Livre numérique en bibliothèque : une démission de la politique de lecture publique

Lundi dernier en conclusion des Assises des bibliothèques organisées à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine, la Ministre de la Culture Fleur Pellerin a annoncé la signature d’un protocole d’accord entre l’État, les bibliothèques, les éditeurs, les auteurs, les libraires et les élus culturels concernant la « diffusion du livre numérique par les bibliothèques publiques« . Ce texte qui prend la forme de 12 recommandations a été publié le lendemain sur le site de l’ABF, accompagné d’un communiqué où l’association annonce qu’elle a accepté de le signer, tout en prenant assez nettement ses distances. L’ABF déplore notamment que seule la voie contractuelle soit ouverte aux bibliothèque, les pouvoirs publics ayant renoncé à adapter le cadre législatif en vigueur.

Fleur Pellerin dans son discours de clôture des Assises avait pourtant affirmé que cet accord constituait « l’acte fondateur du prêt numérique en bibliothèque » et le « fruit d’une démarche pionnière en Europe ». Mais une lecture attentive des 12 recommandations montre que si les bibliothécaires ont réussi à faire admettre plusieurs principes importants par les autres acteurs de la chaîne du livre, ce texte ne résoudra pas les difficultés majeures que rencontrent les bibliothèques pour développer une offre d’eBooks dans des conditions satisfaisantes pour leurs usagers.

Mensonge sur l’état du droit européen 

Le passage qui pose le plus de difficultés à mon sens dans cet accord se situe dans son préambule, où est exclue d’emblée toute modification du cadre juridique en vigeur concernant le livre numérique en bibliothèque :

En droit européen, le prêt de livres numériques par les bibliothèques relève, à ce jour, du droit exclusif de l’auteur. C’est donc aujourd’hui dans le seul cadre de la voie contractuelle que le développement d’une offre numérique en bibliothèque favorable à l’ensemble du secteur du livre peut et doit être recherché, en encourageant notamment les expérimentations.

Cette affirmation – dont tout le reste découle – est très largement abusive. Certes il existe une directive européenne de 1992 concernant le prêt public des oeuvres protégées par le droit d’auteur, dont l’application à l’environnement numérique est incertaine. Mais pour autant, cela ne signifie pas que toutes les pistes juridiques qui pourraient servir de fondement à la mise à disposition d’eBooks par les bibliothèques aient été actuellement explorées. La Cour de Justice de l’Union Européenne a été saisie en septembre dernier d’une question en provenance des Pays-Bas, pays où les bibliothécaires revendiquent un droit de prêt pour les livres numériques. Ils demandent à ce que la Cour statue pour savoir si la directive de 1992 est applicable aux livres numériques et à défaut, si le principe de l’épuisement des droits ne pourrait pas s’appliquer au livre numérique en bibliothèque. Ces bibliothécaires s’appuient notamment sur la décision d’un tribunal hollandais ayant admis que l’épuisement des droits pouvait permettre la revente en occasion des eBooks.

Le principe de l’épuisement des droits est un mécanisme essentiel d’équilibrage du système du droit d’auteur. C’est grâce à lui que nous pouvons prêter, donner, revendre ou léguer à nos enfants des livres sous forme physique. Son application à l’environnement numérique fait l’objet actuellement de débats épineux et de plusieurs contentieux. Elle a été admise pour les logiciels par exemple. Nul ne sait quelle sera la réponse de la CJUE sur ces questions complexes, mais on peut noter que celle-ci a rendu il y quelques semaines une décision favorable aux bibliothèques en matière de numérisation. Il est donc impossible comme le fait l’accord de clamer que le droit de l’Union européenne est fixé en la matière et que la seule voie praticable réside dans la négociation contractuelle. Car si la Cour admet que l’épuisement des droits peut couvrir la mise à disposition de contenus numériques en bibliothèque, il n’y aura plus de contrats qui tiennent : les bibliothèques disposeront bien de la faculté de prêter des eBooks et les titulaires de droits ne pourront s’y opposer.

