Pour les YouTubeurs, fin de l’âge d’or ou possibilité d’un nouveau départ ?

La semaine dernière est paru sur Rue89 un article détaillé sur les conséquences du changement de politique de droit d’auteur survenu sur YouTube en décembre 2013 et auquel j’avais consacré un billet. Pour rappel, YouTube avait subitement changé les règles du jeu sur sa plate-forme en modifiant le comportement du système de filtrage ContentID, qui repère les oeuvres protégées à partir d’une base d’empreintes fournies par les titulaires de droits. La sensibilité du robot a été augmentée, ce qui fait que des vidéos reprenant même de courts extraits de films ou de musique protégés ont subi des signalements. YouTube a aussi fait perdre leur "immunité" aux chaînes qui étaient affiliées à des "Networks", des intermédiaires faisant tampons avec les titulaires de droits et gérant la monétisation des vidéos.

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Ce changement de politique a eu l’effet d’un tremblement de terre sur YouTube, et certains utilisateurs en ont plus souffert que les autres. C’est en particulier le cas des YouTubeurs, ces internautes à mi-chemin entre les amateurs et les professionnels, produisant des contenus généralement en réutilisant des oeuvres protégées, pour faire des tutoriels, des parties commentées de jeux vidéo, des critiques de films, des sketchs, etc. Depuis le mois de janvier, la "vraie" sanction est tombée sur YouTube pour ces utilisateurs et comme l’explique l’article de Rue89, elle concerne la monétisation des vidéos :

A partir de janvier 2014, « le vrai changement » entre en vigueur. Il concerne une question épineuse : la monétisation. En vertu du programme partenaire, l’utilisateur peut monétiser sa vidéo en lui associant des annonces publicitaires. Chaque clic de l’internaute qui regarde la vidéo rapporte donc de l’argent. Mais désormais, si Content ID détecte du contenu contrefait, les revenus générés par la vidéo iront aux ayants droit, et non plus aux vidéocasteurs. Il y aura donc moins de vidéos « monétisables ».

Les YouTubeurs risquent donc de perdre tout ou partie des revenus qu’ils tiraient de la publicité insérée sur les vidéos. Pour la plupart d’entre eux, ces revenus étaient faibles, mais il pouvait jouer un rôle d’appoint non négligeable. Du coup, c’est tout un pan d’une économie fragile de production de contenus qui est bouleversé. Des réactions ont été tentées pour faire revenir en arrière YouTube, en lançant des pétitions ou en menaçant la plateforme de boycott.

"Touche pas à ma chaîne" : pétition lancée sur Avaaz pour protester contre le changement de politique de YouTube.

Mais visiblement, le mouvement n’a pas été suffisant et il y a peu de chances pour que le fonctionnement de ContentID soit modifié. J’avais parlé de mon côté d’un processus de "télévisionnisation de YouTube" et Rue89 conclut son article en des propos un brin pessimistes de Fabrice Culié :

« C’est complexe aujourd’hui de devenir un “gros” vidéocasteur. Ça m’étonnerait beaucoup qu’on voit de nouvelles têtes émerger. L’âge d’or des “YouTubeurs”, c’est fini. »

Les choses pourraient en rester là, mais il existe des exemples de YouTubeurs qui sont en train de réagir d’une manière que je trouve encourageante pour l’avenir. Plutôt que de se résigner à la fin d’un "âge d’or" (qui en réalité profitait réellement à un tout petit nombre de vidéocasteurs mis en vedette), on voit des utilisateurs qui essaient d’agir pour limiter leur dépendance à la plateforme YouTube et trouver d’autres moyens de financement de leur activité en faisant appel à la communauté.

C’est le cas notamment d’un vidéocasteur cinéphile que je suis depuis un moment, à travers la chaîne "Le Cinéma de Durendal". Durendal réalise des critiques de films ou des vidéos thématiques sur le cinéma, dans lesquels il réutilise parfois des extraits de films pour illustrer ses propos en montrant directement les images. Or au milieu du mois de février, la chaîne a subi des sanctions de la part de YouTube pour violations répétées du droit d’auteur. Durendal ne pourra plus réaliser des vidéos de plus de 15 minutes, ni les accompagner de vignettes, ni les monétiser par le biais de publicités, ce qui le prive d’un revenu dont il avait besoin pour pouvoir continuer.

Ces sanctions ne sont visiblement pas directement liées au changement de politique de droit d’auteur de YouTube, car la chaîne avait accumulé au fil du temps 50 "strikes" (avertissements) pour reprises de contenus protégés. Du coup, la pénalité est plus lourde, car Durendal ne peut plus monétiser aucune de ses vidéos, même si elles ne contiennent que du contenu propre, pendant une durée de 6 mois.

