Médiation numérique en bibliothèque et contenus libres : plaidoyer pour un passage à l’échelle

Le 6 mai dernier à l’occasion de la journée mondiale de lutte contre les DRM, le bibliothécaire Thomas Fourmeux a lancé le site eBookenBib, dans le but de valoriser en bibliothèque les ouvrages sous licence Creative Commons ou appartenant au domaine public.

Voilà comment il présente son initiative :

bib drm Le 6 mai est une journée internationale contre les Digital Right Management (DRM) ou Mesures Techniques de Protections (MTP). A cette occasion, j’ai souhaité apporter ma pierre à l’édifice en proposant cet espace dédié aux livres numériques libres. Les DRM sont un poison pour plusieurs raisons. Ils empêchent un acte fondamental qui existe à travers la lecture qui se manifeste par l’échange et le partage. Ces actes de socialisation sont intrinsèquement liés à la lecture. Or, les DRM interdisent le moindre partage. Les DRM sont des verrous qui empêchent les individus de lire et brident l’accès à la connaissance et à l’information. Une récente étude montre que 0% des utilisateurs sont parvenus à se créer un compte Adobe sans aide. Enfin, les DRM posent un véritable problème en matière de vie privée. Par l’intermédiaire de ces verrous, Adobe espionne les utilisateurs d’Adobe Digital Editions.

eBookenBib propose aux bibliothécaires de télécharger des « packs » thématiques de livres numériques, qu’ils pourront ensuite fournir à leurs lecteurs sur les tablettes ou liseuses qu’ils mettent à leur disposition. Mais il est également possible de les ajouter directement au catalogue de l’établissement pour un téléchargement en ligne ou de les réutiliser dans le cadre d’animations sur place. Les licences Creative Commons sont suffisamment souples pour ouvrir une large palette d’usages collectifs.

De la musique libre aux livres libres

En 2012, j’avais déjà essayé de montrer qu’il existait un vivier d’ouvrages sous licence libre que les bibliothécaires pourraient intégrer à leurs collections, en m’étonnant qu’ils ne le fassent pas plus largement.

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L’interface d’eBookenBib, avec des packs de livres numériques à télécharger en liberté.

Le site ouvert par Thomas Fourmeux constitue le pendant pour les livres de ce que Ziklibrenbib a déjà initié depuis maintenant plus de 3 ans pour la musique libre. Lancé par des bibliothécaires de l’Ouest de la France, ce site propose des sélections régulières de musique sous Creative Commons pour lesquelles des notices descriptives sont rédigées et une indexation produite. Outil de médiation numérique, permettant au bibliothécaire de faire valoir ses compétences en matière de recommandation, Ziklibrenbib est à présent hébergé par l’ACIM (Association pour la Coopération des professionnels de l’Information Musicale).

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Dans le billet que j’avais écrit au moment du lancement de Ziklibrenbib, j’essayais d’expliquer pourquoi à mon sens il existait une symbiose intéressante entre les contenus libres et les bibliothèques. J’appelai aussi à ce que cette démarche soit prolongée en dehors de la musique pour d’autres types d’oeuvres et c’est maintenant chose faite avec eBookenbib :

Avec les contenus libres, une véritable relation « symbiotique » pourrait s’instaurer avec les bibliothèques. En effet, les artistes qui placent leurs oeuvres sous licence libre ne bénéficient généralement pas des circuits de distribution du secteur commercial. Ils peuvent dès lors avoir du mal à se faire connaître du public et ont donc particulièrement besoin de recommandation et de médiation pour percer. De leurs côtés, les bibliothécaires ont du mal à valoriser convenablement les contenus commerciaux à cause des barrières qu’on leur impose. Il y aurait donc un bénéfice mutuel à ce que des initiatives comme Ziklibrenbib se développent, pour tous les types d’oeuvres et pas seulement pour la musique, même si c’est sans doute dans ce domaine que la production d‘oeuvres libres est la plus abondante.

Sortir de la spirale des DRM

Ces évolutions sont réjouissantes, parce qu’elles marquent une évolution du rapport des bibliothécaires en France avec les contenus sous licence libre. Cet enjeu n’est pas anodin, comme le rappelait Silvère Mercier dans ce billet sur les bibliothèques face à « l’Océan du web » :

les bibliothécaires sont-il les médiateurs exclusifs du monde marchand ? Le mythe fondateur du bibliothécaire dénicheur ou découvreur d’éditeurs ou de talents improbables est-il réservé aux objets tangibles de l’offre commerciale ? En 2012, ce rôle peut-il se résumer à celui de passeur autorisé par l’édition officielle à faire exister des objets sélectionnés dans une offre commerciale ? Est-on capable de prolonger ce rôle dans l’espace ouvert du web, celui des amateurs au sens noble du terme ? Est-on capable de faire connaître des biens communs de la connaissance, des pépites sous licences libres comme on a « valorisé » l’édition commerciale de qualité ? La focalisation exclusive d’une partie de la profession sur les ressources numériques payantes indique une profonde tendance à légitimer des contenus par l’existence commerciale, alors même que les obstacles d’accès en rendent toute médiation problématique…

