Le CNNum recommande d’expérimenter les licences à réciprocité

Le Conseil National du Numérique a remis au gouvernement en fin de semaine dernière un rapport intitulé « Travail, emploi, numérique : les nouvelles trajectoires« . Ce document extrêmement riche aborde de multiples questions liées à la révolution numérique comme celle de la fin du travail, l’ubérisation, l’impact de l’automatisation sur l’emploi ou encore le digital labor.

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Le rapport comporte 20 propositions adressées aux pouvoirs publics et parmi elles, on relève la recommandation d’expérimenter les licences dites « à réciprocité » dont j’ai plusieurs fois eu l’occasion de parler dans S.I.Lex. C’est la seconde fois qu’un rapport officiel attire l’attention sur ce nouveau concept à explorer, après le rapport Lemoine sur la « transformation numérique de l’économie » paru en novembre 2014.

Si vous ne connaissez pas le principe des licences à réciprocité, je vous recommande de consulter la présentation ci-dessous, tirée d’un atelier que le collectif SavoirsCom1 avait organisé en octobre dernier lors du festival « Le Temps des Communs ».

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Pour simplifier, les licences à réciprocité se posent comme des alternatives aux licences libres classiques pour placer des ressources érigées en biens communs sous un régime qui n’autorise aux acteurs économiques d’en faire usage qu’à la condition qu’ils contribuent aux communs en retour. Plusieurs propositions différentes existent à ce jour comme la Peer Production Licence, la première à avoir émergé, qui permet l’usage gratuit aux coopératives, mais imposent aux sociétés classiques de payer pour pouvoir utiliser un bien commun. D’autres versions, comme la Commons Reciprocity Licence, ont un fonctionnement plus souple et envisagent de coupler la licence avec une crypto-monnaie pour évaluer concrètement la valeur des contributions aux communs et assurer une rémunération en retour en cas d’usage commercial.

Dans le rapport du CNNum, les licences à réciprocité apparaissent à trois endroits différents comme un moyen d’atteindre certains des objectifs affichés, en lien avec le développement des Communs :

(p. 99) Accompagner les territoires menant des expérimentations ou développant des modes alternatives d’organisation et de rétribution d’activités contributives. Par exemple :

[…]

  • L’utilisation de licences à réciprocité (ex : licence FairlyShare, licences Creative Commons) permettant d’explorer des logiques de reconnaissance de la valeur produite sans passage par une monétarisation ;

(p. 119) Soutenir le coopérativisme de plateforme, afin d’assurer une juste rétribution et représentation des travailleurs de l’économie collaborative.

Le coopérativisme de plateforme consiste à appliquer le modèle coopératif aux plateformes, notamment d’économie collaborative. Ce modèle permet à chaque utilisateur d’être en même temps détenteur de la plateforme et donc d’être partie prenante de la constitution des règles de la plateforme via la gouvernance démocratique : les conditions de tarification, les droits sociaux ouverts aux travailleurs, les réglementations concernant le déréférencement.

[…]

  • asseoir juridiquement et diffuser les licences à réciprocité, telle que la peer production licence, qui crée des droits d’utilisation différents selon que l’entité réutilisatrice soit une coopérative ou non.

(p. 142) Penser une articulation vertueuse des communs et de l’innovation ouverte.

Des coopérations fertiles peuvent se développer entre la richesse de la sphère des communs informationnels et un tissu économique industriel en transformation. Ces coopérations doivent être outillées et soutenues. Dans le même temps, il est nécessaire de se prémunir contre les risques de pratiques aboutissant à asseoir une marchandisation de l’information.

[…]

  •  Consolider juridiquement le système des licences à réciprocité et mener une lutte renforcée contre le copyfraud et le patent trolling.

On voit que le CNNum cite trois exemples de licences à réciprocité : les Creative Commons (mais il s’agitvraisemblablement d’une erreur, car aucune des licences CC ne peut être considérée comme une licence à réciprocité), la Peer Production Licence et la FarlyShare Licence.

