Données culturelles : alerte rouge pour le principe de réutilisation !

Voilà plusieurs années à présent que j’écris sur ce blog sur le sujet de la réutilisation des données culturelles. Le moins que l’on puisse dire, c’est que cette problématique n’aura pas été un long fleuve tranquille, mais un jugement rendu cette semaine par la Cour d’Appel de Bordeaux dans un litige opposant la société NotreFamille.com aux Archives départementales de la Vienne vient d’allumer sur le tableau de bord un gros voyant rouge, tant il est porteur d’un risque de régression en la matière.

Image par Dieselducy, Andrew R. CC-BY-SA. Source : Wikimedia Commons

Cette décision vient confirmer un jugement de première instance publié l’an dernier par le Tribunal administratif de Poitiers, auquel j’avais consacré une analyse en tirant déjà la sonnette d’alarme. Pour faire simple, le juge avait accepté que les Archives de la Vienne s’opposent à une demande de réutilisation commerciale de documents numérisés d’état civil et de recensement, en invoquant leur droit de producteur de la base de données constituée par leurs soins.

Droit à la réutilisation et données culturelles

La Cour d’Appel de Lyon avait pourtant jugé en 2012 dans un litige similaire avec les Archives du Cantal que les institutions culturelles ne pouvaient utiliser le statut particulier dont elles disposent dans la loi du 17 juillet 1978 (appelé parfois – improprement – « exception culturelle ») pour faire obstacle au principe général de réutilisation des données publiques énoncé par l’article 10 de ce texte. La loi précise que les services culturels peuvent fixer elles-mêmes « les conditions d’utilisation » des données qu’elles produisent, mais la Cour de Lyon avait bien précisé que :

les informations publiques communicables de plein droit, figurant dans les documents détenus par les services d’archives publics, qui constituent des services culturels au sens des dispositions de l’article 11 de la loi du 17 juillet 1978, relèvent de la liberté de réutilisation consacrée de façon générale par cette loi.

Un tel raisonnement revenait ipso facto à réintégrer les données des services d’archives dans le régime général : comme toutes les autres administrations, les archives peuvent conditionner la réutilisation commerciale de leurs informations à la conclusion d’une licence et au paiement d’une redevance, mais elles ne peuvent pas refuser en tant que telle cette forme de réutilisation.

Le TA de Poitiers a pourtant considéré dans ce nouveau jugement que l’invocation d’un droit de propriété intellectuelle – à savoir le droit sui generis de producteur d’une base de données – permettait au service d’archives de s’opposer à l’extraction et à la réutilisation des informations contenues dans la base de données qu’elle avait constituée en numérisant les documents et en les organisant.

Conflit de lois avec le droit des bases de données

On était typiquement dans cette situation de ce que l’on appelle un conflit de lois : deux principes d’égale valeur juridique s’opposent. Ici la propriété intellectuelle confère d’un côté à son titulaire un droit exclusif lui permettant d’interdire un usage, mais de l’autre, le droit à la réutilisation des informations publiques réduit au contraire le pouvoir discrétionnaire de l’administration à une simple compétence liée, lui permettant de conditionner l’usage, mais pas de l’interdire.

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A gauche, le droit à la réutilisation des informations publiques ; à droite, le droit des bases de données. Tous les deux ont une valeur légale, qui doit l’emporter ? (Image par Jean-François Chénier. CC-BY-NC)

En apparence, un tel conflit est logiquement insurmontable, mais il se trouve ici que la loi du 17 juillet 1978 a explicitement prévu la manière dont le droit à la réutilisation doit s’articuler avec les droits de propriété intellectuelle. Elle précise en effet à son article 10 que lorsque des documents contenant des informations publiques sont couverts par des droits de propriété intellectuelle appartenant à des tiers à l’administration, alors celles-ci ne doivent plus être considérées comme des informations publiques soumises au principe de libre réutilisation. Par exemple, si un service d’archives possède dans ses fonds une collection de photographies toujours protégées par le droit d’auteur, elle est en droit de refuser une demande de réutilisation de ces documents pour protéger le droit de propriété intellectuelle de leur créateur.

Mais ici, comme j’avais essayé de le démontrer dans mon précédent billet, nous ne sommes pas dans une telle situation. Car le droit sui generis de producteur de base de données n’appartient pas à un tiers à l’administration, mais bien à l’administration elle-même. Si l’on admet que celle-ci puisse invoquer le droit exclusif de la propriété intellectuelle pour s’opposer à la réutilisation, alors on vide tout simplement la loi du 17 juillet 1978 de tout son sens. Il n’y a plus de principe de libre réutilisation des informations publiques, ce qui est objectivement contraire aux objectifs de la directive européenne que ce texte français avait pour objet de transposer.

