Blade Runner, l’oeuvre ouverte et la libération des possibles

On a appris cette semaine que le film mythique Blade Runner aura une suite, dans laquelle Harrison Ford reprend le rôle de Rick Deckard dans l’univers dystopique qui a marqué à jamais l’esthétique de la science-fiction. Ridley Scott de son côté, le réalisateur du premier volet, laisse la caméra pour passer à la production, mais il fera bien partie de l’aventure. Sur Libération, un article particulièrement intéressant de Frantz Durupt se pose cependant avec raison cette question : mais de quoi au juste ce « Blade Runner 2″ sera-t-il la suite ?

Car Blade Runner présente la particularité de comporter de nombreuses versions – sept en tout – et notamment un certain nombre de fins alternatives modifiant sensiblement l’interprétation du film. C’est d’ailleurs un des éléments qui ont le plus contribué à rendre cette oeuvre si fascinante. Avant sa sortie en 1982, des tests avaient en effet été effectués sur un échantillon de spectateurs qui avaient effrayé les producteurs : la fin paraissait trop complexe et suscitait de mauvaises réactions. Une scène finale en forme de happy end, a donc été ajoutée, contre la volonté de Ridley Scott, dans laquelle Rick Deckard et Rachel, l’héroïne féminine, s’éloignent en voiture avec un commentaire positif en voix-off pour que les choses soient bien claires…

Ridley Scott a longtemps exprimé son insatisfaction vis-à-vis de cette fin trop univoque et il lui a fallu attendre 10 ans pour corriger le tir à la faveur de la parution en 1992 d’une version « Director’s Cut ». Le happy end des producteurs est supprimé et une scène onirique montrant une licorne est ajoutée, qui change l’interprétation possible de l’histoire en suggérant que Rick Deckard est peut-être lui-même un « replicant« , c’est-à-dire un des androïdes auxquels il donne la chasse durant le film. Le spectateur est invité implicitement à choisir une des deux alternatives.

Alors que cette ambiguïté est pour beaucoup dans l’intérêt film, Ridley Scott a pourtant déclaré dans une interview en 2002 que le héros était bien un replicant, coupant court aux spéculation des aficionados. Après de telles déclarations du réalisateur, on aurait pu croire que l’histoire allait s’arrêter là, mais l’article de Libération indique qu’en 2007, à la sortie d’une édition « Final Cut » voulue définitive, le scénariste du film, Hampton Francher, a manifesté son désaccord vis-à-vis de l’interprétation retenue par Ridley Scott :

Le fait est que Ridley Scott, pour autant qu’il ait réalisé le film, n’en a pas écrit le scénario. Or, Hampton Francher, le scénariste du film, défend pour sa part une vision plus ambiguë. En 2007, il estime que « Ridley a tout faux », que son idée est « trop complexe », et que la question de savoir si Deckard est un réplicant « doit rester éternelle ». A ses yeux, « c’est un non-sens d’y répondre » et « ça ne [l]’intéresse pas ».

On aboutit donc à trois visions différentes du sens d’un même film : celles des producteurs de 1982 dans laquelle Deckard est plus probablement un humain, celle de Ridly Scott de 1992 où il est fortement suggérée qu’il est un androïde et celle d’Hampton Francher, qui préfère laisser planer le doute sur la nature réelle du héros. Cette dernière option est d’ailleurs sans doute celle qui est la plus proche du roman de Philip K. Dick (Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?) dont est tiré le film Blade Runner, décédé avant la sortie du film en 1982.

Ce qui est fascinant, c’est que Ridley Scott et Hampton Francher ont tous les deux juridiquement la qualité d’auteurs du film (ils en sont les co-auteurs) et cette qualité qui leur est conjointement reconnue ne permet donc pas de trancher entre les différentes interprétations possibles. Blade Runner reste donc une oeuvre « ouverte », plurielle et unique tout à la fois, affectée par une sorte de « paradoxe de Schrödinger« , qui a grandement contribué à forger le mythe dont elle est entourée.

