Pas de domaine public pour Tintin ? Mille millions de mille sabords de tonnerre de Brest !

30 ans après la mort d’Hergé, les Aventures de Tintin représentent encore un véritable pactole, avec plus d’un million d’albums vendus par an et des droits juteux perçus sur les adaptations et produits dérivés. Gérés par la Société Moulinsart avec à sa tête Nick Rodwell, l’époux de la veuve d’Hergé, les droits sur cette oeuvre majeure du 20ème siècle sont défendus avec agressivité, y compris en traînant devant les tribunaux des tintinophiles souhaitant rendre hommage à l’oeuvre du dessinateur.

Tintin Bot. Par Jenn and Tony Bot. CC-BY-NC. Source : Flickr.

L’entrée des Aventures de Tintin dans le domaine public, à l’issue de la durée de protection du droit d’auteur, constituera un évènement culturel important, comme cela a été le cas cette année par exemple pour l’oeuvre de Guillaume Apollinaire. Il deviendra en effet alors possible pour tout un chacun de reproduire, de publier en ligne et même d’exploiter commercialement les albums de Tintin.

Or la perspective que ce monument de la bande dessinée rejoigne le domaine public ne plaît visiblement pas à Nick Rodwell, qui perdrait là une grande partie du contrôle qu’il exerce aujourd’hui sur l’oeuvre d’Hergé, ainsi que des revenus substantiels. Un article du Monde paru cette semaine, consacré aux relations entre Casterman et la Société Moulinsart, révèle que Rodwell envisagerait d’agir en 2052 pour essayer d’empêcher Tintin d’entrer dans le domaine public :

« On aura une nouveauté en 2052, pour protéger les droits », évoque le patron de Moulinsart. « Je cherche un moyen » d’y parvenir, poursuit l’entrepreneur sans en dire davantage sur le contenu de ce futur, tout autant qu’improbable, nouvel album de Tintin. Montage réalisé à partir d’inédits d’Hergé ? Histoire confiée à d’autres auteurs ? Roman ?

De tels projets en disent long sur la conception négative que se font du domaine public certains titulaires de droits. Mais on peut surtout se demander s’il existe réellement un moyen que pourrait utiliser la société Moulinsart pour empêcher Tintin d’entrer dans le domaine public. En creusant un peu, on se rend compte que ces fantasmes de protection éternelle pourraient peut-être devenir réalité, en raison de la fragilité intrinsèque du domaine public.

Tintin au pays du droit d’auteur éternel

Que des titulaires de droits agissent pour bloquer l’entrée d’une oeuvre dans le domaine public ne serait à vrai dire pas une nouveauté. En janvier dernier, Sony a ainsi publié un album de morceaux inédits de Bob Dylan, intitulé de manière provocante The Copyright Extension Collection, dans l’unique but d’empêcher leur passage dans le domaine public.

Le problème pour la Société Moulinsart est que les règles relatives aux bandes dessinées ne sont pas les mêmes que celles applicables à la musique. La durée des droits sur les Aventures de Tintin ne se calcule pas à partir de la date de publication des albums (comme ce serait le cas pour des enregistrements sonores), mais en fonction de la date de décès de l’auteur, à laquelle on ajoute 70 ans en principe selon la législation en vigueur en Europe. Hergé étant mort le 3 mars 1983, ses créations entreront dans le domaine public le 1er janvier 2054 (la protection dure durant toute l’année suivant les 70 ans du décès de l’auteur). On constate donc que Nick Rodwell… s’est trompé dans le calcul, puisque d’après les propos rapportés dans Le Monde, il semble penser que Tintin entrerait dans le domaine public en 2053 !

Mais a priori, on a beaucoup de mal à voir en quoi le fait de publier un nouvel album de Tintin permettrait à la Société Moulinsart de prolonger les droits d’auteur sur l’oeuvre. Si ce sont des planches déjà parues qui sont utilisées, l’éditeur pourra en effet disposer d’une protection sur cette édition particulière, s’il y apporte du contenu original (préface, notes, mise en page, etc), mais il ne pourra empêcher des tiers de réutiliser ces mêmes dessins, passés dans le domaine public. Même en publiant des dessins inédits, Nick Rodwell n’arrivera pas à ses fins, car s’il existe un régime particulier pour les oeuvres posthumes qui peut parfois conduire à faire renaître des droits, cela ne fonctionnerait que si de nouvelles planches inédites d’Hergé étaient divulguées à partir de 2054, et uniquement pour celles-ci.

