AnArchy sur France 4 : du crowdsourcing fictionnel, mais pas encore une wikisérie

Hier, France 4 a diffusé le premier épisode de la série AnArchy, qui se veut l’un des premiers projets audiovisuels français à jouer à fond la carte de l’écriture collaborative avec le public. Les éléments de base de l’histoire et du dispositif sont les suivants :

Imaginez. La faillite d’une grande banque française. La France sort de la zone euro et attend une nouvelle monnaie. Chaque citoyen, vous en l’occurrence, est limité à un retrait de 40 euros par semaine. Dans cet univers, que feriez-vous ?

Anarchy est une fiction d’anticipation transmédia dans laquelle les narrations web et tv se parlent et se répondent. L’internaute crée l’histoire, engendre ses personnages, les nourrit sur le Web et participe à l’écriture d’une série diffusée simultanément sur France 4.

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La série en elle-même n’est qu’un des éléments d’un dispositif transmédia plus vaste s’articulant autour d’un site Internet. Les internautes sont invités à contribuer à l’évolution du scénario par plusieurs biais différents. Ils peuvent soumettre des propositions concernant le sort de l’un des 5 héros principaux de l’histoire et chaque semaine, les auteurs de la série choisiront celles qu’ils estimeront la meilleure pour l’intégrer au scénario. Ils peuvent également créer un ou des personnages au sein d’un « réseau social de fiction » afin de leur faire vivre leurs propres aventures et là encore, ces propositions peuvent être introduites dans la série. Enfin, il est également possible d’envoyer des photos ou des vidéos pour répondre à des appels à témoignages lancés en fonction des événements se produisant dans l’histoire.

Tout cela créée un ensemble relativement complexe sur le plan narratif, mais aussi sur le plan juridique, car un grand nombre de contributeurs aux statuts divers vont se retrouver impliqués dans le projet et il peut s’avérer compliqué dans une telle situation de gérer les droits sur l’ensemble, surtout que le projet est également appelé à se décliner ensuite en roman.

Lorsque j’ai entendu parler de ce projet, je pensais que les internautes seraient mis à contribution uniquement pour voter sur des options ou donner des idées. Une telle situation n’aurait pas été très complexe à gérer en termes de droit d’auteur, car les simples idées ne sont pas protégeables en tant que telles ; seules leur mise en forme originale l’est.

Mais il apparaît lorsque l’on regarde le site du projet que les internautes sont véritablement invités à rédiger leurs contributions de manière détaillée, en prenant en compte des consignes générales données par l’équipe de production :

Prenez plaisir à écrire. Prenez du temps pour l’orthographe et l’oeil de vos futurs lecteurs. Soyez cohérent avec l’univers narratif et la temporalité d’Anarchy. Autant que possible, prenez connaissance des événements du jour pour y faire référence dans votre production, ou au moins ne pas les contredire.

Cela donnera (et on peut déjà en voir des exemples en ligne) des textes qui constitueront dans leur grande majorité des oeuvres de l’esprit indépendantes, protégées par le droit d’auteur. On aurait pu alors se demander si ce projet n’était pas assimilable à une « oeuvre collective », catégorie juridique du droit français où une personne physique ou morale est à l’initiative d’une création et coordonne la production de contributeurs dont les apports viennent se fondre dans un ensemble. Mais une récente jurisprudence, rendue à propos du site Vie de Merdea montré que la portée de l’application de la notion d’oeuvre collective était relativement limitée pour les créations collaborative sur Internet. Et qui plus est ici, chaque contribution est bien individualisée et les internautes disposent d’une marge de liberté importante.

Du coup, les producteurs de la série, FranceTV nouvelles écritures et Telfrance Série, étaient confrontés à la nécessité de mettre en place une architecture juridique contractuelle pour régler la question de l’exploitation des contributions. Celle-ci est décrite dans les conditions générales d’utilisation de la plateforme, qui sont intéressantes à lire.

Le système fonctionne sur la base d’une clause de cession des droits par laquelle les producteurs se voient attribuer une licence pour l’utilisation des contenus produits par les contributeurs. Ce n’est pas en soi très original, car même un site comme Facebook contient ce type de clause dans ses CGU. Mais ici, le contrat reconnaît une qualité de co-auteurs à part entière aux contributeurs dont les apports sont choisis par l’équipe de rédaction pour être intégrés à l’histoire :

Tout Contributeur autorise expressément FRANCE TELEVISIONS et TELFRANCE SERIE à conserver, reproduire et représenter ses Contenus sur le Site. Une fois que les Contenus seront envoyés sur le Site, les équipes de FRANCE TELEVISIONS et TELFRANCE SERIE choisiront les meilleurs Contenus aux fins de les intégrer à un ou plusieurs épisodes de la Série destinée à une première télédiffusion sur l’antenne de France 4. Un contrat de cession de droits sur ledit Texte sera alors conclu entre l’Auteur et TELFRANCE SERIE ultérieurement.

Cette cession prévoit également que ces internautes seront financièrement intéressés à l’exploitation de la série et des produits dérivés du projet, en tant que co-auteur de la trame narrative :

Les meilleurs contenus, ci-après dénommés les Textes, sont cédés par l’objet des présentes par leurs Auteurs à TELFRANCE SERIE en contrepartie du versement du versement d’un minimum garanti d’un montant de 40€ (quarante euros) bruts à valoir sur les pourcentages de la rémunération proportionnelle qui sera définie ultérieurement dans le cadre du contrat de cession de droits à signer entre l’Auteur et TELFRANCE SERIE précité.

