Quand la clause Non-Commercial des licences Creative Commons passe en justice

J’avais sur mon radar depuis un moment un procès en cours aux Etats-Unis survenu à propos des licences Creative Commons, qui aurait pu s’avérer dangereux si les juges avaient suivi la logique du plaignant. Il portait sur l’interprétation de la clause NC (Non-Commercial – Pas d’usage commercial), connue pour avoir déjà fait couler beaucoup d’encre…

Lorsque je la présente en formation, il m’arrive de dire qu’il s’agit de la « clause de la discorde », car cette option, figurant parmi les quatre proposées par les licences Creative Commons, divise depuis longtemps la communauté. La restriction d’usage commercial est en effet jugée incompatible avec les principes du Libre et de l’Open Source et à plusieurs reprises, des revendications ont été portées pour que la fondation Creative Commons supprime cette option. Outre ces oppositions de principe, on lui reproche souvent d’être trop floue et de manquer de prévisibilité dans son application, notamment parce qu’il peut être difficile de déterminer ce qu’est un usage commercial ou non sur Internet.L’affaire qui est survenue aux États-Unis ne portait pourtant pas sur une réutilisation en ligne, mais sur la réimpression de contenus placés sous licence CC-BY-NC-SA 4.0 (Paternité – Pas d’usage commercial – Partage à l’identique). Une organisation à but non-lucratif appelée Great Minds produit des ressources éducatives en mathématiques, en anglais et en histoire. Des échantillons peuvent être téléchargés gratuitement sous la forme de livrets depuis son site et les versions complètes peuvent être achetées en kit en version papier ou numérique (exemple). On est donc dans un modèle économique de Freemium, qui n’est pas incompatible avec l’usage de Creative Commons NC.

Or plusieurs écoles qui utilisaient ces contenus, en les ayant obtenus de manière licite, sont passés par le service d’impression proposé par la firme FedEx afin d’en réaliser des copies à usage interne. Constatant cela, Great Minds a décidé d’attaquer en justice, non pas ces écoles, mais directement FedEx, en considérant qu’en effectuant ces reproductions contre une rémunération, la société avait effectué un usage commercial des oeuvres, en contradiction avec les termes de la licence.

La question posée était donc de savoir si la clause Non-Commercial possède seulement un effet direct (limité à l’utilisateur qui bénéficie en premier lieu de la licence) ou plus largement, un effet indirect (étendu à des tiers pouvant intervenir contre rémunération à la demande du utilisateur pour lui rendre un service). Or la réponse à cette interrogation ne figure pas explicitement dans la licence, dans la mesure où la définition de la clause Non-Commercial reste relativement vague dans le texte :

NonCommercial means not primarily intended for or directed towards commercial advantage or monetary compensation.

NonCommercial signifie qui n’a pas l’intention ou ne vise pas à obtenir un avantage commercial ou une compensation monétaire (traduction de mon cru, étant donné que les CC 4.0 n’ont pas encore de traduction officielle en français).

Ce procès avait cristallisé pas mal d’attention, car la décision finale du juge était susceptible d’avoir un retentissement considérable sur l’application des licences Creative Commons. S’il suivait Great Minds dans son raisonnement, cela aurait par exemple voulu dire qu’une plateforme comme WordPress aurait pu se faire attaquer, simplement parce que certains de ses utilisateurs recourant à des services payants d’hébergement affichent sur leurs blogs des photographies sous CC-BY-NC. Ou encore que le propriétaire d’une salle louée par une association qui diffuse un film sous CC-BY-NC (sans faire payer l’entrée) aurait pu lui aussi se faire attaquer par les titulaires de droits pour violation de la clause Non-Commercial…

Cette solution aurait généré une très forte insécurité juridique et la fondation Creative Commons ne s’y est d’ailleurs pas trompé, en effectuant une intervention dans la procédure pour faire valoir auprès du juge ses arguments contre l’interprétation défendue par Great Minds. Il faut dire que si l’usage des licences Creative Commons « NC » est devenu minoritaire au fil du temps, il représentait encore au dernier pointage – effectué en 2015 – 34% des oeuvres diffusées (soit 384 millions d’oeuvres en ligne).

Répartition de l’usage des différentes licences Creative Commons en 2015.