Reste la piste évoquée dans l’article de commander de nouveaux épisodes des Aventures de Tintin en les confiant à d’autres auteurs. Utiliser un tel procédé serait assez choquant, car Hergé avait exprimé sans ambiguïté sa volonté que les aventures de Tintin ne se poursuivent pas après sa mort :

Il y a certes des quantités de choses que mes collaborateurs peuvent faire sans moi et même beaucoup mieux que moi. Mais faire vivre Tintin, faire vivre Haddock, Tournesol, les Dupondt, tous les autres, je crois que je suis le seul à pouvoir le faire : Tintin c’est moi, exactement comme Flaubert disait « Madame Bovary, c’est moi ! ».

On touche ici à la question du respect du droit moral du créateur, que les descendants peuvent normalement exercer après sa disparition, mais à condition de ne pas se livrer à ce que la jurisprudence appelle des « abus de droits« , notamment en allant contre la volonté de l’auteur. Néanmoins, il serait sans doute difficile d’agir contre la Société Moulinsart si elle décidait ainsi de trahir les souhaits d’Hergé (qui aurait alors qualité pour saisir les juges ?) et Nick Rodwell tient peut-être bien là un procédé pour faire renaître des droits sur les Aventures de Tintin.

Élémentaire, mon cher Tintin !

Pour comprendre comment un tel tout de passe-passe juridique serait possible, il faut faire un détour par les États-Unis, où la destinée d’une autre oeuvre importante du 20ème siècle est actuellement en débat devant les tribunaux. Un litige oppose en effet les descendants de Conan Doyle et un auteur à propos de l’appartenance de Sherlock Holmes au domaine public.

En effet, en raison des particularités du droit américain, les oeuvres publiées avant 1923 sont automatiquement considérées comme appartenant au domaine public. C’est le cas pour la plupart des romans et nouvelles écrits par Conan Doyle mettant en scène le célèbre enquêteur, sauf pour 10 écrits toujours protégés par le copyright. Or les ayants droit de Doyle soutiennent que cette protection pesant encore sur une partie des romans de Sherlock Holmes entraîne le fait que le personnage serait encore protégé en lui-même et il conteste sur cette base à Leslie Klinger, un spécialiste de l’univers de Doyle, le droit de publier un ouvrage mettant en scène de nouvelles aventures de Sherlock Holmes.

Devant le tribunal chargé d’examiner l’affaire, les ayants droit de Doyle affirment que le personnage de Sherlock Holmes n’était pas entièrement développé dans les romans appartenant au domaine public et que les 10 derniers romans contiennent des développements importants devenus aujourd’hui indissociables de l’image que nous nous en faisons. Il prétendent également que refuser la protection du droit d’auteur au personnage de Sherlock Holmes présenterait le risque de lui donner « une personnalité multiple » en fonction des auteurs qui prolongeraient son aventure. Sans copyright, Sherlock Holmes deviendrait schizophrène en somme !

Sherlock Holmes. Par Matt. CC-BY-NC. Source : Flickr.

Le verdict de ce procès sera rendu prochainement et il est certain que quelle que soit son issue, la décision rendue aux États-Unis sera sans incidence directe sur la destinée juridique de Tintin, qui s’apprécie en fonction du droit belge. Mais on voit bien qu’un procédé similaire pourrait être utilisé par Nick Rodwell pour tenter d’arracher Tintin au domaine public. Les personnages en eux-mêmes peuvent en effet bénéficier de la protection du droit d’auteur en Europe. La Charte établie par la Société Moulinsart a d’ailleurs une conception particulièrement extensive des éléments sur lesquels elle détient des droits : des dessins d’Hergé aux personnages de l’univers de Tintin, en passant par les gags des albums, les onomatopées du Capitaine Haddock ou les polices de caractères utilisées par Hergé !

En France, si l’on veut essayer de raisonner par analogie, la Cour de Cassation a déjà autorisé la publication de deux romans écrits par un auteur comme des suites des Misérables, auxquels s’opposaient les descendants de Hugo. Mais ici le schéma est différent : Rodwell pourrait essayer de prolonger les droits d’auteur sur Tintin en commandant de nouveaux épisodes (contre la volonté exprimée par Hergé) et en prétendant, comme les ayants droit, de Doyle que le personnage de Tintin poursuivant sa « vie », il doit être encore protégé par le droit d’auteur.

Une telle manoeuvre serait osée et elle donnerait lieu à une fascinante question juridique, mais qui oserait aller la poser aux juges face à la puissante société Moulinsart et à son éditeur ?

