Le serment d’Ello : vers un réseau social du « troisième type » ?

Ello, le réseau social « anti-Facebook », a créé la sensation en fin de semaine dernière, en annonçant qu’il changeait de statut pour devenir une Public Benefit Corporation (Organisme dédié au bien public), se dotant d’une Charte stipulant que la plateforme s’interdit dorénavant :

  • de vendre les données de ses utilisateurs à des tiers ;
  •  de nouer des accords visant à afficher des publicités rémunérées pour le compte de tiers ;
  • dans l’éventualité d’une acquisition ou d’un transfert d’actifs, la Compagnie devra s’assurer que l’entité qui l’acquiert respecte ces principes.

Et cette Charte de conclure : « En d’autres termes, Ello existe dans votre intérêt, et pas pour l’argent« .

ello-800x410Cette évolution s’accompagne d’une nouvelle levée de fonds, permettant au réseau social d’augmenter son capital de 5,5 millions de fonds. Elle intervient alors que depuis un mois, le nombre d’utilisateurs d’Ello a grimpé en flèche pour atteindre 1 million d’inscrits (dont votre serviteur) et plus de 3 millions seraient sur liste d’attente.

Ce mouvement est intéressant à observer, car il fait émerger un nouvel acteur à la nature juridique singulière dans le paysage des plateformes en ligne. Jusqu’à présent, pour reprendre une distinction introduite par Michel Bauwens, une dichotomie existait entre les structures for profit, dédiées à la maximisation des revenus (type Facebook ou Twitter) et des structures for benefit, assurant le maintien des infrastructures nécessaires à des biens communs numériques (Wikimedia Foundation, Mozilla Foundation, etc).

En devenant une Public Benefit Corporation, Ello est-il en train de faire émerger un nouveau type d’organisation à mi-chemin entre les deux précédents : un réseau social du « troisième type » ?

Paroles, paroles, paroles (et CGU…)

Jusqu’à présent Ello s’était surtout rendu célèbre à cause de son Manifeste, affirmant son rejet du modèle publicitaire prédominant sur les autres réseaux sociaux et son attachement à la défense des droits de ses utilisateurs :

Ello Manifesto

Your social network is owned by advertisers.

Every post you share, every friend you make, and every link you follow is tracked, recorded, and converted into data. Advertisers buy your data so they can show you more ads. You are the product that’s bought and sold.

We believe there is a better way. We believe in audacity. We believe in beauty, simplicity, and transparency. We believe that the people who make things and the people who use them should be in partnership.

We believe a social network can be a tool for empowerment. Not a tool to deceive, coerce, and manipulate — but a place to connect, create, and celebrate life.

You are not a product.

Tout cela était fort bien écrit et fort touchant, mais nous étions obligés de croire les fondateurs d’Ello sur parole et s’agissant d’une société financée par des business angels, c’était beaucoup demander… Surtout que lorsque l’on se plonge dans les Conditions Générales d’Utilisation (CGU) du site, on y retrouve un certain nombre de clauses problématiques. En particulier, Ello se donne le droit de modifier ses CGU à tout moment. Le site s’engage en cas de « changement substantiel » à le signaler à ses utilisateurs pour leur laisser le temps de réagir, mais à défaut de supprimer son compte au bout d’un certain délai, ces modifications sont réputées acceptées :

Ello may update these Terms from time to time. We will let you know if we make significant changes by sending a notice to the email address connected with your Ello Services account, or by placing a notice in a prominent place on our web site. If we make a significant change, the notice we provide will indicate when the change will be effective. If you do not agree with the upcoming change, please delete your account. If you continue to use the Ello Services after the stated effective date, you will be deemed to have accepted the change.

Cela signifie qu’absolument rien ne garantissait qu’Ello ne revienne pas un jour sur sa politique concernant l’affichage de publicités, ni qu’il ne se revende à une autre société qui aurait modifié les règles du jeu. Dans le domaine des réseaux sociaux, de telles volte-faces se sont déjà produites, comme lorsque Twitter a modifié ses CGU en 2009 pour se faire octroyer une licence d’utilisation très large sur les contenus postés par ses utilisateurs pour les revendre deux ans plus tard à plusieurs sociétés spécialisées dans la fouille de données à des fins de marketing.

Nombreux étaient ceux qui prédisaient qu’Ello suivrait très certainement la même trajectoire, sous la pression de ses investisseurs. Mais en adoptant la forme d’une Public Benefit Corporation, Ello a créé la surprise en se liant les mains juridiquement par le biais d’un « serment » qui lui interdit à présent de recourir à la publicité ou à la vente des données de ses utilisateurs.

