Mais que veut dire au juste Tim Berners-Lee lorsqu’il parle de « propriété des données » ?

Cette semaine, à l’occasion d’une conférence qu’il donnait au salon IP Expo Europe, l’inventeur du Web, Tim Berners-Lee, a été amené à faire des déclarations à première vue assez étranges à propos des données personnelles et de la vie privée. Ses propos consistaient en effet à dire que le futur du Web dépendait du fait que les individus puissent devenir « propriétaires de leurs données ». C’est par exemple ce que relate le Guardian en ces termes : « Les données que nous créons à propos de nous-mêmes devraient être la propriété de chacun d’entre nous et non par celles des grandes entreprises qui les collectent. Berners-Lee a expliqué que le potentiel du Big Data serait gâché si ces dernières se servent uniquement des données pour produire de nauséabondes publicités ciblées« .

Si on comprend intuitiveTim Berners-Lee in thought. CC-BY. Par Paul Clarke.ment ce que Tim Berners-Lee a voulu dire, la question que l’on peut se poser, c’est de savoir s’il a employé l’expression de « propriété des données » (data ownership) au sens propre ou seulement comme une simple métaphore. L’idée d’instaurer un droit de propriété privée sur les données personnelles est en effet régulièrement avancée, que ce soit aux États-Unis avec un personnage comme Jaron Lanier ou même en France, comme j’ai eu l’occasion d’en parler à plusieurs reprises sur S.I.Lex ces derniers temps.

Tim Berners-Lee s’est-il converti à ce qu’on appelle la conception « patrimonialiste » des données personnelles, qui considère que les données doivent être appréhendées comme des biens, que les individus sont libres d’échanger et même de revendre afin d’en tirer un revenu ? A priori, on pourrait être tenté de le croire si l’on se réfère à d’autres déclarations parues dans la presse anglaise :

Je veux construire un monde dans lequel je suis en mesure de garder le contrôle sur mes propres données. En tant qu’individu, j’ai la propriété au sens juridique sur ces données et je devrai être en mesure de négocier un prix et de les vendre si cela me convient.

Il peut paraître assez inquiétant de voir quelqu’un comme Tim Berners-Lee se ranger à ce type de point de vue. J’ai eu l’occasion en effet récemment de tester un des services qui se montent actuellement pour organiser la revente des données personnelles sur des places de marché et j’en avais tiré l’impression qu’il s’agit d’une piste dangereuse, ne permettant pas de redonner un véritable de pouvoir de contrôle aux individus sur leurs données, tout en les faisant entrer dans une logique de « marchandisation de soi ». Sachant par ailleurs que Tim Berners-Lee appelle en ce moment à la rédaction d’une « Magna Carta numérique » pour protéger les libertés fondamentales sur le web, on pourrait redouter que celle-ci s’inscrive dans un paradigme propriétaire soumis par ailleurs au feu de nombreuses critiques.

Retrouver l’usage effectif de ses données personnelles

Mais lorsqu’on lit attentivement les propos de Tim Berners-Lee, on constate que dans son esprit, la notion de « propriété des données » ne renvoie pas seulement à une conception patrimoniale, mais à quelque chose de plus large, qui relève d’un droit d’usage effectif des individus sur leurs propres données. Si la propriété est traditionnellement conçue comme la réunion de l’usus (droit d’utiliser), du fructus (droit de tirer profit) et de l’abusus (droit d’aliéner), Berners-Lee insiste beaucoup plus sur le premier terme – l’usus – que sur les deux autres :

Les utilisateurs devraient posséder leurs propres données et être libres de les mélanger (merge) avec d’autres jeux de données afin de leur permettre d’en avoir un meilleur aperçu.

Les données que ces firmes peuvent avoir sur vous ont moins de valeur pour elles qu’elles ne peuvent en avoir pour vous-même [...] En général, quand vous prenez toutes ces données, qui proviennent de mon portable, de ma maison ou d’autres entreprises qui me fournissent ma carte de crédit ou mon compte en banque, je peux rassembler sur mon ordinateur une bonne image de ma vie, et ça, c’est quelque chose que je peux utiliser. Cette information a plus de valeur pour moi qu’elle n’en a si on la laisse dans le cloud.

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Propriété privée. Par Wounter Hagens. Domaine Public. Source : Wikimedia Commons.

Tim Berners-Lee n’appelle donc pas tant à l’instauration d’une propriété privée sur les données personnelles qu’à leur réappropriation effective par les individus, afin qu’ils soient en mesure de les utiliser pour leurs propres fins. C’est d’ailleurs l’un des paradoxes les plus criants du statut actuel des données personnelles, puisque les producteurs originels de ces données, à savoir chacun d’entre nous, sont placés dans l’incapacité d’utiliser ces informations, généralement captées dès l’origine par des plateformes où elles terminent enfermées dans des silos.

MesInfos ou la récupération des données personnelles en action 

Il existe donc un véritable enjeu à pouvoir « récupérer » déjà dans un premier temps ses données personnelles pour pouvoir les utiliser ensuite. Cette problématique esquissée par Tim Berners-Lee est déjà au coeur en France du projet MesInfos mis en place par la Fing depuis 2013, qui consiste à expérimenter concrètement le retour des données personnelles vers les individus qui les concernent :

MesInfos propose une voie nouvelle, différente : faire en sorte que les individus puissent (re)trouver l’usage des données qui les concernent, à leurs propres fins.

