darwin, c’est avant tout un lieu de vie foisonnant où se rencontrent le formel et l’informel, le public et le privé,, le marchand et le non marchand. Toute la valeur de notre communauté naît des fertilisations croisées entre ces organisations. A Darwin, on abolit les frontières, on recherche des coopérations, on crée du neuf en décloisonnant. L’identité même de Darwin, c’est cette approche écosystémique.

Toute la valeur de notre communauté naît des fertilisations croisées entre le formel et l’informel, le public et le privé, le marchand et le non-marchand.

Agriculture urbaine, atelier de réparation de vélos, épicerie biologique et performances artistiques … Alors Darwin, temple de l’entre-soi bobo bordelais ou espace inclusif, ouvert sur son quartier et ses acteurs ?

J-M.G : Justement, c’est la richesse de la programmation proposée par les associations du territoire qui garantit l’insertion du projet dans le tissu local. Darwin se nourrit de la diversité des acteurs du quartier Bastide-Niel et de leur ancrage territorial : bricoleurs, sportifs, artistes… L’écosystème entrepreneurial n’est pas pauvre socialement et humainement, mais il ne concerne que la catégorie des travailleurs. Si Darwin doit se limiter à ces activités entrepreneuriales, ce n’est plus Darwin. Toute notre richesse vient de l’hybridation des approches et des publics. Notre véritable innovation, c’est cette cohabitation ! .Résilience, frugalité et vivre-ensemble sont au coeur du projet ; Darwin est d’ailleurs souvent pris pour référence sur ces trois dimensions.

La Métropole vient de décider de ne pas renouveler ses Autorisations d’Occupation Temporaire (AOT) aux associations occupant les friches attenantes à Darwin. Alors que le projet est un succès aux yeux des habitants, comment expliquez-vous ce revirement ? Pourquoi la Métropole ne reconnaît-elle pas la valeur du projet ?

J-M.G : J’y vois deux explications possibles. La première, c’est une façon différente de penser la ville. Notre écosystème ne rentre pas dans les logiques habituelles de valorisation du foncier. La valeur symbolique, sociale, écologique apportée par les associations occupant les friches n’est pas prise en compte, contrairement à la valeur spéculative représentée par la vente de ces terrains à des promoteurs et à leur potentiel d’espace pour densifier de la ville. Le retard de Bordeaux en matière de logement social, au moment où la ville est au « climax » de son attractivité, génère de fortes tensions car il faut construire tant et plus pour trouver une rentabilité. Cela traduit bien deux visions antagonistes de la ville.

L’autre explication, ce sont des blocages culturels quant à la façon de faire la ville. Notre façon de penser et construire la ville à partir des projets des habitants, des ressources locales contrarient les habitudes « top down » de la collectivité. Pour eux, bâtir la ville consiste à convoquer des promoteurs souvent hors sol pour plaquer sur un territoire des schémas d’aménagement qui ne correspondent plus ni aux attentes des citoyens, ni aux enjeux notamment écologiques de l’époque. Il y a crispations car l’administration peut se sentir bousculée, dépassée par nos propositions. Le fossé culturel entre nos approches sera long à combler afin de pouvoir parvenir à de la co-construction.

Notre écosystème ne rentre pas dans les logiques habituelles de valorisation du foncier

Pour dépasser ces blocages de l’administration territoriale, à la fois idéologiques et culturelles, quelle stratégie adoptez-vous ?

J-M.G : Il faut parfois savoir désobéir, continuer alors même que nous n’avons pas les autorisations pour agir. Il faut sortir des cadres établis, forcer les normes pour innover, expérimenter. Il faut être débrouillard, montrer les autres chemins possibles, avoir des méthodes parfois « pirates » et des alliés. C’est cela que l’on a appelé la « transgression positive » C’est la seule solution pour innover, créer de la valeur et relever les défis climatiques et de justice sociale dans les délais qu’il nous reste avant des issues fatales. Vu l’ampleur des enjeux, il en va de notre responsabilité collective. Il ne s’agit en aucun cas de mettre en danger quiconque mais de susciter un nouvel imaginaire de l’action, de créer un récit qui permette de débloquer l’inertie collective.