Ces caractéristiques contrastent avec l’image que le droit d’auteur, particulièrement en France, véhicule à propos des oeuvres et de leurs relations avec leur créateur. En vertu du « droit moral », l’auteur est sensé arrêter pour son oeuvre une forme finie et il dispose ensuite d’un « droit à l’intégrité » ou au « respect », lui permettant de s’opposer aux altérations dénaturant l’esprit qu’il avait souhaité lui donner. En France notamment, le droit moral joue un rôle important dans les rapports que l’auteur entretien avec des intermédiaires économiques, comme les producteurs ou les éditeurs, car ceux-ci ne peuvent théoriquement le faire renoncer valablement à son droit moral, ce qui permet au créateur de garder le dernier mot sur la forme de son oeuvre. La situation est différente aux États-Unis, où hormis le droit à la paternité, le système du copyright ne reconnaît pas vraiment le droit moral et laisse aux producteurs d’un film le bénéfice du « Final Cut », c’est-à-dire la décision sur le montage final présenté au public.

Si l’on reprend l’exemple de Blade Runner, on voit que ce qui déclenche l’histoire, c’est le fait que Ridley Scott n’ait pu opposer son droit moral à l’insertion du « happy end » imposé par les producteurs. Il n’aura de cesse ensuite d’essayer « d’arrêter » le film dans une forme correspondant à sa vision, par le Director’s Cut de 1992, puis avec le Final Cut de 2007, version pour laquelle il disposa enfin d’une direction artistique complète. Mais même ainsi, on voit avec la réaction du scénariste Hampton Francher que cet effort de « fixation » de l’oeuvre reste vain. Elle contenait quelque chose qui a dépassé son propre créateur et qui la laisse toujours « ouverte ».

Au final, ce qui est frappant, c’est que la multiplication des versions a abouti pour Blade Runner à un enrichissement de l’oeuvre, ou plutôt à une multiplication des possibles à partir d’une oeuvre donnée. Même la version de 1982, imposée par les producteur à l’auteur, ouvre un chemin possible dans l’oeuvre, non dénué d’intérêt, qui a participé à la légende du film. Ridley Scott a néanmoins eu la chance de pouvoir faire jouer sa notoriété pour convaincre les producteurs (The Ladd Company, filiale de Warner Bros) de le laisser produire de nouvelles versions. En France, la protection du droit moral donne plus de pouvoir à l’auteur pour faire prévaloir sa vision sur celle des intermédiaires économiques.

Ce principe du droit moral, en tant que principe régulateur des relations entre l’auteur et les intermédiaires, est important. Mais l’idée de fixation d’une oeuvre dans une forme arrêtée est quant à elle beaucoup plus contestable. Le cas de Blade Runner est en cela emblématique, mais toutes les oeuvres présentent à un degré plus ou moindre ce caractère « ouvert ». L’auteur choisit un chemin à travers son oeuvre parmi la multitude de ceux qui étaient possibles, mais d’autres combinaisons auraient toujours pu exister.

Le phénomène des fanfictions est sans doute celui qui révèle le mieux l’étendue des possibles existant au sein de toutes les oeuvres soit-disant « arrêtées dans une forme ». On dénombre par exemple plus de 700 000 histoires alternatives écrites par des fans dans l’univers d’Harry Potter. L’auteur J.K Rowling est réputée pour tolérer assez largement les réécritures par ses lecteurs, ce qui a permis une prolifération sans précédent de versions de la même oeuvre. Si Ridley Scott ne voulait pas de happy end pour Blade Runner, Rowling a déjà déclaré de son côté qu’elle regrettait de ne pas avoir terminé la saga Harry Potter par un happy end, dans lequel Harry et Hermione seraient tombés amoureux. Mais qu’à cela ne tienne ! Certains de ces fans ont écrit cette histoire, qui « existe » donc bien quelque part dans le multivers engendré par le réseau des fanfinctions autour du noyau original des romans Harry Potter.

