Après la Copy Party, une Copy Party Licence pour mettre en partage un scanner ?

Samedi dernier a eu lieu au Garage de la Quadrature du Net un atelier DIY Bookscanner, dont j’avais déjà parlé ici, dans le cadre du festival Villes en Biens Communs. Cet évènement a rencontré un beau succès, preuve que cette machine intrigue et intéresse, et vous pouvez vous en faire une idée à travers la série d’articles publiés par Actualitté (1,2,3), ainsi que sur le site de plusieurs participants (Jean-Noël Lafarge, Louise Merzeau, Romaine Lubrique). Merci à eux pour ces compte-rendus !

Bookscanner et numérisation de livres. Par Actualitté. CC-BY-SA. Source Flickr.

Évidemment, l’utilisation d’un tel appareil de reproduction soulève un certain nombre de questions juridiques, vis-à-vis du respect du droit d’auteur. Lorsque les ouvrages numérisés correspondent à des oeuvres du domaine public, il n’y a pas de difficultés, ni pour reproduire, ni pour mettre en ligne les fichiers ensuite. Mais dès que l’on touche à des livres encore protégés par le droit d’auteur, des obstacles commencent à surgir qui nous confrontent au régime juridique complexe de l’exception de copie privée.

Une affaire de copiste… 

L’article L.122-5 du Code de Propriété Intellectuelle, consacré aux exceptions, indique que « Lorsque l’oeuvre est divulguée, l’auteur [et ses ayants droit, cessionnaire des droits patrimoniaux, comme l’éditeur] ne peut interdire les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective ». On pourrait donc penser qu’il est possible d’utiliser un scanner comme celui de la Quadrature (ou tout autre mis à disposition par un tiers, comme une bibliothèque par exemple), pour numériser un ouvrage protégé dans la mesure où les copies sont réservées à l’usage personnel.

Sauf que la jurisprudence a ajouté une condition à l’exception de copie privée, à l’occasion d’une décision de la Cour de Cassation, dite Rannougraphie, rendue le 7 mars 1984 à propos d’une officine de reprographie. Les juges ont considéré que le « copiste » en l’espèce n’était pas le client qui avait réalisé les copies, mais l’officine qui mettait à disposition le matériel de reproduction à un tiers :

DANS UN CAS COMME CELUI DE L’ESPECE, LE COPISTE, AU SENS DE L’ARTICLE 41-2 DE LA LOI DU 11 MARS 1957, EST CELUI QUI, DETENANT DANS SES LOCAUX LE MATERIEL NECESSAIRE A LA CONFECTION DE PHOTOCOPIES, EXPLOITE CE MATERIEL EN LE METTANT A LA DISPOSITION DE CES CLIENTS [...] LA SOCIETE RANNOU-GRAPHIE A ETE LE COPISTE VISE PAR LE TEXTE « DES LORS QU’ELLE A ASSURE LE BON FONCTIONNEMENT DE LA MACHINE PLACEE DANS SON PROPRE LOCAL ET MAINTENUE DE LA SORTE SOUS SA SURVEILLANCE, SA DIRECTION ET SON CONTROLE.

La décision de la Cour de Cassation donne une sorte de lecture « économique » de la notion de copiste, en considérant que celui qui exploite économiquement un appareil de reproduction ne peut s’abriter derrière l’exception de copie privée lorsqu’il le fournit à une tiers. Néanmoins, l’interprétation de cette décision est allée plus loin et la doctrine tend à considérer qu’il faut être propriétaire du matériel de copie pour pouvoir effectuer une copie sur la base de l’exception de copie privée. C’est la raison pour laquelle dans le cadre d’une Copy Party en bibliothèque, nous avons pris le soin de préciser que les usagers devaient bien être détenteurs des appareils de reproduction qu’ils utilisent (smartphones, appareils photo, graveurs, scanners portatifs, etc).

Heureuse époque où il était simple de savoir qui était le copiste… (Moine copiste. Domaine public. Source : Wikimedia Commons)

Scanner, la machine infernale…

Pour les photocopieurs mis à disposition par des tiers, il existe un régime juridique spécifique découlant de la loi du 3 janvier 1995, qui a institué en France un régime de gestion collective obligatoire. Le Centre Français d’exploitation du droit de Copie (CFC) a compétence pour octroyer des licences à des établissements, afin qu’il puisse proposer des photocopieurs à leurs usagers. Mais la loi de 1995 est rédigée de telle manière qu’elle vise uniquement la photocopie et non la reproduction numérique. La compétence du CFC est alors beaucoup plus réduite et il ne peut délivrer de licence que pour les titulaires de droits qui ont volontairement choisi de lui confier la gestion des droits, notamment pour des panoramas de presse électroniques. Cette lacune de la loi, qui ne prend pas en compte les moyens modernes de reproduction numérique, fait qu’il peut être complexe de mettre à disposition un numériseur dans un cadre collectif, comme une bibliothèque :

La loi donne une compétence automatique au CFC pour la reprographie soit, comme l’indique l’article L 122-10 du CPI, pour une reproduction sous forme de copie papier ou de support assimilé par une technique photographique ou d’effet équivalent permettant une lecture directe. Elle englobe aussi dans son champ les sorties papier d’une imprimante lorsque les copies sont identiques aux originaux sur support papier, mais exclut les œuvres consultables uniquement sur support numérique ainsi que la transmission d’un article par courrier électronique à des tiers.

BookScanner et numérisation de livres. Par Actualitté. CC-BY-SA. Source : Flickr.