Pour essayer de rebondir après ce coup dur, Durendal envisage deux types de solutions, qui sont intéressantes, parce qu’elles paraissent de nature à diminuer la dépendance à la plateforme Youtube. La première consiste à ouvrir un site pour héberger les vidéos de manière à être en mesure de "résister" aux sanctions et de souvegarder les archives ainsi que le lien avec la communauté des quelques 50 000 fans de la chaîne, au cas où celle-ci viendrait à être fermée par YouTube. Avoir un site propre permettra aussi à Durendal de continuer à monétiser par de la publicité ses vidéos, sans passer par la régie de YouTube.

Par ailleurs, pour diminuer sa dépendance financière vis-à-vis de la publicité, Durendal a lancé également sur le site Tipeee ! une page afin de permettre à ses fans de lui faire des dons.

Tipeee est une plateforme de financement participatif, qui décline d’une manière particulière le principe du crowdfunding : l’internaute qui veut aider un artiste définit un "tip" (pourboire) qu’il versera sous la forme d’un montant fixe d’argent de son choix à chaque nouveau contenu posté par le créateur qu’il a choisi de soutenir. Lancé récemment, le site s’affiche clairement en page d’accueil comme une alternative à la nouvelle politique de ContentID. Outre Durendal, il a d’ailleurs réussi à séduire d’autres YouTubeurs comme DanyCaligula, le Fossoyeur de films ou Kriss.

En combinant ces deux types de solutions, il me semble que les YouTubeurs peuvent se créer l’opportunité de prendre un nouveau départ. Et du point de vue de l’écosystème numérique tout entier, de tels principes me paraissent plus "sains" que l’ancienne dépendance complète à YouTube. La diffusion des vidéos sur un site propre va dans le sens de la décentralisation d’internet et de la reprise de contrôle sur ses propres données par le biais de l’auto-hébergement. Le recours a une plateforme comme Tipeee peut atténuer la dépendance aux revenus publicitaires, en passant par une relation directe entre le créateur et son public.

Néanmoins, il me semble que la réflexion pourrait être poussée un peu plus loin encore à court et à long terme.

  • Tout d’abord, ces YouTubeurs devraient à mon sens réfléchir à l’utilisation des licences libres ou de libre diffusion de type Creative Commons pour leurs créations. En effet, ces vidéocasters ont subi les conséquences d’une application rigide du droit d’auteur, qui rend impossible la reprise de contenus existants, même à des fins de création dérivée ou de commentaire critique. Du coup, pour ne pas faire subir à autrui ce qu’ils ont subi eux-mêmes, les licences Creative Commons offrent une solution simple pour autoriser des tiers à réutiliser ses propres contenus. Par ailleurs, comme j’avais essayé de l’expliquer dans ce billet, il me semble qu’il y a quelque chose de non-équitable à faire appel au public pour financer des contenus sans les placer sous licence libre pour lui "rendre" sous forme de libertés ce qu’il a donné.
  • Les YouTubeurs devraient militer pour un assouplissement du droit d’auteur, afin que leurs pratiques soient couvertes par des exceptions. Actuellement, l’exception de courte citation a une utilité limitée en dehors du champ de l’écrit. Elle peut être admise pour les contenus audiovisuels, mais seulement de manière très restrictive. Ce que produisent ces YouTubeurs correspond à ce que l’on appelle de plus en plus souvent des "oeuvres transformatives", qui reprennent des contenus existants pour engendrer des créations comportant une valeur ajoutée. Le rapport Lescure avait préconisé de modifier l’exception de courte citation pour couvrir des pratiques de type remix ou mashup, mais une telle réforme pourrait aussi s’appliquer aux commentaires vidéos que produisent des YouTubeurs comme Durendal. Une mission du ministère de la Culture est actuellement en cours au CSPLA pour faire des recommandations à ce sujet et la question des usages transformatifs fera sans doute l’objet de débat lors de la future loi pour sur la création annoncée pour le mois de septembre 2014.
  • Enfin, un moyen de diminuer la dépendance aux revenus publicitaires consisterait à mettre en place des financements mutualisés de type contribution créative, de manière à ce que des créateurs puissent être rémunérés pour avoir mis en ligne des contenus. J’avais déjà eu l’occasion de montrer l’intérêt de la contribution créative pour la presse ou les sites internet indépendants, afin de limiter leur dépendance à la publicité. Mais la démonstration vaut aussi, et peut-être même plus encore, pour des créateurs comme les YouTubeurs, à mi chemin entre le statut d’amateurs et de professionnels. Si la contribution créative consiste comme le dit Silvère Mercier pour la société à "investir dans le terreau des pratiques amateurs", elle paraît particulièrement adaptée à ces vidéocasteurs en quête d’indépendance.

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Via un article de Lionel Maurel (Calimaq), publié le 11 mars 2014

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