Au final, le juge saisi de l’affaire a rendu sa décision le 24 février dernier, en donnant tort à Great Minds au terme d’un raisonnement qui mérite d’être souligné (je traduis ce passage du jugement de l’anglais au français) :

La licence ne limite pas la faculté de la personne qui reçoit les droits de recourir aux services d’un tiers pour exercer les droits conférés par la licence […] Great Minds a tort dans son interprétation des termes de la licence qui accordent le droit de reproduire et de partager le contenu « à des fins non-commerciales ». La licence emploie le terme « Vous », défini comme « l’individu ou l’entité exerçant les droits conférés » et l’autorise à « reproduire ou partager le contenu, en tout ou partie, seulement à des fins non-commerciales ». Dans cette affaire, les entités qui exercent les « droits conférés » sont les écoles, et non FedEx, et il n’est pas contesté que les écoles reproduisent ou partagent les contenus dans un but non-commercial. Comme ce sont bien les écoles qui exercent les droits conférés par la licence, on ne peut considérer que FedEx a fait un usage commercial des contenus en étant employé par les écoles.

La réservation des droits formulée par la licence ne peut être interprétée comme empêchant une personne exerçant les droits conférés de recourir aux services d’un tiers pour effectuer des copies du contenu, du moment qu’elle n’en fait pas elle-même un usage commercial […] il est clair que le but de cette clause est de réserver la possibilité pour Great Minds de faire payer des droits pour des usages qui excéderaient le champ de l’autorisation conférée, par exemple si la personne ou l’entité bénéficiaire des droits vendait des copies des contenus.

On en déduit que la portée de la clause non-commerciale est réduite à un effet direct et ne concerne que les personnes qui obtiennent en premier lieu les droits conférés par la licence, mais que cela ne les empêche pas de recourir aux services payants de tiers pour exercer ces mêmes droits, du moment qu’elles-mêmes n’en font pas un usage commercial.

Certains commentateurs font remarquer que ce jugement est plutôt une bonne nouvelle pour les Creative Commons, car la décision du juge, au-delà de l’interprétation de la clause NC, confirme à nouveau la validité juridiques des licences. Plus prcisément, le juge a tranché l’affaire en se référant aux principes généraux du droit contractuel américain, ce qui confirme que les Creative Commons constituent bien des contrats entre deux parties, alors que cela a parfois pu être contesté. En effet, il s’agit de contrats d’une nature particulière, puisqu’ils ne produisent pas d’effet entre deux parties identifiées d’emblée, mais entre un « offreur de licence », qui va exprimer publiquement sa volonté à un instant t, et un ou plusieurs « receveurs de licence », qui vont en bénéficier plus tard en réutilisant l’oeuvre. Implicitement, le juge reconnaît donc bien ici que ce type de « licences publiques » constituent bien une manière valide d’accorder des cessions de copyright.

Cette décision de justice s’ajoute donc à plusieurs autres qui ont déjà reconnu la validité des licences Creative Commons, aux Etats-Unis et dans de nombreux autres pays du monde (Canada, Israël, Espagne, Allemagne, etc. Mais aucun juge français ne s’est jamais encore prononcé sur un litige impliquant les Creative Commons).


Au final, il me semble que cette décision constitue plutôt une bonne nouvelle dans la mesure où il existait un risque que les Creative Commons aient été fragilisés si le juge avait suivi Great Minds dans son interprétation. Je fais partie de ceux qui considèrent que la clause non-commerciale, même si elle n’est pas compatible avec les principes du Libre, n’est pas illégitime, notamment lorsqu’elle peut servir à mettre en place des modèles économiques qui fonctionnent. Il y a certes des domaines dans lesquels la distinction commercial/non-commercial ne fait pas sens, comme par exemple lorsque le législateur l’emploie pour limiter la liberté de panorama. Il en est d’autres au conrtaire où nous avons besoin d’avoir une appréhension fine et complexe des usages commerciaux, ce qui ne permettent pas les licences Creative Commons qui restent rédigées dans des termes trop génériques sur cette question.

Mais la réflexion se prolonge aujourd’hui avec les licences à réciprocité, qui, par définition, reposent sur la distinction commercial/non-commercial, parce qu’elles entendent discriminer les usages marchands en considérant tous ne se valent pas. Et on rejoint alors des questions depuis longtemps traitées par le champ de l’Economie Sociale et Solidaire (ESS) auxquels les acteurs du Libre gagneraient à s’intéresser de plus près (mais ils commencent heureusement à le faire).

Cette décision de justice américaine, à laquelle je viens de consacrer ce billet, est donc loin de clore la question, mais elle autorise au moins de continuer à se la poser sur des bases saines.


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Via un article de calimaq, publié le 9 mars 2017

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