Ces mots écrits en 2012 prennent aujourd’hui une tonalité particulière, à mesure que se déploie le projet PNB qui cristallise toute l’ambiguïté du rapport des bibliothèques à l’offre commerciale de contenus numériques. Les bibliothécaires, qui sont traditionnellement des « donneurs d’accès », risquent en effet peu à peu d’être transformés en « verrouilleurs d’accès » et en gestionnaires de DRM, plutôt que de collections. Il n’est donc pas étonnant dans un tel contexte que les contenus sous licence libre suscitent un regain d’intérêt chez ceux qui refusent de se résigner à cette évolution délétère de leurs missions…

Une bibliothèque sous DRM mérite-t-elle encore le nom de bibliothèque ?

Le lancement d’eBookenBib est une évolution intéressante que je tenais à saluer, mais n’y aurait-il pas moyen d’aller plus loin encore ? Comment faire en sorte d’aboutir à un passage à l’échelle dans le domaine de la médiation des contenus libres en bibliothèque ? Quelles sont les briques existantes que l’on pourrait utiliser à cet effet et quelles sont celles qui restent à créer ?

Approfondir les « dispositifs passerelles »

Un des enjeux essentiels de la médiation des contenus culturels en bibliothèque réside dans l’articulation des actions en ligne avec des dispositifs sur place. C’est ce que Silvère Mercier appelle dans sa typologie de la médiation en bibliothèque des « dispositifs passerelles » :

Un dispositif passerelle est un dispositif dont la caractéristique est de proposer une interface entre un milieu tangible et des données numériques.

Pour que ces opérations de médiation fonctionnent, Silvère explique que les dispositifs passerelles doivent s’articuler avec des « dispositifs de flux » et des « dispositifs ponctuels » :

La médiation numérique est une démarche visant à mettre en œuvre des dispositifs de flux, des dispositifs passerelles et des dispositifs ponctuels pour favoriser l’accès organisé ou fortuit, l’appropriation et la dissémination de contenus à des fins de diffusion des savoirs et des savoir-faire.

Ziklibrenbib et eBookenBib constituent de tels dispositifs de flux (n’excluant pas d’ailleurs des dispositifs ponctuels, comme quand Ziklibrenbib organise par exemple une élection du « titre de l’année »).

Pour assurer un lien entre cette médiation en ligne autour des contenus numériques libres et les espaces des bibliothèques, les bibliothèques disposent aujourd’hui de « dispositifs passerelles » qui se sont considérablement enrichis ces dernières années.

L’adoption de plus en large par exemple des Bibliobox constitue par exemple un moyen de matérialiser dans l’espace physique de la bibliothèque un point de connexion à ces ressources numériques libres. Nul doute d’ailleurs que l’intérêt porté par les bibliothécaires aux Bibliobox et à toutes leurs déclinaisons atteste d’une prise de conscience dans la profession de l’importance des « dispositifs passerelles ».

LibraryBox, BiblioBox, PirateBox, PartageBox : multiples déclinaisons d’un concept de « dispositif-passerelle » en bibliothèque

 Mais il est possible d’aller vers des systèmes encore plus élaborés en matière de dispositif-passerelle. L’an dernier, j’avais été frappé notamment en visitant la nouvelle Médiathèque Aragon de Choisy-le-Roy par les choix audacieux des bibliothécaires en matière de médiation autour des contenus libres.

L’établissement comporte en effet une vingtaine de bornes de culture libre, proposées par la société Doob (anciennement Pramazic), qui matérialisent dans l’espace la mise à disposition de ces ressources.

Les bornes interactives Doob à Choisy.

Les usagers ont la possibilité grâce à ces bornes de télécharger des milliers de fichiers musicaux, issus de la plateforme Dogmazic (dont la nouvelle version vient d’être lancée), ainsi que des ouvrages sous Creative Commons ou du domaine public via In Libro Veritas.

Mais ce que j’avais trouvé le plus intéressant dans le dispositif de Choisy, c’est que les bornes intègrent aussi les recommandations figurant sur le site Ziklibrenbib, en fournissant un habillage éditorial. Et c’est là qu’on peut commencer à voir se connecter un réseau d’initiatives, qui pourraient permettre un passage à l’échelle si elles étaient systématisées et approfondies.

