Les jeux vidéo en bibliothèque sont illégaux. Oui, et alors ?

En février dernier est paru un rapport de l’Inspection Générale des Bibliothèques (IGB) écrit par Françoise Legendre relatif à la place des jeux, et plus particulièrement des jeux vidéo, dans ces établissements. C’est une lecture intéressante, et je dirais même encourageante, parce que l’IGB incite clairement les bibliothèques à accompagner l’essor des pratiques culturelles en matière de jeux vidéo en développant des collections et des activités autour de ces types de média. Le rapport cite aussi un grand nombre d’initiatives déjà en cours, montrant que les bibliothèques en France sont déjà engagées, parfois avec beaucoup d’inventivité, dans cette démarche de valorisation des jeux vidéo auprès de leur public.

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Invaders. Public Domain. Source : Pixabay.

Mais cette étude contient aussi une partie consacrée aux aspects juridiques de la question, qui s’avère beaucoup plus dérangeante. Elle aboutit en effet au constat que les bibliothèques qui acquièrent et mettent à disposition des jeux vidéo aujourd’hui sont obligées de le faire dans la très grande majorité des cas dans la plus totale illégalité. C’est aussi la conclusion à laquelle Thomas Fourmeux et moi étions arrivés, lorsque nous avions préparé l’année dernière cette présentation, à l’occasion d’une journée d’étude consacrée à la question :


Le mythe du « vide juridique »

Dans la profession, l’opinion est pourtant largement répandue qu’il existerait un « flou juridique », voire même un « vide juridique » en ce qui concerne le jeu vidéo en bibliothèque. J’en veux pour preuve par exemple cette interview dans laquelle une des responsables de la Petite Bibliothèque Ronde de Clamart déclarait :

 Il y a un vide juridique, ce qui explique que ce genre d’offre se répand de plus en plus en bibliothèque.

Le rapport de l’IGB prend le soin de démentir cette idée reçue en détaillant précisément l’argumentation :

De nombreux bibliothécaires évoquent un « flou » au sujet des règles juridiques concernant la consultation ou le prêt de jeux vidéo, [mais] la question de la diffusion des jeux vidéo en bibliothèques est nettement résolue : reconnus en tant qu’œuvres de l’esprit par le code de la propriété intellectuelle, les jeux vidéo et toutes leurs composantes se voient appliquer les limites et contraintes précisées dans ce code. L’article L122-6 modifié par la loi n°94-361 du 10 mai 1994 –art.4 stipule très clairement :

« Le droit d’exploitation appartenant à l’auteur d’un logiciel comprend le droit d’effectuer et d’autoriser : […] : 3° La mise sur le marché à titre onéreux ou gratuit, y compris la location, du ou des exemplaires d’un logiciel par tout procédé ».

« La mise sur le marché à titre gratuit » (donc le prêt en bibliothèque), implique en conséquence une demande d’autorisation aux auteurs ou ayants droit, à l’éditeur si c’est à lui que les auteurs ont cédé leurs droits.

Il faut rappeler que seuls les livres sont visés par la loi n°2003-517 du 18 juin 2003 relative à la rémunération au titre du prêt en bibliothèque et renforçant la protection sociale des auteurs, qui stipule que « l’auteur ne peut s’opposer au prêt d’exemplaires […] par une bibliothèque accueillant du public ».

De même, la consultation sur place, qui correspond à la « représentation » pour le code de la propriété intellectuelle :

« Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou des ayants droits ou ayants cause est illicite. Il en est de même pour la traduction, l’adaptation ou la transformation, l’arrangement ou la reproduction par un art ou un procédé quelconque ».

Dans ce contexte, il apparaît clairement que les bibliothèques proposant des jeux vidéo à leurs usagers, à jouer sur place ou en prêt, ne respectent pas le cadre juridique.
                                                        .

Dura Lex, Sed Lex… depuis l’intervention en 1992 de la directive européenne sur le droit de prêt, la condition juridique des bibliothèques s’est en effet considérablement fragilisée. Les actes de mise à disposition publique d’oeuvres se sont subitement retrouvés soumis aux limitations du droit d’auteur, alors que l’activité des bibliothèques n’était pas réellement comprise dans son champ d’application auparavant. En 2003, la loi française est intervenue pour transposer cette directive en organisant le système du droit de prêt public des livres, mais comme le souligne le rapport, elle ne l’a fait pour aucun autre support.

