Les licences à réciprocité : une piste pour la « transformation numérique » de l’économie ?

Cette semaine, Philippe Lemoine a remis au gouvernement le rapport qui lui avait été confié en janvier dernier, dans le cadre d’une mission sur la « transformation numérique » de l’économie française. Il comprend plus de 180 propositions très diverses, parmi lesquelles on peut relever une recommandation N°98, faisant allusion aux « licences à réciprocité » dont j’ai déjà eu l’occasion de parler à plusieurs reprises sur S.I.Lex :

  • Recommandation n°98 : développer la notion de bien commun des innovations technologiques en s’appuyant sur de nouvelles licences de type Peer Production Licence & Reciprocity Licence (usage libre et non commercial).

transfLe principe des licences à réciprocité consiste, selon l’expression employée par Pier-Carl Langlais qui leur a consacré un article détaillé, à « rendre aux communs le produit des communs« . Elles constituent une adaptation des licences Creative Commons – Pas d’usage commercial, requérant que les entités commerciales contribuent, d’une manière ou d’une autre, aux Communs pour pouvoir utiliser une ressource placée sous une telle licence, faute de quoi elles seraient tenues de payer pour le faire.

Pour Michel Bauwens, un des penseurs de l’économie des Communs, le point-clé de ces nouvelles licences réside dans le concept régulateur de réciprocité qu’elles véhiculent :

[...] je pense que la chose essentielle n’est pas l’argent ou même la création d’un flux de revenu du capital vers les communs. La chose essentielle, c’est la notion de réciprocité : l’idée d’une économie éthique, c’est-à-dire une économie ou un marché qui n’extériorisent pas les aspects environnementaux ou la justice sociale, mais qui les intègrent. C’est la possibilité d’un marché post-capitaliste qui n’est pas focalisé sur l’accumulation du capital et externalise tout le reste, mais un marché qui se régule lui-même à partir de la notion de réciprocité.

Le rapport Lemoine est le premier document officiel, depuis le projet FLOK en Équateur, à recommander l’usage des licences à réciprocité. Il comporte en outre une série de propositions, visant à soutenir la mise en place une économie ouverte, basée sur des licences libres. Cet aspect du rapport a été salué cette semaine par Louis-David Benyayer sur le blog de Without Model. En effet, plusieurs des mesures préconisées par le rapport Lemoine sont reprises des 14 propositions figurant dans l’ouvrage Open Models, dont j’ai eu récemment l’occasion de vous parler sur S.I.Lex, consacrés aux modèles économiques alternatifs.

Les recommandations en faveur de l’économie ouverte figurant dans le rapport Lemoine sont les suivantes :

  • Mesure n°9 : Soutenir les fondations de type Wikipédia, Mozilla OpenStreetMap pour créer des liens entre services publics et biens communs
  • Mesure n°13 : Créer le “1% Open” pour inciter les entreprises à se consacrer à des projets Open
  • Mesure n°14 : Créer un classement des entreprises valorisant leur implication dans des démarches Open : notion de Responsablité Numérique des Entreprises (RNE)
  • Recommandation n°101 : Créer le DIC (Droit Individuel à la Contribution), pour permettre aux salariés de consacrer du temps à des projets Open, par exemple en transformant du du Droit Individuel à la Formation (DIF) en DIC
  • Recommandation n°111 : Lancer un programme de recherche économique visant à démontrer le retour sur investissement et les externalités positives des démarches Open
  • Recommandation n°112 : Abonder systématiquement, par des fonds publics à 1 pour 1, toute campagne de crowdfunding respectant des critères Open préalablement définis
  • Recommandation n°113  : Lier tout ou partie des subventions publiques des établissements et opérateurs publics sous tutelles à la quantité d’Open Source et d’Open Access.

Un point intéressant que l’on peut noter, c’est que le rapport envisage à la fois des pouvoirs publics en soutien à l’économie ouverte, mais également une série de mesures concrètes visant à ce que les entreprises contribuent elles aussi à la constitution de Communs. Cette approche est particulièrement inspirante et il me semble même qu’elle permettrait peut-être de lever une des difficultés qui affectent encore aujourd’hui la conception des licences à réciprocité.

En effet à l’heure actuelle, il existe principalement deux propositions de licences réciproques, fonctionnant d’une manière différente en fonction de la façon dont elles conçoivent la question de la réciprocité. La Peer Production Licence, créée d’abord par Dmitry Kleiner, indique que seules les structures ayant une forme coopérative peuvent bénéficier des ressources sans avoir à payer. Elle fonctionne exclusivement sur un critère « organique », avec une opposition tranchée entre le secteur coopératif et les sociétés commerciales classiques, basées sur la maximisation du profit.

Cette première licence a pu être critiquée comme trop rigide ou idéologique, avec le désavantage de ne pas prendre en compte que des sociétés commerciales peuvent « contribuer aux communs » d’une manière ou d’une autre. Une autre proposition, la Commons Reciprocity Licence imaginée par Miguel Said Viera et Primavera De Filippi, a donc été avancée, reposant cette fois selon une approche « fonctionnelle » et non organique. Elle ouvre la possibilité d’utiliser gratuitement les ressources communes à toute structure qui « contribue aux communs », quelle que soit sa nature. Mais pour intéressante qu’elle soit, cette nouvelle proposition s’est heurtée à la difficulté de devoir définir ce qu’est une contribution aux communs. Pour résoudre ce problème, ses concepteurs ont envisagé mettre en place un système complexe de « jetons », basé sur une crypto-monnaie, qui viendrait récompenser les contributions aux communs et les mesurer entre elles.