Vers une plateforme nationale de médiation autour des contenus libres ? 

Imaginons en effet qu’il existe une ou des plateformes sur lesquelles les bibliothécaires français viendraient effectuer de manière collaborative du repérage et de l’éditorialisation de contenus libres. Ces productions (elles-mêmes placées sous licence libre, bien entendu) pourraient être « injectées » ensuite dans des dispositifs-passerelles comme des bornes (ou d’autres points d’accès matériels) dans les espaces physiques des établissements.

On verrait alors se constituer un écosystème complet de la médiation autour des contenus libres en bibliothèque, avec un effort mutualisé au niveau national pour plus d’efficacité. C’est déjà quelque chose qui existe avec la logique des catalogues collectifs comme le CCFr ou le SUDOC, mais uniquement pour les ressources commerciales. Pourquoi ne pas répliquer ce qui a fonctionné dans ce domaine en l’étendant aux ressources libres ? Et il n’y pas lieu de se limiter au livre et à la musique. On pourrait également imaginer l’émergence d’un équivalent de Ziklibrenbib ou d’eBookenBib pour les vidéos, pour les jeux ou pour les contenus pédagogiques.

La page d’accueil du SUDOC, une plateforme nationale de catalogage réparti et de signalement des ressources de l’Enseignement supérieur ? Pourquoi une telle expérience ne pourrait pas être reconduite avec les ressources libres ?

Techniquement, une telle initiative ne serait sans doute pas très complexe à mettre en place. Ce qui risque par contre de s’avérer plus épineux à trouver, c’est un montage institutionnel pour porter une telle initiative. Qui pourrait intervenir à l’échelle nationale ? Un réseau d’établissements ? Un établissement à vocation nationale, comme la BPI ? L’association CAREL ? La question reste ouverte…

Et si les bibliothèques finançaient en amont la production de contenus libres ? 

La réflexion sur la place des médiathèques dans la production de contenus culturels sous licence libre ne serait pas complète si on ne prenait pas également en compte la question du financement de la création.

Les contenus propriétaires sont financés par le biais d’un circuit éditorial (mais aussi par l’injection conséquente de financements publics, que l’on tend souvent à oublier…). Les oeuvres sous licences libres sont la plupart du temps à la fois coupées du circuit éditorial et il est encore extrêmement rare en France qu’elles bénéficient de soutien public. Dès lors, il en résulte un problème d’offre, plus ou moins marqué selon les secteurs. Dans le domaine musical, les oeuvres libres sont relativement abondantes, mais ce n’est pas encore forcément le cas en matière de littérature, surtout en langue française.

Si l’on regarde du côté des bibliothèques universitaires, celles-ci commencent à comprendre à la fois les avantages des contenus sous licence libre, mais aussi la nécessité de participer au financement de leur production.

C’est ce que l’on voit par exemple avec le projet Knowledge Unlatched, où les bibliothèques sont invitées à participer à des souscriptions en amont de la production de livres universitaires sous licence Creative Commons.

On peut également citer dans le même esprit le projet américain Unglue.it, dont j’ai parlé à plusieurs reprises sur S.I.Lex, dont l’idée est de « libérer » des ouvrages sous licence Creative Commons en recourant à des campagnes de crowdfunding. Le site propose plusieurs formules et ouvre la possibilité à des bibliothèques de participer à des campagnes de financement, leur permettant ensuite d’intégrer les livres libérés à leurs collections.

Pourquoi ce qui a fonctionné pour des productions universitaires ne marcherait-il pas pour des productions culturelles générales ? On pourrait imaginer que des bibliothèques mutualisent une partie de leurs budgets d’acquisition pour lancer des appels à production de contenus sous licence libre. Elles pourraient ainsi sélectionner en amont des projets en ayant la garantie de pouvoir intégrer les oeuvres à leurs collections, sans avoir à subir le cauchemar des DRM.

On commence à voir aux Etats-Unis des bibliothèques se tourner vers des activités éditoriales ou de production. Il serait relativement logique que ce virage se fasse aussi en direction des oeuvres sous licence libre et les bibliothèques y auraient même davantage intérêt.

Libre ne veut pas dire « gratuit » et la création ne vient jamais de rien. Dans le domaine du libre comme dans le reste, elle a besoin de financement et les bibliothèques pourraient apporter leur pierre en la matière.

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En cumulant dispositifs en ligne de repérage et de recommandations, dispositifs passerelles sur place pour la matérialisation des ressources et dispositifs de financement en amont, on aboutirait ainsi à la constitution d’un écosystème complet connectant les bibliothèques à la sphère de la Culture libre.


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Via un article de calimaq, publié le 23 mai 2015

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