Et Facebook inventa le Robocopyright "social"…

3 décembre 2013 : alors que nos libertés numériques partent déjà bien en lambeaux, Facebook s’est vu accorder un brevet sur un dispositif de contrôle des contenus circulant sur un réseau social qui fait littéralement froid dans le dos, en mélangeant allègrement le Copyright Madness, Big Brother et Minority Report.

C’est le site TorrentFreaks qui explique que Facebook a déposé un brevet sur une méthode permettant d’utiliser les informations de profils d’utilisateurs et des "signes sociaux" pour déterminer si des contenus partagés sont piratés ou non. Les données mises à contribution pour réaliser ces analyses incluent les centres d’intérêt déclarés par les membres du réseau, leur localisation géographique et leurs relations sociales.

Des systèmes automatiques de filtrage des contenus existaient déjà, et notamment le dispositif ContentID fonctionnant sur YouTube, capable de repérer des oeuvres d’après leurs empreintes et d’appliquer des actions de retrait, de sanction ou de monétisation, en fonction de la volonté des titulaires de droits. Cette application "robotisée" de la règle de droit constituait déjà une forme de police privée du copyright, entraînant des dérapages attentatoires à la liberté d’expression et une fragilisation rampante des droits des internautes.

Mais Facebook franchit cette fois un pas de plus vers la dystopie, car il ne s’agit plus de marquer les contenus, mais les utilisateurs eux-mêmes, en les profilant selon leur "propension à pirater". Le fonctionnement de la Hadopi soulevait déjà des questions en termes de surveillance des individus et de traitement de données personnelles. Mais ici, le système est infiniment plus pervers, puisque ce sont les individus qui fournissent eux-mêmes les données servant à les contrôler, en acceptant ce type de traitement via les conditions d’utilisation du site qui prévoient que les informations des utilisateurs pourront être utilisées "pour protéger les droits ou la propriété de Facebook ou de tiers".

On aboutit à quelque chose de potentiellement très inquiétant, et j’ai envie de dire surtout en France, où l’objectif d’arriver à mettre en place un système "d’auto-régulation des plateformes" a clairement été exprimé, tant au niveau de la Hadopi que du rapport Lescure. Cela pourrait même constituer l’enjeu principal de la future loi sur la création, annoncée pour 2014, et Facebook vient de mettre sur la table une proposition en or pour ceux qui rêvent d’un "Robocopyright", capable de réguler la circulation des contenus sans passer par le juge.



Surveiller et prévoir

La grande différence entre ContentID et le dispositif inventé par Facebook est que ce dernier ne reconnaît pas le contenu piraté à une empreinte (fournie à la plateforme par les titulaires de droits) permettant d’appliquer un filtrage. Le caractère illégal est "déduit" de l’analyse des données sociales collectées sur les profils des utilisateurs. Et pire que cela, Facebook prétend pouvoir "prédire" qu’un utilisateur fera circuler des contenus piratés, ce qui nous amène directement vers quelque chose ressemblant à la nouvelle Minority Report de Philip K. Dick

Voilà ce que dit le texte du brevet, rapporté par TorrentFreaks :

Le système s’appuyant sur le réseau social pourra collecter des signaux sociaux à propos du contenu, comme les divers profils des personnes l’ayant consulté, les relations entre ces personnes et un autre utilisateur ou une entité qui serait mentionnée ou taggée dans le contenu, et les relations entre ces personnes et l’utilisateur ayant posté le contenu.

Ces signaux sociaux sont ensuite utilisés pour calculer une séries de métriques agrégées pour générer une prédiction permettant de déterminer si l’usage de ce contenu est autorisé sur ce réseau social.

Sur le schéma ci-dessus, tiré du brevet, on voit bien à droite l’articulation entre un "Content Abuse Prediction Module" et un "Content Removal Module", qui procédera à la suppression du contenu en fonction des calculs opérés. On imagine aussi que la plateforme pourra avertir ou sanctionner les utilisateurs, comme Youtube le fait déjà par le biais de ses Copyright Strikes.