La marque aux pinces d’or

A défaut de pouvoir mettre en oeuvre ce scénario machiavélique, digne des pires intrigues de Rastapopoulos, la Société Moulinsart pourrait aussi utiliser un autre terrain juridique pour garder le contrôle sur Tintin. Le droit des marques offre en effet un procédé qui permet par un biais détourné de s’arroger des droits exclusifs sur un personnage, même lorsqu’il est entré dans le domaine public. Or Tintin et d’autres éléments de l’univers d’Hergé font déjà l’objet d’une multitudes de marques, aussi bien dénominatives (sur les noms) que figuratives (sur l’apparence des personnages) déposées par la Société Moulinsart.

haddock

Le générateur d’insultes du Capitaine Haddock. Un site qui pourrait avoir théoriquement des soucis avec la société Moulinsart…

Il existe des précédents en matière d’usage du droit des marques pour contrecarrer l’entrée dans le domaine public d’un personnage. Une partie des romans de Tarzan, écrits par Edgar Rice Burroughs sont déjà dans le domaine public aux États-Unis, mais les ayants droit, par le biais de la compagnie Burroughs incorporated, utilisent le droit des marques pour continuer à contrôler le personnage (d’une manière extrêmement moralisatrice qui plus est, puisqu’il est en gros interdit de le mettre en scène dans des aventures qui ne respecteraient pas la morale WASP !).

Zorro se retrouve également dans la même situation. Déjà entré dans le domaine public du point de vue du droit d’auteur, ce personnage fait l’objet par la Zorro Productions Inc d’une revendication agressive de marque qui lui a permis de maintenir un juteux système de licences commerciales. Mais là aussi, un procès est en cours aux États-Unis pour faire certifier par les tribunaux l’appartenance pleine et entière de Zorro au domaine public et obtenir l’annulation de cette marque. L’issue de cette action sera importante pour savoir si l’on peut utiliser le droit des marques d’une manière détournée pour « neutraliser » le domaine public.

Mickey et Tintin, même combat ?

Ces péripéties juridiques qui affectent les grands personnages de fiction illustrent le fait que certains titulaires de droits refusent tout simplement l’existence du domaine public. L’idée que la propriété intellectuelle devrait être perpétuelle, à l’image de la propriété matérielle, est en effet encore vivace. Pourtant, la limitation dans le temps de la durée du droit d’auteur constitue un élément fondamental du « contrat social » sur lequel ce système est fondé. Les créateurs reçoivent une protection par la loi pour les inciter à produire des oeuvres, mais celle-ci est limitée dans sa durée afin que la société puisse pleinement bénéficier à terme des créations une fois passées dans le domaine public. A leur tour de nouveaux auteurs peuvent alors s’emparer du domaine public pour inventer à leur tour et rendre vivant le patrimoine culturel.

Le symbole de la propriété perpétuelle, utilisé par les opposants au Mickey Mouse Act.

Le droit d’auteur n’a pas été conçu à l’origine pour servir à établir une rente perpétuelle au profit des auteurs et de leurs descendants. L’idée d’un équilibre à conserver entre les droits des auteurs et ceux du public était présente dès la Révolution, mais elle s’est progressivement effacée, avec l’allongement continu de la durée des droits et l’affaiblissement concomitant du domaine public.

Pour ce qui est de Tintin, on peut craindre que la tactique la plus efficace pour Nick Rodwell consiste tout simplement à faire pression sur le législateur pour qu’il prolonge la durée du droit d’auteur avant 2054. C’est ce que fit Disney par exemple aux Etats-Unis lorsque le personnage de Mickey Mouse allait entrer dans le domaine public à la fin des années 90. Le vote d’un Mickey Mouse Act en 1998 accorda une prolongation de 20 ans à la durée de protection du copyright qui eut pour effet de « geler » complètement le domaine public aux États-Unis jusqu’en 2019. Récemment, la même chose s’est produite en Europe pour la musique, avec l’adoption d’une directive qui a allongé la durée des droits voisins et empêché ainsi que les enregistrements du rock des années 50 n’entrent dans le domaine public.

Mais quoi qu’en dise Nick Rodwell, Tintin fait déjà partie intégrante de notre patrimoine commun et le rapport de force pourrait finir par s’inverser en faveur du domaine public. Le rapport Lescure par exemple recommande de mieux protéger et valoriser le domaine public, comme un élément moteur pour la création et il existe une opportunité de modifier la loi en 2014 afin d’empêcher que les oeuvres de notre mémoire collective fassent l’objet de tentatives de prédation du genre de celles qu’ourdissent les ayants droit d’Hergé. Une journée d’étude a lieu le 31 octobre à l’Assemblée pour envisager une telle consécration du domaine public par la loi française. Venez, car il a bien besoin de nous, Tonnerre de Brest ! ;-)


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Via un article de calimaq, publié le 25 octobre 2013

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