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Les différentes dimensions transmedia du projet Anarchy, autant de droits à gérer….

L’approche est intéressante, car on ne peut pas dire que FranceTV est dans une logique d’exploitation du digital labor des internautes, vu qu’elle les associe contractuellement à l’équipe d’écriture du projet. Par ailleurs dans un pays comme la France, ce genre d’approche est relativement audacieuse, car le droit français est rigide sur des aspects comme le respect du droit moral ou l’interdiction de cession des oeuvres futures, ce qui ne facilite pas les démarches d’écriture collaborative.

Je reconnaitrais donc un certain mérite à ce dispositif contractuel, adapté à cette situation de « crowdsourcing fictionnel ». Néanmoins, il me semble que la démarche n’a pas été poussée jusqu’au bout et qu’elle aurait pu être beaucoup plus intéressante si FranceTV avait fait le choix pour son projet d’adopter des licences libres de type Creative Commons.

 Avec des licences Creative Commons, les participants au projet se seraient accordés les uns les autres des droits mutuels de modification et d’adaptation de leurs productions, à l’image de ce que l’on peut voir sur Wikipédia pour l’écriture d’articles encyclopédiques. L’écriture du scénario de la série aurait alors pu se faire en mode wiki et ce régime juridique de propriété partagée aurait aussi entraîné une profonde modification dans la gouvernance générale du projet.

En effet, même si les producteurs d’Anarchy invitent les internautes à « prendre le pouvoir » sur la série, l’impact réel de leurs contributions reste relativement limité, dans la mesure où les choix narratifs sont tous réalisés par l’équipe d’écriture, qui seule choisit d’intégrer ou non à l’histoire telle ou telle contribution des internautes. On reste donc finalement dans un schéma relativement « Top-Down » au niveau du partage des responsabilités, qui ne va pas complètement jusqu’au bout de l’inversion du rapport classique entre la télévision et le public.

Le réseau social de fiction que comporte la plateforme d’Anarchy est pourtant sans doute la partie la plus intéressante du projet et les règles du jeu proposées aux internautes sont inventives. Par exemple, les contributeurs peuvent faire interagir leurs personnages entre eux, en s’envoyant des demandes mutuelles de collaboration. Il est possible de refuser ces sollicitations, mais le silence gardé pendant 24 heures vaut acceptation. Et cela s’applique même si un autre contributeur souhaite que votre personnage meure dans l’histoire ! Ce type de règles est astucieux et il permet de « gamifier » le processus en lui donnant un côté « jeu de rôles ».

Mais on aurait pu également imaginer un dispositif de gouvernance narrative plus général, où le public aurait pu voter pour décider des embranchements de l’histoire, voire intervenir pour trancher des conflits ou des « guerres d’édition », à l’image de ce que l’on peut voir sur Wikipédia.

Pour arriver à un tel résultat, l’horizontalité juridique offerte par les licences Creative Commons aurait pu s’avérer utile. Au lieu de simplement conférer un statut d’auteur privilégié à quelques « élus » choisis par l’équipe de production, c’est l’ensemble des contributeurs qui auraient pu être juridiquement associés au projet, dans un esprit complètement collaboratif. Par ailleurs, les licences Creative Commons auraient transformé la trame générale d’Anarchy en un matériau créatif dans lequel FranceTV aurait très bien pu puiser pour réaliser sa série, mais sans interdire à d’autres de développer d’autres potentialités de l’histoire ou de la décliner sous d’autres formes.

Il existe quelques précédents dans le domaine de l’écriture collaborative qui ont utilisé les licences Creative Commons dans ce sens. Par exemple, la plateforme Protagonize, lancée au Canada en 2007 est un réseau social d’écriture qui avait pour but à l’origine de créer des histoires de manière collaborative sur le modèle des « livres dont vous êtes le héros ». Les utilisateurs peuvent choisir la licence sous laquelle ils placent leurs apports, parmi lesquelles les licences Creative Commons.

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On peut aussi penser au film Le Cosmonaute, produit par Riot Cinema en Espagne, dont le scénario original n’a pas été produit de manière collaborative, mais dont tous les rushes ont été placés sous licence Creative Commons sur Internet Archive. Cela signifie que si vous êtes insatisfait du déroulement de l’histoire ou de la manière dont elle se termine, libre à vous d’aller piocher dans ces rushes pour la raconter autrement !

Enfin, il existait au moins déjà un précédent de webdoc produit pour la télévision française qui a eu recours aux licences Creative Commons. Il s’agit de la plateforme d’ »Une Contre-Histoire des Internets » produite par Arte en 2013, qui demandait également aux Internautes d’apporter leurs contributions sous forme de témoignages, en précisant que tous les contenus seraient placés sous licence CC-BY-SA.

Il sera donc intéressant de voir ce que donnera le projet Anarchy, surtout pour sa déclinaison en ligne. Mais pour dépasser le simple « crowdsourcing fictionnel » pour aller vers une vraie « wikisérie », le passage par la case licences libres paraît difficilement contournable.


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Via un article de calimaq, publié le 1er novembre 2014

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