En dépit de la logique… 

Malgré cette incohérence logique à laquelle elle aboutit, la Cour Administrative d’Appel de Bordeaux a pourtant choisi de suivre le TA de Poitiers et de confirmer son jugement, contre l’avis du rapporteur public qui s’était prononcé pour son annulation. La motivation de la décision est particulièrement sommaire pour un jugement de Cour d’Appel, mais voici en substance le raisonnement suivi.

La Cour commence par rappeler que les services culturels peuvent « fixer les conditions dans lesquelles les informations qu’ils détiennent dans l’exercice de leurs missions […] sous réserve de ne pas porter atteinte au droit à l’accès aux documents administratifs reconnu aux administrés« . Première surprise et grosse scorie dans ce jugement, car la loi ne donne pas seulement un droit d’accès aux administrés, mais bien un droit à la réutilisation des informations sur lequel s’est justement appuyé la Cour d’appel de Lyon de son côté dans son jugement de 2013…

La Cour de Bordeaux poursuit en indiquant que malgré ce principe général, les services culturels producteurs d’une base de données peuvent utiliser leur droit exclusif reconnu par le Code de Propriété Intellectuelle pour « interdire la réutilisation de la totalité ou d’une partie substantielle du contenu de cette base de données« . Mais ici elle tombe en apparence dans la contradiction logique dénoncée plus haut, dans la mesure où elle vide alors le principe de réutilisation de toute substance.

Consciente sans doute de ce problème, la Cour ajoute alors une précision, qui constitue sans doute la plus grosse pépite de mauvaise foi de ce jugement. Elle soutient en effet que le principe de réutilisation n’est pas violé, car le service des archives de la Vienne permet quand même toujours de venir consulter les documents d’état civil et de recensement sur place et d’obtenir alors une copie papier ou numérique ou d’effectuer des copies papier à partir du site internet. En gros, à un moment où l’administration française est en train d’effectuer sa mutation numérique, La Cour de Bordeaux estime qu’on peut satisfaire le principe de réutilisation simplement en permettant de la consultation sur place ou des impressions papier, et ce alors même que les fonds ont été numérisés par les archives ! Restons donc dans ce 20ème siècle si confortable en annulant les bénéfices du passage au numérique et bon courage aux usagers pour réutiliser des informations qu’il faudra extraire de feuilles de papier ! On croit rêver en lisant de tels arguments, mais c’est pourtant tout ce à quoi nous aurons droit, puisque la Cour n’a pas cru bon de motiver davantage son jugement…

La réutilisation des informations publiques revue par la Cour d’Appel de Bordeaux. Imprimez donc des feuilles de papier et réutilisez-les… si vous pouvez ! Image par Kaleen. Domaine public. Source : Pixabay.

Résurrection de l’exception culturelle… 

Au passage, cette décision accomplit le miracle de ressusciter le concept « d’exception culturelle » que la Cour d’appel de Lyon avait pourtant envoyé aux oubliettes juridiques, en faisant ce surprenant et incohérent détour par le droit de propriété intellectuelle. Cela revient à donner un droit discrétionnaire de propriétaire aux services culturels sur la réutilisation de leurs données, en contradiction complète avec l’esprit de la loi du 17 juillet 1978. C’est en cela que je dis que ce jugement est porteur d’un risque de régression relativement grave pour la réutilisation des données culturelles, car depuis quelques temps, le Ministère de la Culture lui-même avait progressivement entamé un revirement de sa politique sur cette question, en incitant par une série de rapports les établissements culturels à ne pas faire jouer leur statut dérogatoire comme un verrou et même à entamer des initiatives de mise en Open Data de leurs données. Certains services ont d’ailleurs choisi de suivre ces recommandations, comme les Archives municipales de Toulouse ou celles des Yvelines qui utilisent des licences libres pour encadrer la réutilisation de leurs données.

Le jugement de la Cour de Bordeaux n’empêchera pas en lui-même les services culturels qui le souhaitent de s’engager dans des démarches d’Open Data. Les licences qui encadrent ce mouvement, comme la Licence Ouverte/Open Licence d’Etalab ou la licence ODbL, prennent bien en compte le droit des bases de données et manifestent l’intention du titulaire de ne pas l’exercer. Mais cette décision va donner un argument en or à tous ceux qui souhaitent d’abriter derrière une ligne Maginot contre la réutilisation commerciale…

Exception culturelle en matière de réutilisation des données culturelles… le retour !

Entendons-nous bien : je n’ai aucune sympathie particulière pour un acteur comme NotreFamille.com, dont le modèle est susceptible de reconstituer une enclosure sur le bien commun que constituent les archives publiques numérisées. Mais je rejoins tout à fait les conclusions que Jordi Navarro expriment sur son blog à propos de cette décision, que je vous invite vivement à aller lire. Croire combattre un risque d’enclosure en instaurant un droit de propriétaire, c’est juste tomber de Charybde en Scylla :

Beaucoup se réjouissent de l’échec de l’entreprise suite à cet arrêt. Mais ils oublient que ce n’est absolument pas l’argument du juge. Le juge ne condamne absolument pas le projet de NotreFamille.com.