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Patere Legem Quam Ipse Fecisti

« Subis les conséquences de ta propre loi » : c’est la traduction de la locution latine bien connue des juristes que je cite ci-desssus et c’est un peu la conséquence du nouveau statut adopté par Ello. Les Public Benefit Corporations constituent visiblement dans le droit américain (mais elles existent dans d’autres pays) une catégorie particulière de personnes morales, qui bien que poursuivant un but lucratif, doivent respecter des objectifs d’intérêt public établis par le biais d’une Charte.

Ce statut n’a pas vraiment d’équivalent exact dans notre droit français. Il est assez surprenant de voir qu’aux États-Unis, il semble utilisé par des collectivités locales pour confier à des entités commerciales la gestion d’équipements publics, comme par exemple des installations portuaires, des aéroports, des transports publics ou des services d’eau. Cela ressemble dans une certaine mesure aux délégations de services publics faites en France à des entreprises privées.

Mais ici, Ello applique ce statut d’une manière différente. Ce n’est pas un tiers qui fixe à la société des objectifs à respecter, mais elle-même qui s’oblige par le biais de la Charte à suivre des principes. Et plus encore, cette Charte possède une forme « d’effet viral », puisqu’Ello ne pourrait se revendre qu’à une entité qui accepterait au préalable de respecter ces règles de conduite.

D’après les analyses que l’on peut lire, cette Charte est visiblement juridiquement opposable à Ello (legally binding), mais cela ne règle cependant pas pour autant tous les problèmes.

Nombreuses questions sans réponse…

Un juriste américain fait par exemple remarquer sur le site d’Aljazeera America que la Charte d’Ello comporte peut-être des failles dans sa formulation :

Bien que je ne doute pas de leur sincérité, si vous regardez la formulation actuelle, il est indiqué que le site ne « revendra » jamais les données de ses utilisateurs. Mais très peu de compagnies « revendent » au sens propre du terme les données de leurs usagers. Ils accordent plutôt des licences d’usage ou ils échangent ces informations, mais très rarement ils les revendent.

Or quand on lit attentivement les CGU d’Ello, on remarque que le site impose une licence très large sur les contenus postés par ses utilisateurs. Pire, les conditions d’utilisation du site ont été modifiées le 23 octobre dernier, au moment où Ello a annoncé son changement de statut et cette licence est maintenant… pire qu’elle n’était avant !

We don’t claim ownership over any Content that you post on the Ello Services. “Content” means any content or creative expression that you’re able to upload or post on the Ello Services, including text, images, files, animations, logos, comments, or otherwise. However, when you post or transfer Content to the Ello Services, you give us a non-exclusive, royalty-free, world-wide, perpetual, transferable license to use, store, reproduce, adapt (so we can properly post your Content), distribute and publicly display your Content in order to provide the Ello Services.

La licence est notamment « transferable », ce qui signifie que des tiers pourraient se voir octroyer des droits d’usages sur les contenus. C’est une faille qu’Antonio Casilli avait déjà pointé dans une interview publiée sur Télérama, avant qu’Ello ne devienne une Public Benefit Corporation :

La plateforme porte d’abord une énorme contradiction dans sa politique vis-à-vis des données d’utilisateurs : on leur garantit que leurs données ne seront pas utilisées à des fins publicitaires, tout en leur précisant dans les conditions d’utilisation que celles-ci pourront être partagées avec des entreprises tierces à l’avenir.

Force est de constater qu’Ello n’a pas de ce point de vue encore levé toutes les ambiguïtés que son succès rapide avaient pu faire naître. La question lancinante qui se pose est celle de sa viabilité sur le long terme et du modèle économique que la plateforme choisira. Jusqu’à présent, Ello indique qu’elle adoptera une forme de Freemium, inspiré de l’App store, où les utilisateurs pourront payer pour des fonctionnalités supplémentaires afin de « customiser » leur compte.

Un tel modèle inspire de la méfiance à Antonio Casilli, notamment vis-à-vis de la protection de la vie privée :

C’est l’idée de la « privacy as a service », dérivée du « software as a service », selon laquelle un internaute ne dispose d’aucune donnée sur son ordinateur mais doit se connecter à un service pour y accéder. Si on file la métaphore jusqu’à la vie privée, cela veut dire qu’elle n’est plus entre vos mains, mais qu’elle est nichée sur une plateforme, en l’occurrence Ello. C’est une forme de privatisation de la vie privée, puisqu’une entreprise possède de facto un droit de propriété sur vos données.

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Plateforme du « troisième type » ?