Donc si nous revenons au scanner de la Quadrature du Net, l’application de ces règles risquent d’avoir des conséquences relativement réceptives. Car ce scanner appartient nominalement à Benjamin Sonntag, un des administrateurs de la Quadrature, qui est donc théoriquement le seul à pouvoir numériser avec des ouvrages protégés, à condition d’en réserver les copies à son usage personnel. S’il transférait la propriété de la machine à l’Association La Quadrature du Net, ce serait pire encore, puisqu’alors toute forme de copie privée deviendrait impossible, l’usage au sein d’une association étant réputé « collectif », même s’il s’exerce dans un cadre strictement non-marchand. Et il n’est possible de se tourner vers aucun organisme pour obtenir une autorisation en bonne et due forme, sauf à négocier les droits ouvrage par ouvrage.

Copy Party Licence

Néanmoins, faut-il s’arrêter et conclure qu’il est impossible de « mettre un partage » un scanner, ce qui est notre but à la Quadrature ? Peut-être pas… Imaginons par exemple que l’on applique une licence ouverte au scanner lui-même, en tant qu’objet, et appelons cette licence par exemple la Copy Party Licence (CPL, en hommage à la GPL de Richard Stallman).

Cette licence serait accordée par le propriétaire du scanner aux tiers utilisateurs et elle dirait en substance la chose suivante :

1) Moi propriétaire de ce scanner, je consens par la présente licence à vous transférer la propriété dudit scanner durant tout le temps que vous l’utiliserez, à titre gracieux ;

2) Vous ne pouvez pas utiliser ce scanner avant d’avoir signé la main courante disposée à cet effet à côté ;

3) En signant cette main courante disposée, vous acceptez cette propriété sans réserve ;

4) Lorsque vous aurez terminé d’utiliser le scanner pour réaliser la reproduction d’un ouvrage, vous vous engagez, par le simple fait d’avoir signé la main courante avant de l’utiliser, à restituer la propriété pleine et entière du scanner à son propriétaire originel.

Avec cette Copy Party Licence, la propriété du scanner serait transférée durant le temps de son utilisation à la personne réalisant les copies, qui deviendrait donc bien le « copiste » au sens de la jurisprudence de la Cour de Cassation. Elle ne pourrait bien sûr toujours pas diffuser les reproductions d’un ouvrage protégé, mais elle pourrait au moins utiliser les copies pour elle-même.

Bien sûr, certains esprits chagrins pourraient rétorquer que ce « transfert » de propriété n’en est pas vraiment un, puisque la licence implique la restitution de l’objet à la fin de l’usage et qu’il s’agit en fait d’une sorte de démembrement de la propriété, un peu comme un prêt ou une nue-propriété. Peut-être, mais simplifions alors encore la Copy Party Licence :

1) Moi propriétaire de ce scanner, je consens par la présente licence à vous transférer la propriété dudit scanner à vous, son utilisateur, à titre gracieux.

2) Vous ne pouvez pas utiliser ce scanner avant d’avoir signé la main courante disposée à cet effet à côté ;

3) En signant cette main courante, vous acceptez cette propriété sans réserve ;

4) Lorsque vous aurez terminé d’utiliser le scanner pour réaliser la reproduction d’un ouvrage, nous vous demandons d’avoir la bonté de bien vouloir restituer ce scanner à son propriétaire originel, en apposant une seconde fois votre signature sur la main courante, dans l’espace prévu à cet effet.

Avec une telle licence, le transfert de propriété serait cette fois incontestable. Bien sûr, vous courrez alors le risque de voir l’utilisateur partir avec le scanner sous le bras ou l’un de ses éléments, sans pouvoir l’en empêcher. Mais vous pouvez aussi lui faire confiance pour vous rendre la propriété une fois l’usage terminé. On est alors véritablement dans une démarche de propriété partagée, qui est le propre des biens communs : construire du « Commun » à partir de la propriété privée, en misant sur la confiance entre des êtres humains qui forment communauté.

Évidemment une telle interprétation est sans doute fragile (beaucoup plus en tous cas que celle qui sert de fondement à la Copy Party, à partir de la notion de « source licite »). D’un côté l’arrêt Rannougraphie a été rendu à propos d’une officine de reprographie qui exploitait commercialement un moyen de reproduction. Mais le juge semble avoir indiqué que c’est celui qui « entretient » la machine qui doit être regardé comme le « copiste », pas simplement celui qui la détient. Mais que se passe-t-il alors lorsque ce scanner est géré, non pas par une personne privée, non pas par une personne publique, mais par une communauté qui en assure l’entretien comme un bien commun ? La Cour de Cassation n’avait sans doute pas envisagé ce cas…

***

On pourra sans doute trouver ce raisonnement tortueux, forcé, voire absurde. Mais n’est-ce pas plutôt le fait que la loi n’offre pas de moyen aux citoyens d’utiliser un appareil moderne comme un scanner dans un cadre collectif qui est grotesque, qui plus est sans faire de distinction entre l’usage marchand et l’usage non-marchand, et alors même que la redevance pour copie privée a été payée par l’acheteur sur divers éléments qui le composent (appareils photo, cartes SD, etc) ? L’ambition des concepteurs du DIY scanner est d’en implanter dans chaque Fablab du monde, mais comment cela serait-il possible si la loi ne consacre pas une liberté pour les usages collectifs non-marchands, ce que défend la Quadrature du Net dans son programme de réforme du droit d’auteur ?

La Copy Party Licence n’apporte peut-être pas toutes les réponses, mais elle a le mérite de poser la question…

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Via un article de calimaq, publié le 28 octobre 2013

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