Outre sa complexité, une telle approche a été critiquée, notamment par Pier-Carl Langlais, comme faisant courir le risque d’établir une nouvelle forme de « monétisation des communs », qui modifierait en profondeur les motivations des acteurs contribuant à leur création et à leur gestion.

Arrivé à ce point, on peut se dire que les licences réciproques sont confrontées à une difficulté majeure pour définir la notion de réciprocité, qui constitue pourtant le cœur même de leur philosophie. Mais c’est là où, à mon sens, les propositions avancées par Without Model et reprises dans le rapport Lemoine peuvent offrir une piste pour essayer de dépasser cette contradiction.

Plutôt que de suivre une logique « organique » ou « fonctionnelle », les licences à réciprocité pourraient adopter une approche « institutionnelle ». Une charte pourrait en effet être établie pour définir ce qui constitue une « économie éthique », au sens fort où Michel Bauwens entend cette expression en lien avec les Communs. Cette Charte pourrait reprendre les propositions du rapport Lemoine, en exigeant que les entreprises – qu’il s’agisse de coopératives ou non – doivent consacrer a minima 1% de leur budget à des projets Open, ouvrir un Droit Individuel à la Contribution à leurs employés, souscrire aux principes d’une Responsabilité Numérique des Entreprises (RNE), contribuer aux financement de grands projets portés par des fondations comme Wikipédia, OpenStreetMap, Mozilla, etc.

Les entreprises qui respecteraient ces critères pourraient alors se voir ouverte la possibilité d’utiliser gratuitement les ressources placées sous des licences à réciprocité. On obtient de cette façon un système plus souple que la Peer Production Licence exclusivement organique de Dmitry Kleiner. On évite également d’avoir à recourir à des systèmes complexes et potentiellement dangereux de mesures des contributions, comme avec la Commons Reciprocity Licence. Le fait que des mesures concrètes, incarnant la « contribution aux communs », soient fixées par une Charte fournit des critères clairs aux entreprises, de manière à ce qu’elles sachent comment agir en faveur des Communs. Par ailleurs, rien n’empêche que la Charte comporte aussi des principes applicables aux personnes publiques, en suivant les recommandations reprises là aussi par le rapport Lemoine.

Bastien Guerry, qui est à l’origine de la notion de Responsabilité Numérique des Entreprises (RNE) inspirée de la Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE), a écrit hier un intéressant billet dans lequel il précise cette idée :

La RNE s’inspire de la Responsabilité Sociétale des Entreprises : un dispositif de responsabilisation des entreprises face aux effets qu’elles exercent sur la société.

La responsabilité numérique des entreprises serait un dispositif de responsabilisation des entreprises face aux effets qu’elles exercent sur l’infrastructure matérielle et logicielle soutenant Internet, et sur les biens communs numériques qui y fleurissent.

Quelques pistes pour la construction d’un indicateur RNE :

  • est-ce que l’entreprise soutient la neutralité du net ?
  • est-ce que l’entreprise contribue au développement de logiciels libres ?
  • est-ce que l’entreprise contribue à Wikipédia ou aux autres projets de la fondation Wikimédia ?
  • est-ce que l’entreprise contribue à OpenStreetMap ?
  • est-ce que l’entreprise contribue à la sensibilisation du public sur la façon dont les données personnelles sont commercialisées ?
  • Etc.

On voit qu’à travers ce type de propositions se dessine déjà cette « Charte de l’économie éthique », à laquelle je faisais allusion plus haut et sur laquelle les licences à réciprocité pourraient être adossées.

Cette Charte aurait bien sûr une visée politique, à deux niveaux différents. Elle peut constituer un programme de réformes à faire passer dans la loi pour rendre obligatoires ces mesures en faveur de l’économie ouverte. Par exemple, un Droit Individuel à la Contribution (DIC) des salariés peut être mis en place par la loi. Mais sans attendre une telle évolution législative, la Charte pourrait aussi être mise progressivement en oeuvre de manière volontaire par les entreprises, avec pour elles à la clé la possibilité d’utiliser les ressources sous licence réciproque gratuitement.

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La principale difficulté soulevée par cette proposition consiste à savoir qui serait compétent pour adopter une telle Charte et comment s’accorder sur ces principes d’une économie éthique orientée vers le soutien à la production de Communs. C’est en ce sens que je dis qu’une telle solution serait « institutionnelle », car elle suppose que les Communs se dotent d’institutions capables d’élaborer et de faire appliquer cette Charte.

Ce n’est assurément pas une entreprise facile, étant donné la diversité du secteur des Communs, mais cela constitue un défi qui pourrait servir à catalyser le mouvement autour d’un objectif politique fort.


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Via un article de calimaq, publié le 14 novembre 2014

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