Est-ce que cela fonctionne vraiment ? S’affranchir des procédures administratives ne condamne-t-il pas ces démarches à demeurer éphémères ?

J-M.G : Tout l’enjeu est là. Comment reconnaître la valeur de ce qui a été créé dans le temporaire et lui donner une confirmation d’opérationnalité pour l’institutionnaliser ? C’est le problème auquel Darwin s’est heurté. Au bout du compte, l’administration accepte difficilement que d’autres acteurs s’immiscent dans sa gestion de la ville. Elle ne donne pas le crédit de l’expertise d’usage aux citoyens. A Darwin, elle a fini par relancer son projet immobilier d’éco-quartier sur les emplacements investis par les associations. En prétextant des conditions de sécurité inadaptées, alors que les activités de Darwin ont toujours été menées dans la plus grande transparence, elle a décidé de retirer ses AOT, expulsant de facto les acteurs associatifs des friches qu’ils occupaient jusque là. Au fond, je pense que l’approche alternative portée par Darwin et son succès grandissant dérangent car ils remettent en cause les cadres et intérêts établis.

Au bout du compte, l’administration accepte difficilement que d’autres acteurs s’immiscent dans sa gestion de la ville. Elle ne donne pas le crédit de l’expertise d’usage aux citoyens.

Pourriez-vous compter sur des alliés, des entreprises par exemple, pour jouer le rôle de médiateur et bousculer l’administration dans ses pratiques ?

J-M.G : Nous comptons de très nombreux alliés, au sein de la population, dans le milieu entrepreneurial, au sein même de l’administration ! Plusieurs élus nous ont avoué leur perplexité quant aux arguments qui fondent la décision d’expulsion des associations. Pour beaucoup nous incarnons « le sens de l’histoire ». Le véritable paradoxe c’est que nous avons justement su créer à peu de frais une véritable âme à ce futur quartier… ce que cherchent généralement à susciter des aménageurs lorsqu’ils imaginent un éco-quartier. Nous n’envisageons pas la ville et le futur de la même façon. La collectivité et les promoteurs se basent sur des modèles dépassés et souvent spéculatifs. Ce sont des logiques hors-sols, loin des acteurs locaux. A l’inverse, nous défendons une société inclusive, frugale, écologique, créative et diverse.

On ne peut pas réformer le monde actuel doucement, pas à pas, main dans la main. Ce monde va s’effondrer, cette société va aller au bout de sa logique et va s’écrouler. Aujourd’hui, tout l’enjeu est de préparer la suite. Toutes les graines que l’on sème aujourd’hui seront autant de ferments pour reconstruire la société de demain.

Dans quelle mesure votre initiative s’insère dans un projet de société au sens large ? Comment, en 2017, repenser un modèle politique et social en partant des villes ?

J-M.G : Ma vision personnelle (qui n’est pas celle de Darwin et n’engage que moi) est assez sombre sur notre marge de manoeuvre sur ces enjeux globaux. Je pense que l’on avait une fenêtre de tir entre 2007 et 2017. Mais l’élection de Donald Trump a définitivement fermé cette fenêtre. Désormais, on est dans une période de chaos qui va grandissant. Il y avait beaucoup de projets, on aurait pu se rassembler pour les faire germer, par effet d’entraînement, mais on a échoué collectivement. Des opportunités n’ont pas été saisies et aujourd’hui, il est trop tard. On ne peut pas réformer le monde actuel doucement, pas à pas, main dans la main. Ce monde va s’effondrer, cette société va aller au bout de sa logique et va s’écrouler.

Aujourd’hui, tout l’enjeu est de préparer la suite. Toutes les graines que l’on sème aujourd’hui seront autant de ferments pour reconstruire la société de demain. C’est pour moi le sens de ce que nous faisons : préparer la résilience.

 


Retrouvez Jean-Marc Gancille lors du OuiShare Fest, l’évènement phare sur les transformations de la ville, du 5 au 7 juillet à Pantin.


Entretien réalisé en équipe avec Solène Manouvrier.

Image à la une : Espace Darwin, crédits Kinda Break.

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Via un article de Samuel Roumeau, publié le 2 avril 2017

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