Manque de courage politique

L’ABF dans son communiqué explique que c’est le Ministère de la Culture qui a pesé pour que la réflexion sur ces recommandations s’effectuent « à droit constant », sans envisager de modification du cadre légal :

Ainsi, ce sont les ayants droits qui définissent exclusivement les offres et les conditions d’accès aux livres numériques en bibliothèque publique. Le Ministère a souhaité que ces recommandations ne portent donc que sur le seul cadre légal possible, celui de la voie contractuelle.

Ce refus de toucher à la loi constitue à mon sens une démission pure et simple de la politique de lecture publique, habilement masquée par l’écran de fumée que constitue cet accord. En 2003, lorsque la France avait transposé la directive européenne sur le droit de prêt, les pouvoirs publics avaient pris leurs responsabilités en mettant en place un mécanisme de licence légale pour le prêt de livres en bibliothèques, alors que celui-ci avait fait l’objet de fortes remises en question pendant plus de 10 ans de débats houleux. En vertu de ce dispositif, les titulaires de droits ne peuvent plus s’opposer à ce que les livres papier soient acquis et proposés en prêt par les bibliothèques ouvertes au public, dans des conditions fixées par la loi, assorties d’une compensation financière versée par l’État et les établissements pour être répartie entre auteurs et éditeurs.

Mais pour le livre numérique, le gouvernement refuse cette fois de passer par la loi. On pourra s’étonner de cette réticence, étant donné que les lois se soient succédées à bon rythme ces dernières années en ce qui concerne livre numérique. Lorsqu’il s’est agi de protéger éditeurs et libraires contre les pratiques tarifaires d’acteurs comme Amazon, la loi sur le prix unique du livre numérique a été votée en 2011. Quand on a cherché à mettre en place une alternative à la numérisation entreprise par Google, c’est encore par la voie légale que l’on est passée, avec le vote en 2012 de la loi sur les livres indisponibles du 20ème siècle, et le gouvernement avait même alors déclaré à cette occasion une procédure d’urgence. L’an dernier, à nouveau dans l’optique de protéger les libraires, une loi « anti-Amazon » a été adoptée à l’unanimité afin de mettre fin à la gratuité des frais de port, alors même qu’on la savait plus symbolique qu’autre chose. Et pour adapter le contrat d’édition au livre numérique, le Code de Propriété Intellectuelle vient de connaître une réforme importante, pour laquelle le gouvernement a demandé à procéder par voie d’ordonnance pour être plus efficace.

Il y a donc eu quatre réformes récentes des lois applicables au livre numérique, dont trois majeures. Lorsqu’il a été question d’intervenir en faveur des auteurs, des éditeurs ou des libraires, le Ministère de la Culture n’a pas hésité à emprunter la voie législative, alors même que plusieurs de ces projets ont été très contestés, comme la loi sur les indisponibles. Les bibliothèques seraient donc au final les seuls acteurs de la fameuse chaîne du livre qui ne mériteraient pas que la loi soit modifiée. Et c’est le public qui sera le premier à payer ce manque criant de courage politique…

Que vaut un accord non contraignant ? 

La principale conséquence de cette « religion » de la voie contractuelle prêchée par le Ministère de la Culture, c’est que l’accord signé cette semaine n’aura aucune valeur contraignante pour les parties. Pour les bibliothèques, cela signifie qu’elles doivent s’en remettre aux licences que les éditeurs voudront bien mettre en place pour qu’elles puissent proposer des livres numériques à leurs usagers.

Jusqu’à présent, c’est ce système qui a été appliqué en France avec un résultat éloquent : 98,5% des bibliothèques françaises ne proposaient pas de livres numériques en 2013, alors qu’elles sont plus de 80% à le faire aux États-Unis. Certes les choses sont en train d’évoluer en la matière, avec le déploiement progressif du projet PNB (Prêt Numérique en Bibliothèque) porté par la société Dilicom. Mais celui-ci soulève de très sérieuses réserves, exprimées depuis plusieurs mois notamment par l’ABF, que ce soit au niveau de la politique tarifaire, du contenu des livres proposés ou du modèle de mise à disposition qui privilégie le téléchargement des fichiers avec DRM chronodégradable.