Faire la police pour échapper à la responsabilité

Facebook indique également quel est le bénéfice recherché par ce système pour les plateformes qui l’utiliseraient. Il s’agit de limiter les risques d’engagement de leur responsabilité juridique (minimize legal liabilities). En ce moment, les plateformes 2.0 permettant aux utilisateurs de poster leurs propres contenus, comme Youtube, facebook et bien d’autres, vivent sur le fil du rasoir, car elles bénéficient encore d’un régime de responsabilité allégée mis en place pour les hébergeurs, issu chez nous de la loi LCEN de 2004. Il leur permet de ne pas être frontalement responsables des contenus qu’elles abritent, dans la mesure où elles sont capables de les retirer rapidement lorsqu’on leur signale qu’une infraction a été commise.

Mais cet équilibre de la responsabilité des hébergeurs, qui constitue pourtant l’une des clés de voûtes de la protection des libertés en ligne, est aujourd’hui très fortement remis en cause par les titulaires de droits, appuyés par les gouvernements. D’où la tentation, comme l’adéjà fait Youtube avec ContentID, de prendre les devants et de mettre en place des moyens pro-actifs de répérage des contenus contrefaisants, sur une base contractuelle avec les titulaires de droits.

Yes, I’M A Cop : Robocop. CC-BY-NC. Source : Flickr.

Pour les réseaux sociaux comme Facebook, la question du partage de contenus protégés par le droit d’auteur ou de liens permettant d’y accéder devient non négligeable. Une étude publiée par la Hadopi la semaine dernière montrait que l’accès à des oeuvres piratées se faisait dans 27% des cas par le biais des réseaux sociaux.

Il y a donc un vrai enjeu pour ces plateformes à pouvoir mettre en place un système de contrôle des contenus, sous forme automatique, ce qui leur permet de ne pas perdre le bénéfice de leur responsabilité allégée. Mais cela ne peut se faire qu’au prix de la mise en place d’une police privée du droit d’auteur.

Particulièrement inquiétant pour la France…

Facebook n’a visiblement pas encore précisé si ce Robocopyright "social" pouvait déjà être déployé sur son site, ni quand il comptait le faire. Mais il est certain que cette perspective fait déjà écho à un discours que l’on entend monter depuis plusieurs mois en France à propos de "l’auto-régulation des plateformes".

Cette idée a germé d’abord en dans un rapport sur les moyens de lutter contre le streaming et le DirectDownload, réalisé par la magistrate Mireille Imbert-Quaretta de la Hadopi. Les grandes lignes de cette étude se retrouvent ensuite dans le rapport Lescure, qui manifeste un grand intérêt pour ContentID de Youtube et les solutions directement négociées en les titulaires de droits et les plateformes. Depuis, le Ministère de la Culture a confié à nouveau à Mireille Imbert-Quaretta une mission de lutte contre la contrefaçon commerciale, qui s’appuie visiblement également sur ce concept "d’auto-régulation des plateformes". Le même discours se retrouve dans la bouche du CSA et l’auto-régulation est aussi poussée par la France au niveau européen. Last but not least, la décision rendue par le TGI de Paris la semaine dernière dans l’affaire Allostreaming va encore un peu plus dans ce sens, puisqu’elle incite explicitement les intermédiaires techniques à entrer en négociation avec les titulaires de droits pour mettre en place des moyens de lutte contre la contrefaçon.

Les pièces du puzzle s’emboîtent peu à peu, et on sent bien que cette question de "l’auto-régulation des plateformes" risque d’être le gros enjeu de la future loi sur la création annoncée pour 2014, bien plus finalement que la question de l’avenir d’Hadopi et de la riposte graduée.

Le graphe Facebook transformé en toile d’araignée pour la police du droit d’auteur…

Ce mouvement était déjà inquiétant, mais avec ce brevet déposé par Facebook, nous rentrons dans une nouvelle dimension. La surveillance et l’exploitation des données personnelles rejoignent le Copyright Madness. Là où nos données étaient déjà utilisées pour prédire nos attentes et nos comportements de consommation à des fins de profilage publicitaire, elles pourraient aussi l’être pour surveiller et même anticiper nos comportements délictuels liés à la violation du droit d’auteur. On sait depuis l’affaire Snowden et le scandale PRISM que les grands sites du Web sont prêts à aller très loin dans la collaboration avec les gouvernements et la France a montré encore la semaine dernière son inféodation quasi-totale à ces logiques derrière une opposition de façade.

Ce Robocopyright "social" de Facebook est une monstruosité numérique et il ne faut pas laisser la France mettre en place un dispositif légal pour appuyer ce type de logique.


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Via un article de Lionel Maurel (Calimaq), publié le 5 décembre 2013

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