Les jeux vidéo sont illégaux en bibliothèque. Alors, game over ? Heureusement, les choses ne sont pas si simples…

Peu de perspectives pour le développement d’une offre légale

Les jeux vidéo se trouvent donc actuellement dans la même situation que les acquisitions de CD musicaux depuis des années : ils ne peuvent être mis en prêt que sur la base d’une simple tolérance de fait, les titulaires de droits type SACEM n’ayant jamais réagi pour faire cesser cette activité ou demander qu’elle soit compensée par une rémunération. Mais le fait que le prêt de CD soit toléré ne le rend pas légal pour autant et les ayants droit conservent théoriquement leur faculté d’agir à tout moment.

Le rapport essaie d’envisager des pistes qui permettraient, comme c’est le cas pour les DVD par exemple, de construire une offre légale de jeux vidéo sur base contractuelle en négociant directement ou indirectement avec les titulaires de droits :

Pour respecter ce cadre, il faudrait donc que les bibliothèques acquièrent les jeux auprès de fournisseurs ayant négocié les droits (de consultation et/ou de prêt) ou qu’elles les négocient elles-mêmes. Or :

– Les quelques fournisseurs de jeux vidéo affichant la négociation préalable de droits présentent un choix extrêmement restreint et, de plus, ne donnent pas accès à la production indépendante en ligne, réduisant drastiquement le rôle de découvreur et de proposition d’une offre riche que doivent jouer les bibliothèques.

– Les bibliothèques n’ont pas le temps, les moyens ni les compétences pour négocier avec des interlocuteurs qui, selon tous les témoignages, ne semblent pas s’intéresser à la sphère des bibliothèques françaises. Seuls certains contacts fructueux et liens avec des entreprises installées en France ont parfois pu être noués. Un désintérêt et une absence de réponse caractérisent la situation la plus courante lorsque des bibliothèques tentent de s’adresser à des éditeurs.

Il y a donc peu de perspectives pour légaliser les pratiques sur une base contractuelle. Cela peut même être à mon sens particulièrement dangereux, comme le montre ce qui est en train de se passer autour du livre numérique dans le cadre de PNB. Le terrain contractuel n’est pas du tout favorable aux bibliothèques et cette approche tend à durcir les revendications des titulaires de droits, qui ont alors toute latitude pour imposer des restrictions aux usages.

Au final, le rapport de l’IGB finit par appeler de ses souhaits une « clarification juridique au niveau national« , qui à défaut de passer par le contrat, devrait sans doute prendre la forme d’une intervention du législateur :

Il serait donc très souhaitable d’engager une clarification juridique au niveau national afin que la réalité des pratiques soit prise en compte et que le droit des auteurs de jeux vidéo puisse être respecté par les bibliothèques qui jouent un rôle culturel important dans le domaine.

Quels espoirs de légalisation ? 

A vrai dire, je crois très peu à la probabilité que le législateur français agisse pour donner une base légale aux pratiques autour du jeu vidéo en bibliothèque. On a pu voir par exemple combien le gouvernement s’est opposé à la proposition figurant dans le rapport de l’eurodéputée Julia Reda de créer au niveau européen un droit de prêt du livre numérique sur la base d’une nouvelle exception au droit d’auteur. Il n’y a donc aucune chance qu’il propose cela de lui-même au niveau français pour le jeu vidéo.

Cela ne signifie pas cependant qu’il n’y ait aucune autre piste crédible de légalisation. On peut citer par exemple le traité TLIB actuellement en cours de négociation au niveau de l’OMPI et qui est spécialement consacré aux bibliothèques. Parmi les mesures que ce texte envisage figure la création d’un « droit de prêt universel » qui confèrerait automatiquement aux bibliothèques la faculté de mettre temporairement à disposition de leur public une oeuvre, aussi bien sous forme analogique que numérique, du moment qu’elle a été publiée :

Droit au Prêt de Bibliothèque et à l’Accès Temporaire

1) Il devra être permis à une bibliothèque de prêter des œuvres déposées et protégées intégrées sur des supports tangibles, ou des matériaux protégés par les droits voisins, à un usager, ou à une autre bibliothèque.

2) Il devra être permis à une bibliothèque de fournir un accès temporaire à des œuvres protégées sous support numérique ou autre support intangible, auquel elle a accès légal, à un usager, ou à une autre bibliothèque, à usage de consommation.