Dans ce contexte de tensions autour de la définition des offres, quel sera l’intérêt de cet accord non-contraignant ? Certainement très faible… Le premier principe énoncé dans ce texte concerne par exemple « l’accès aux bibliothèques publiques à l’intégralité de la production éditoriale » :

Dans la limite des droits cédés par les auteurs à leurs éditeurs, le catalogue proposé aux collectivités territoriales pour leurs bibliothèques doit être identique à celui proposé aux particuliers. Les conditions, notamment tarifaires et d’utilisation, peuvent cependant varier, dans le cadre des offres définies par les éditeurs.

Cette « homologie » entre l’offre aux acheteurs particuliers et l’offre en bibliothèque existe pour le papier : une bibliothèque peut proposer à ces lecteurs tout ce qui sort en librairie, y compris (et surtout !) les dernières nouveautés. Il en est ainsi parce que la loi permet aux bibliothèques d’acheter les mêmes livres que ceux qui sont disponibles en librairie, dès leur sortie, sans que les titulaires de droits puissent le refuser. Pour les eBooks, on sait que ce n’est pas le cas. Les éditeurs ont utilisé les contrats pour se « bricoler » une petite chronologie des médias maison : ils refusent aux bibliothèques la plupart des titres les plus récents par crainte (dans leur esprit…) que les ventes ne soient « cannibalisées » par l’accès en bibliothèque. Une étude IDATE sur le livre numérique parue en mars dernier avait montré que cette pénurie organisée de nouveautés en bibliothèque était très importante. Le protocole signé cette semaine dit explicitement que l’intégralité de l’offre éditoriale doit être proposée aux bibliothèques, mais que se passera-t-il si Gallimard, Flammarrion, Editis ou Hachette continuent à faire obstruction ? Certainement pas grand chose.

L’accord affirme par ailleurs qu’il faudra « veiller à la stabilité des contrats passés avec des collectivités« . C’est certainement une chose souhaitable, mais que se passera-t-il si un éditeur décide brutalement d’augmenter ses tarifs de 300% d’une année sur l’autre comme Hachette l’a fait en juin dernier ? Suffira-t-il de lui montrer ces recommandations pour qu’il fasse machine arrière ? J’en doute…

L’importance de respecter « la règlementation relative au traitement des données personnelles » est également mentionnée dès le préambule de l’accord. Fort bien… Mais les principaux éditeurs imposent l’usage du DRM Adobe Digitial Editions sur les livres numériques mis à disposition par les bibliothèques. Or on sait que ce DRM permet à Adobe de collecter massivement des données très précises concernant les usages des lecteurs. Un véritable scandale a éclaté à ce sujet, il y a quelques semaines, lorsqu’une fuite de ces données a révélé l’ampleur de l’espionnage auquel se livre cette entreprise, sans qu’Adobe renonce à collecter ces informations. Ce DRM va pourtant continuer à être utilisé dans le cadre de PNB et ce n’est certainement pas cet accord qui pourra faire obstacle à ces pratiques douteuses.

Diversité des modèles ? 

Je ne jetterai pas la pierre aux bibliothécaires qui ont négocié cet accord, car ils ont réussi à faire entendre quelques principes importants, notamment celui de la nécessaire diversité des modèles de mise à disposition des livres numériques en bibliothèque. C’est l’une des critiques les plus fortes que l’on peut d’ailleurs faire au projet PNB. Il a choisi parmi toutes les possibilités envisageables de retenir celle que j’appelle le « DRM Terminator ».

Tout comme Monsanto impose aux paysans de racheter d’une année sur l’autre les graines qu’il commercialise sans pouvoir resemer celles issue de leur récolte, les éditeurs français ont décidé que les fichiers pour lesquelles les bibliothèques souscriront des licences finiront par s’auto-détruire au bout d’un certain nombre de prêts. Ce système est censé prolonger la « physicalité du livre papier » (sic) aux eBooks en bibliothèque. Tout comme les livres s’usent et obligent les bibliothécaires au bout d’un certain temps à racheter des exemplaires, les eBooks finiront par disparaître pour contraindre au rachat de licences. On cherche donc à faire en sorte que les eBooks « imitent » les livres papier, en niant les potentialités propres à l’environnement numérique ! Les éditeurs français n’ont pas inventé ce modèle : l’éditeur Harper Collins l’impose depuis 2011 aux États-Unis, ce qui a soulevé une vague de protestations parmi les bibliothécaires américains devant l’absurdité du système et les complications qu’il entraînent pour les usagers.