En reconnaissant à un établissement culturel le droit d’user de son statut de producteur de bases de données, le juge a en réalité affirmé que les Archives départementales disposaient d’un monopole sur la diffusion de documents numérisés. Elles pourront donc faire échec à tout projet de réutilisation, selon leur bon vouloir, quand bien même celui-ci n’aurait rien de commercial. Beaucoup d’associations de généalogie ont du souci à se faire suite à cet arrêt.

Avec cette décision, le juge autorise les institutions culturelles (bien au-delà, donc, des seules Archives) à poser des barrières d’accès et d’usage du patrimoine. Il les autorise donc à avoir le même comportement que NotreFamille.com.

La loi sur le numérique doit à présent intervenir ! 

Il se trouve que cette décision plus que contestable survient à la veille d’une étape importante où le législateur français doit transposer cette année une nouvelle directive européenne sur la réutilisation des informations publiques, certainement par le biais de la loi annoncée sur le numérique. Or la secrétaire d’Etat Axelle Lemaire en charge de ce dossier a déjà annoncé devant l’Assemblée que l’un des points de ce texte consisterait à « rapprocher le régime de droit commun et les régimes dérogatoires, en particulier pour ce qui concerne […] les institutions culturelles« . Or c’est exactement l’inverse de ce que vient de faire la Cour d’appel de Bordeaux, qui a au contraire exacerbé les particularités du statut dérogatoire des institutions culturelles…

Il s’avère cependant que la loi s’impose aux tribunaux et nous sommes ici en présence d’une divergence grave de jurisprudence entre deux Cours d’appel. Il paraît donc nécessaire que le législateur intervienne pour dénouer ce sac de noeuds et il peut le faire en utilisant le véhicule de la loi numérique. L’ambition de ce texte est d’ailleurs d’aller au-delà du simple principe de réutilisation, pour consacrer un principe général de réutilisation libre et gratuite par défaut des données publiques, auquel les administrations ne pourront déroger que dans des cas exceptionnels et contrôlés. Si elle fait cela, la France sera la première en Europe à se doter d’une véritable loi sur l’Open Data, encourageant vigoureusement cette politique. Peut-on décemment prendre un tel virage en laissant par ailleurs les institutions culturelles à ce point en arrière ? Cela paraît tout simplement inimaginable.

Mais il y a mieux encore, non seulement la France peut revenir sur cette jurisprudence par le biais de la loi sur le numérique, mais elle DOIT le faire. En effet, l’article 3.2 de la nouvelle directive européenne a déjà anticipé le problème que peut poser l’application du droit des bases de données à la réutilisation des données culturelles :

Pour les documents à l’égard desquels des bibliothèques, y compris des bibliothèques universitaires, des musées et des archives sont titulaires de droits de propriété intellectuelle, les États membres veillent à ce que, lorsque la réutilisation de ces documents est autorisée, ces derniers puissent être réutilisés à des fins commerciales ou non commerciales […]

Le texte est absolument limpide et explicite : un droit de propriété intellectuelle, lorsqu’il est détenu par un service culturel (et non par un tiers) ne peut faire obstacle au principe de réutilisation, y compris commerciale. Si la France ne transposait par cet aspect de la directive, ce serait en vain, car à l’issue du délai de transposition (fixé au 18 juillet prochain), toute personne intéressée pourra se porter en justice pour demander au juge de faire appliquer directement la directive.

La Cour d’Appel de Bordeaux n’a donc pas seulement produit ici un jugement bancal, mal motivé et peu rigoureux sur le plan de la logique juridique pure. Elle s’est aussi livrée à un combat d’arrière-garde, qui ne fera que retarder une évolution vers la libre réutilisation en marge de laquelle les institutions culturelles ne pourront éternellement rester à l’écart.

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En attendant, ce véritable abcès juridique que constituent ces interminables débats sur le statut dérogatoire des institutions culturelles nous détourne tous d’une réflexion beaucoup essentielle, qui n’est pas dans l’opposition bornée à la réutilisation commerciale, mais dans la détermination des conditions équitables de réciprocité dans laquelle une telle réutilisation des données publiques par des opérateurs commerciaux peut s’opérer sans aboutir sur la réapparition d’enclosures.

La décision de la Cour ne répond en rien à ce défi et il faut espérer que le législateur saisira aussi l’opportunité de la loi numérique pour se pencher sérieusement sur la question.

PS : notons aussi que comme les institutions de recherche relèvent elles-aussi du même statut dérogatoire que les institutions culturelles, cette décision pourrait aussi à terme provoquer des dommages collatéraux importants pour la réutilisation des données de la recherche, en les cloisonnant sous le droit des bases de données…


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Via un article de calimaq, publié le 6 mars 2015

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