Une autre piste consisterait à faire valoir le mécanisme de « l’épuisement des droits », sur la base duquel s’effectue aujourd’hui le prêt privé ou la revente en occasion des biens culturels. C’est ce que sont en train de faire courageusement les bibliothécaires néerlandais devant la Cour de Justice de l’Union Européenne à propos du livre numérique. Une issue favorable dans cette affaire aurait sans doute également des répercussions positives en ce qui concerne les jeux vidéo.

Quoi qu’il en soit, ces deux pistes, même si elles pourraient s’avérer très intéressantes, restent incertaines et surtout lointaines…

La persistance d’un « droit de glanage culturel » ?

Mais au fond, on pourrait se demander s’il est si problématique que cela que l’activité des bibliothèques autour des jeux vidéo s’exerce dans l’illégalité. Il y a toujours quelque chose de dérangeant à voir des administrations publiques effectuer des actes illégaux, mais il faut à mon sens y voir aussi une signification supérieure.

Pour moi, ce état de « hiatus juridique » dans lequel les bibliothèques sont souvent obligées de vivre témoigne de la persistance d’une forme de « droit de glanage culturel », rattachable à la notion de biens communs.

Pour le comprendre, on peut raisonner par analogie avec le statut particulier des terres communales sous l’Ancien Régime. Durant des siècles, un système s’est perpétué dans lequel certaines terres (des champs, des pâturages, des forêts, des cours d’eau, etc.) ont fait l’objet d’un droit d’usage coutumier, permettant aux populations d’aller prélever de quoi subvenir à leurs besoins. Ces terres communales pouvaient faire l’objet d’une propriété collective, mais les droits d’usage (droit de glanage, droit de cueillette) pouvaient aussi parfois concerner des terres soumises à un droit de propriété privée. Il faudra attendre le mouvement progressif des enclosures pour que ces droits soient démantelés et que la propriété devienne alors réellement un « droit exclusif », permettant au titulaire de s’opposer aux usages.

Les glaneuses. Jean-François Millet. Domaine Public. Source : Wikimedia Commons.

La trajectoire historique des bibliothèques présentent des analogies fortes avec ce récit. Durant des siècles, l’idée même d’une propriété sur les oeuvres de l’esprit était inconnue et l’activité des bibliothèques (qui rappelons-le, ont existé bien longtemps avant qu’il y ait des éditeurs, des libraires… et même des auteurs !) était en quelque sorte naturelle. Lorsqu’à la Révolution, le droit d’auteur a été introduit en France, il n’a d’abord pas interféré avec le champ des bibliothèques. Pourtant, un droit de propriété sur les oeuvres avait été créé, mais sans remettre en question les droits positifs d’usage culturel dont bénéficiait le public à travers les bibliothèques.

La remise en question n’est arrivée que dans les années 90, avec l’intervention de la directive européenne sur le droit de prêt. Mais même après cela, les droits d’usage positif, bien que devenus contra legem, ont continué à persister, notamment en ce qui concerne les CD musicaux. Aujourd’hui, il existe des secteurs, comme celui du livre numérique par exemple, où les titulaires de droits perçoivent l’existence des activités des bibliothèques comme une véritable menace pour leur marché et où la tolérance n’est plus de mise. Mais il y en a d’autres, comme le souligne le rapport de l’IGB à propos du jeu vidéo, où l’indifférence des titulaires de droits traduit aussi en réalité l’acceptation tacite de l’existence d’une sphère d’usages collectifs à côté de la sphère marchande.

Ce qui se passe actuellement pour le déploiement du jeu vidéo en bibliothèque correspond donc à mon sens à la survivance d’un très ancien « droit de glanage culturel », témoignant d’une acceptation sociale de la culture comme bien commun.

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Les jeux vidéo en bibliothèques sont illégaux. Oui, et alors ?

La situation est paradoxale, mais à tout prendre, elle est infiniment préférable aux tentatives de compromis contractuel, type PNB pour le livre numérique, qui risquent d’uniformiser les pratiques et de brider toute forme d’innovation.

Il est même important que les bibliothèques cultivent encore ces quelques parcelles d’autonomie qui subsistent, car elles maintiennent vivaces une ancienne conception du « contrat social culturel » qu’il est plus que jamais important de préserver.

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Via un article de calimaq, publié le 27 avril 2015

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