Cette dernière licence est une initiative française que j’ai découverte récemment (à l’occasion de l’atelier de SavoirsCom1 en octobre dernier). Elle est proposée par Vincent Lorphelin de Venture Patents et vous pouvez la découvrir sur ce site ou dans cette interview. Cette licence est assez différente dans ses objectifs des autres propositions de licences à réciprocité. Elle vise d’abord à empêcher la captation abusive de la valeur générée par des contributions effectuées par des internautes en imposant leur rémunération en cas d’usage ayant généré des profits pour un tiers :

Il s’agit d’une licence de cession de droits de contributeurs collaborant à une oeuvre commune, qui souhaitent recevoir une rétribution équitable lorsque leur travail a généré un profit, même indirect, par un tiers. A cette condition, ils autorisent toute exploitation de l’oeuvre, y compris à des fins commerciales, ainsi que la création d’oeuvres dérivées ou l’intégration dans une oeuvre collaborative ou collective, dont la distribution est également autorisée sans restriction.

[…]

La motivation des contributeurs de l’économie collaborative peut souvent se résumer de la manière suivante : « je suis prêt à faire un travail gratuit pour un bien commun si je trouve que le projet a du sens. Je suis prêt à être rétribué, si le contrat est transparent, sous une autre forme que l’argent, comme la visibilité ou l’influence. Mais, dans tous les cas, si ma contribution génère un profit pour quelqu’un, même de manière indirecte, je veux en recevoir une part équitable ».

Je consacrerai peut-être plus tard un billet détaillée à la FairlyShare Licence, dont les mécanismes de fonctionnement très modulaires sont intéressants, mais qui m’intrigue par certains côtés et dont je ne suis pas certain de partager l’objectif d’assurer une rémunération financière directe pour les contributeurs aux Communs, avec toutes les difficultés que cela soulève en termes de traçage et d’évaluation des contributions. Néanmoins, cette nouvelle licence a le mérite d’exister et d’essayer d’incarner l’idée de réciprocité pour sortir du stade des simples discours.

On peut aussi relever que cette idée de réciprocité traverse le rapport du CNNum au-delà de la seule mention des licences. C’est d’ailleurs une des conclusions à laquelle nous étions parvenus à l’issue de l’atelier d’octobre dernier organisé par SavoirsCom1. Les licences n’apparaissent en effet qu’un moyen parmi d’autres d’aboutir à une réciprocité du secteur marchand envers les Communs. On peut imaginer d’autres mécanismes complémentaires ou alternatifs, comme des labels ou des monnaies, qui pourraient aussi remplir cette fonction. On pourrait aussi envisager des obligations réglementaires imposées aux entreprises ou les incitant à aller vers une telle réciprocité.

Dans le rapport du CNNum, on trouve par exemple l’idée – déjà présente dans le rapport Lemoine que j’ai cité plus haut – d’instaurer un Droit individuel à la contribution, inspiré du Droit à la formation existant aujourd’hui et défini ainsi :

Ce droit autoriserait la participation d’un travailleur à des projets en dehors de son organisation principale (activités associatives, création d’entreprises, projet de recherche, projets d’intérêt général, etc.). Il pourrait s’appliquer aux salariés du secteur privé, aux contractuels de la fonction publique ainsi qu’aux fonctionnaires (toutes fonctions publiques confondues) ;

Les projets en question pourraient inclure :

  • la participation à des projets de création et de développement d’entreprises, de fab labs, de coopératives, etc. ;
  • l’engagement dans une association ;
  • la participation à des activités de recherche librement accessible ;
  • la production de biens communs ;
  • la réalisation de missions de médiation numérique, de solidarité, etc.

Avec un tel mécanisme, toute entreprise ou toute administration contribuerait « par défaut » aux Communs en octroyant du temps aux individus pour qu’ils puissent se consacrer à la production de ressources partagées. On arrive au même résultat que celui visé par les licences à réciprocité, qui comme le dit Michel Bauwens, consiste à faire émerger une « Economie des Communs », c’est-à-dire une économie éthique qui ne serait pas seulement focalisée sur l’accumulation du capital, mais viserait également à la production d’externalités positives.

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Sans doute cet objectif pourra-t-il être atteint en combinant des mesures réglementaires avec de nouvelles licences, mais aussi des labels ou des monnaies, et d’autres encore à inventer (s’appuyant par exemple sur le protocole Blockchain, plusieurs fois cité également dans le rapport et dont les synergies avec les Communs commencent à apparaître). On peut espérer que le rapport du CNNum aura le mérite d’attirer l’attention sur ces questions et d’inciter davantage de spécialistes, à commencer par des juristes, des économistes et d’autres chercheurs, à s’y intéresser pour être en mesure de passer de la théorie à la pratique.

 


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Via un article de calimaq, publié le 12 janvier 2016

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