Du point de vue des individus, il s’agit d’une nouvelle étape dans l’empowerment numérique.

Du point de vue des entreprises et des administrations, il s’agit de recréer la confiance, de retrouver le sens de la relation avec leurs clients et usagers, d’imaginer de nouvelles formes de co-construction de valeur.

Du point de vue de la société enfin, il s’agit de sortir par le haut de la tension montante autour de la vie privée et de l’usage croissant des données personnelles, en combinant protection et mise en capacité d’agir des individus.

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L’expérience consiste à donner la possibilité à des individus de récupérer des données les concernant issues de services en ligne, d’administrations ou d’entreprises. Il peut s’agir de données bancaires, téléphoniques, de consommation d’énergie, d’assurance, de navigation sur le web, de contenus stockés en ligne, etc. A partir de ces ensembles, la Fing et ses partenaires s’efforcent d’imaginer des dispositifs et des services, permettant de donner à ces données réappropriées une valeur d’usage effective pour les individus.

Question de portabilité des données 

Cette approche de « récupération des données » converge avec la vision de Tim Berners-Lee et elle n’a à vrai dire pas besoin du concept de propriété privée pour être mise en oeuvre. Dans le cadre actuel de la loi sur les données personnelles, il existe déjà un droit d’accès des individus sur leurs données personnelles, qui comporte la possibilité de « prendre connaissance de l’intégralité des données la concernant et en obtenir une copie dont le coût ne peut dépasser celui de la reproduction. » En pratique cependant, la possibilité effective de récupérer les données figurant sur les plateformes en ligne est loin d’être évidente. C’est par exemple ce qu’a pu constater l’autrichien Max Schrems lorsqu’en 2011, il a demandé à Facebook de lui remettre toutes les données le concernant. Il a reçu en retour un DVD avec plus de 1200 pages en PDF, très difficile à exploiter, et qui plus est criblées de trous et de manques, en fonction de ce que Facebook avait décidé de lui remettre ou pas.

C’est pourquoi certains envisagent d’aller plus loin et de créer au-delà d’un simple droit d’accès aux données personnelles un véritable droit à la portabilité, permettant d’extraire les données d’une plateforme pour les transférer sur une autre, en bénéficiant de standards ouverts et interopérables. C’est une des revendications que l’on retrouve par exemple dans le User Data Manifesto 2.0, qui a été publié récemment et ouvert à la contribution. ce texte pourrait d’ailleurs très bien constituer l’un des pans de la « Magna Carta numérique » souhaitée par Tim Berners-Lee. Il s’appuie sur trois piliers, dont le troisième s’intitule « Liberté de choisir une plateforme » et correspond à cette idée de portabilité des données.

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User Data Manifesto 2.0

 On le voit en réalité ce qu’exprime Tim Berners-Lee pourrait se passer du concept de propriété privée, qui ne joue ici qu’un rôle de métaphore trompeuse. Le récent rapport du Conseil d’État consacré aux libertés fondamentales et au numérique s’est d’ailleurs nettement prononcé contre l’idée d’instaurer un tel droit de propriété sur les données personnelles, parce qu’il l’estime dangereuse et susceptible de dérives. Mais il pousse par ailleurs une notion issue du droit allemand : le droit à l’autodétermination informationnelle, Ce concept exprime l’idée d’un pouvoir de l’individu sur ses données, sans recourir à la notion de propriété, car il reste ancré dans l’approche « personnaliste », caractéristique du droit des données personnelles. Un projet comme MesInfos de la Fing constitue au-delà de l’affirmation des principes un moyen effectif pour les individus d’exercer cette forme d’autodétermination informationnelle, dont la première étape passe par la récupération des données.

De la propriété privée aux données en communs

Mais Tim Berners-Lee va encore plus loin dans ses déclarations, car pour lui, le but de la récupération des données doit être de restaurer un climat de confiance permettant aux individus, non plus seulement de protéger leurs données, mais aussi des les utiliser en les partageant avec d’autres :

Nous serons capable d’écrire des applications vraiment intéressantes, qui iront chercher des données dans toutes les différentes parties de ma vie, dans celle de mes amies et de ma famille, et qui m’aideront à vivre une vie plus riche.

Berners-Lee a déclaré que les données fonctionneront demain comme les agendas le font aujourd’hui. Tout comme chaque personne a un agenda personnel et choisit certaines personnes pour partager des événements, les gens auront un meilleur contrôle sur les données qu’ils partagent avec d’autres.

Si vous donnez aux gens la capacité de voir comment ces données sont réutilisées et si vous interdisez les usages néfastes, alors les gens seront davantage disposés à ouvrir leurs données à la réutilisation.

On voit donc que la pensée de Tim Berners-Lee vise à modifier en profondeur l’écosystème numérique pour certes dans un premier temps, permettre aux individus de récupérer leurs données, mais avec l’objectif qu’ils soient ensuite en mesure de les partager collectivement de manière sécurisée et de les croiser avec les données d’autres individus.

Parti donc d’une conception paraissant ancrée dans la propriété, Berners-Lee termine avec la vision stimulante d’un usage en commun des données personnelles ou des données personnelles conçues comme un Commun à construire.

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Via un article de Lionel Maurel (Calimaq), publié le 10 octobre 2014

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