Je serais peut-être moins sévère qu’Antonio Casilli avec ce modèle du Freemium. En effet, c’est aussi celui qui a par exemple été adopté par une plateforme comme WordPress.com, pour la partie du service qui assure l’hébergement de blogs. Or ce modèle a permis depuis 10 ans d’assurer le succès et la soutenabilité de cette plateforme de publication Open Source, avec une symbiose originale entre la société Automattic et une communauté de développeurs assurant l’évolution du logiciel WordPress et de ses nombreuses extensions.

De son côté, Ello ne s’inscrit pas dans une démarche Open Source, mais son modèle offre paradoxalement à présent plus que garanties que celui de WordPress. En effet à partir de 2012, on a pu déplorer l’apparition sur WordPress.com d’une véritable pollution publicitaire, sous la forme de bannières appliquées d’office sur les blogs hébergés avec obligation de payer un supplément pour les faire disparaître. Ce type de comportements avaient montré que l’Open Source pouvait très bien se conjuguer avec un modèle publicitaire. Le choix fait par Mozilla depuis cet été d’afficher des publicités dans Firefox a également soulevé de vifs débats concernant l’éthique de telles pratiques et sa compatibilité avec les principes de la Culture libre.

C’est là qu’Ello arrive à mon sens tout de même à faire bouger les lignes établies avec son nouveau modèle, même s’il est loin d’offrir toutes les garanties dont il fait la promesse. Jusqu’à présent, le seul modèle alternatif aux plateformes « propriétaires » était celui des plateformes Open Source ou utilisant des licences libres. Wikipédia par exemple ne pourrait pas « revendre » ses contenus à un tiers, comme Twitter ou Instagram l’ont fait. En effet, la Wikimedia Foundation n’est pas « propriétaire » des contenus créés par les contributeurs à l’encyclopédie collaborative. Elle n’est en que l’hébergeur et par l’effet de la licence CC-BY-SA en vigueur sur le site, on aboutit au résultat que personne ne peut s’affirmer propriétaire de Wikipédia comprise comme un tout. On est en présence d’un véritable « bien commun », devenu inaliénable par le biais d’une licence libre. Néanmoins concernant la publicité, Wikipédia n’est liée que par un engagement moral vis-à-vis de sa communauté et le site met d’ailleurs en avant cet argument dans sa communication au moment des campagnes de dons : « si vous ne voulez pas que Wikipédia soit obligée de recourir à la publicité, donnez« .

Le schéma de Wikipédia est celui que Michel Bauwens identifie comme celui où une structure for benefit agissant pour soutenir les infrastructures nécessaires à une communauté pour produire un bien commun. De telles organisations adoptent généralement la forme juridique de fondations et sont financées par des dons. Bauwens l’oppose à celui où une structure for profit, comme Facebook par exemple, va fournir une telle infrastructure gratuitement, mais dans le but de s’approprier 100% de la valeur produite sur la plateforme par les utilisateurs.

Ello est loin d’offrir toutes les garanties nécessaires, mais il montre qu’une troisième voie est peut-être envisageable : celui où une entité pourrait à la fois être for profit et for benefit. Michel Bauwens a l’habitude de dire dans ses conférences qu’il faut que les entreprises « ne soient pas structurellement incitées à être des requins, mais des dauphins. » Le statut de Public Benefit Corporation constitue sans doute un moyen, non suffisant encore mais intéressant, pour inciter les entreprises à se comporter en dauphins. Il pourrait d’ailleurs être intéressant de voir en France comment on pourrait utiliser la récente loi sur l’Economie Sociale et Solidaire pour aboutir à un résultat similaire.

Et si on en parlait… sur Framasphère ! ;-)

Pour conclure, même si je trouve que l’évolution d’Ello est intéressante à observer et qu’elle inaugure peut-être quelque chose de nouveau, les garanties actuelles ne sont pas suffisantes, notamment en raison du hiatus dérangeant qui persiste entre la « promesse » de la plateforme et les clauses de ses CGU.

C’est la raison pour laquelle je ne peux que vous inciter à vous intéresser et à soutenir Framasphère, le réseau social lancé cet automne par l’association Framasoft à partir d’un « pod » du logiciel libre Diaspora*. Cette initiative fonctionne aussi à partir d’une Charte, affirmant leur engagement en faveur d’un Internet libre, décentralisé, éthique et solidaire.

Et les Conditions Générales d’Utilisation de Framasphère présentent beaucoup plus de garanties que celles d’Ello.

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Via un article de calimaq, publié le 28 octobre 2014

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Nouveau commentaire
  • Octobre 2014
    14:27

    Le serment d’Ello : vers un réseau social du « troisième type » ?

    par Christophe

    Alors à quand le bouton "partager sur framasphere/diaspora" ? :)