Concernant les DRM, le texte de l’accord est manifestement le fruit d’un compromis arraché par les bibliothécaires :

Les systèmes de gestion des droits numériques contribuent à la protection du droit d’auteur et permettent de gérer le service de prêt numérique.

Pour autant, le recours à des systèmes de gestion de droits ne doit pas rendre totalement impossibles les usages autorisés par la loi pour les bibliothèques et leur public. La conception de systèmes de gestion et de protection des droits numériques permettant une interopérabilité maximale et un accès aux œuvres le plus aisé possible doit être encouragée et leur adoption privilégiée.

Les mesures techniques de protection ne sont pas l’unique système de gestion et de protection des droits numériques. D’autres types de dispositifs que ceux qui sont communément utilisés aujourd’hui dans les offres aux collectivités peuvent être adoptés s’ils garantissent un service de qualité ou permettent de l’améliorer, dans le respect du droit d’auteur.

L’accord est nuancé sur ce point et laisse une porte ouverte à des modes de régulation des usages qui n’impliqueraient pas de DRM implantés dans les fichiers. Il existe d’ailleurs déjà des acteurs comme Publie.net ou NumerikLivres qui proposent des eBooks aux bibliothèques sans verrous numériques . Mais la mise en place progressive du projet PNB fait craindre que son système de « DRM Terminator » s’impose peu à peu en France comme le modèle dominant. Or les premiers retours d’expérience montrent qu’ils sont très contraignants, à la fois pour les bibliothécaires et pour les usagers.

Le modèle prôné dans le cadre de PNB a pourtant fait l’objet d’avis négatifs dans le rapport Lescure, par l’Inspection Générale des Bibliothèques ou par le consortium Couperin. Mais il existe une pression telle pour l’imposer que l’on peut craindre que les appels à la diversité figurant dans l’accord restent lettre morte.

Réapproprions-nous la politique de lecture publique

Ce qui me choque le plus dans cette affaire, c’est le « decorum » mis en place lors de ces Assises des bibliothèques pour annoncer en grande pompe un accord qui traduit en réalité une véritable démission de la politique de lecture publique. Et tout cela est encore plus croustillant lorsque l’on sait que le Ministère de la Culture avait annoncé que 2014 serait « l’année des bibliothèques » !

Il n’y a cependant pas de fatalité et les choses sont encore loin d’être jouées. Si la piste d’une réforme législative est barrée en France, le changement pourra venir du niveau européen, que ce soit par la jurisprudence de la CJUE ou dans le cadre de la réforme de la directive sur le droit d’auteur annoncée pour 2016. L’ABF dans son communiqué rappelle qu’elle continue à soutenir la campagne « Legalize It » lancée par EBLIDA, qui vise à faire consacrer le droit pour les bibliothèques à mettre à disposition des livres numériques. Des travaux sont également engagés au niveau international à l’OMPI, où un traité sur les bibliothèques est en cours de négociation.

Mais d’ici-là, les bibliothécaires ont une responsabilité collective dans la manière dont le livre numérique se déploiera dans nos établissements. En effet, c’est avec leurs budgets que les bibliothèques votent et qu’elles peuvent aussi façonner l’avenir. Cet accord a beau être non contraignant, il peut aussi être utilisé comme un étalon à l’aune duquel juger les offres qui sont faites aux bibliothèques. Si des licences proposées par les éditeurs ou les e-distributeurs ne sont pas conformes aux principes énoncés dans ce texte, les établissements ne devraient tout simplement pas y souscrire.

Le faire, c’est scier la branche sur laquelle les bibliothèques sont assises. A cet égard, il est clair que PNB constitue un enjeu majeur. Plusieurs établissements, sous couvert « d’expérimentation » se sont déjà embarqués dans ce système qui, à mon sens, constitue un remède pire que le mal.

Quand la politique démissionne et abandonne la défense de l’intérêt général, il appartient à chacun de se la réapproprier…

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Via un article de calimaq, publié le 12 décembre 2014

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