Le problème, c’est que tous les titulaires de droits sont loin d’être aussi tolérants que J.K. Rowling vis-à-vis de ces créations transformatives et le droit d’auteur est souvent utilisé pour interdire la production d’histoires alternatives à partir d’univers protégés. Cette semaine par exemple, un suite déjantée des Powers Rangers intitulée « Power/Rangers », produite sous la forme d’un fan film de 14 minutes, s’est attirée les foudres du producteur de la série originale qui a exigé son retrait sur Vimeo pour violation du droit d’auteur. L’auteur de cette vidéo a essayé de se défendre de l’accusation de « plagiat » avec les arguments suivants :

« Chaque image dans Power/Rangers est une image originale. nous n’avons rien utilisé d’existant. Il n’y a pas d’images protégées par le droit d’auteur dans mon court-métrage. Je ne gagne pas d’argent avec, et je refuse d’en recevoir de quiconque. Je n’ai même pas financé le film par Kickstarter, je l’ai produit moi-même. Il a été conçu pour être distribué gratuitement. C’est comme si je dessinais un Power Ranger sur une serviette et je le donnais à un ami. Est-ce que c’est illégal ? Non. »

Sur le plan juridique, il y a peu de chances qu’il réussisse à l’emporter (même si le fair use offre quelques marges de manoeuvre aux États-Unis) et c’est donc une des visions possibles des Power Rangers, plus sombre et plus mature que l’original, qui risque de disparaître au nom du droit d’auteur.

Y a-t-il un moyen de concilier la protection du créateur face aux intermédiaires économiques et la libération des possibles contenus dans les oeuvres ? Une solution selon moi pourrait être de conserver le droit moral dans les rapports entre l’auteur et des acteurs comme les producteurs et les éditeurs. On est ici dans une relation déséquilibrée où il est important de protéger la partie la plus faible et le droit moral est fondamental pour cela. Mais ensuite, dans les rapports que l’auteur entretient avec d’autres créateurs ou avec son public, le droit moral ne devrait plus s’appliquer de la même manière. L’usage transformatif des oeuvres devrait être autorisé, notamment sous la forme des fanfictions ou des fanfilms qui « déplient » des potentialités nouvelles dans l’oeuvre. Ces productions dérivées aboutissent en effet à un enrichissement de la création et elles permettent la participation effective du plus grand nombre à la vie culturelle.

Concernant Blade Runner, de nombreuses fanfictions existent déjà, ainsi que plusieurs fan films dont certains sont de grande qualité. C’est le cas par exemple de « Xxit », une vidéo impressionnante de 11 minutes réalisée en 2011 pour perpétuer la magie du film original de 1982 en prolongeant l’histoire.

Comme le fait remarquer l‘article de Frantz Durupt sur Libération, le plus ironique avec cette suite annoncée de Blade Runner, c’est qu’elle va obliger à faire un choix définitif entre les différentes interprétations de l’histoire. Pour que la suite soit cohérente, il faudra bien choisir si Rick Deckard est un humain ou un androïde. Or c’est la première option qui devrait prévaloir, car les réplicants dans l’univers de Blade Runner sont sensés ne pouvoir vivre que quelques années et Harrison Ford a vieilli de 35 ans depuis 1982, ce qui ne peut manquer de se voir à l’écran. Il serait donc beaucoup plus logique qu’il soit un humain.

Au final, l’existence même de cette suite officielle de Blade Runner va donc fatalement opérer une réduction des possibles et refermer une oeuvre dont l’un des principaux intérêts était son ouverture. Elle va même obliger Ridley Scott en tant qu’auteur à se « trahir » lui-même en empruntant la voie que les producteurs avaient cherché à lui imposer en 1982…

La forme des oeuvres se perdra dans le temps, comme des larmes dans la pluie….


Classé dans :Penser le droit d'auteur autrement ... Tagged : Blade runner, cinéma, copyright, droit d’auteur, droit moral, fanfictions, film, producteurs, Ridley Scott

Via un article de calimaq, publié le 1er mars 2015

©© a-brest, article sous licence creative common info