Un objet qui ne respecte pas les droits du lecteur mérite-t-il de s’appeler livre ?

Hier devant la Commission des affaires culturelles de l’Assemblée était discutée une proposition de loi présentée par le rapporteur Christian Kert de l’UMP, dont le but est d’interdire la gratuité des frais de port afin de préserver les libraires de la concurrence d’Amazon. Au cours de la discussion, la députée Isabelle Attard (EELV) s’est attachée à démontrer qu’une telle mesure "ne peut prétendre changer quoi que ce soit à l’état du commerce du livre en France" et qu’elle revenait à "prendre le problème par le petit bout de la lorgnette". 

Au lieu d’essayer de rétablir l’équilibre de l’écosystème du livre par le biais d’une Lex Amazon, elle s’est livrée une analyse beaucoup plus générale de la question du livre numérique et a proposé une mesure très intéressante, qui pourrait s’avérer bénéfique pour les libraires, mais aussi pour les lecteurs.

Book, Ball and Chain. Par Kurtis Garbutt. CC-BY-ND. Source : Flickr

Book, Ball and Chain. Par Kurtis Garbutt. CC-BY-ND. Source : Flickr

S’attaquer aux "jardins clos"

Sa proposition cible en effet la stratégie d’intégration verticale d’Amazon, qui par le recours à des formats propriétaires empêchant l’interopérabilité avec d’autres appareils que son Kindle, lui a permis d’attacher ses clients à son écosystème, en prenant un avantage sur ses concurrents.

Françoise Benhamou, analysant le système mis en place par Amazon, avait d’ailleurs estimé que la loi sur le prix unique française avait manqué son objectif de contenir l’appétit dévorant d’un tel acteur :

L’intégration verticale, c’est aussi la vente des matériels qui assurent une sorte de capture des comportements d’achat du consommateur [...] Face à cette force d’attraction, la loi ne peut rien. En focalisant les efforts sur une loi sur le prix unique n’a-t-on pas oublié de regarder de près un mouvement bien plus inquiétant ? Sur Internet, les attentions sont d’autant plus difficiles à retenir que l’offre est massive et dispersée. L’avantage comparatif d’Amazon est considérable.

Ce système de "jardins clos" qui enferment les livres et les lecteurs n’est d’ailleurs pas le propre d’Amazon, même si c’est sans doute l’acteur qui a poussé le plus loin cette logique. Des firmes comme Apple ou Google, qui ont investi le secteur du livre, s’appuient également sur des écosystèmes contrôlés.

Un livre verrouillé ne serait plus un livre

Le levier sur lequel Isabelle Attard propose d’agir est d’ordre fiscal : il s’agit de jouer sur la TVA de manière à appliquer aux fichiers verrouillés vendus par Amazon et consorts un taux supérieur. Je retranscris ci dessous ses propos prononcés hier devant la Commission :

Mais j’espère que vous aurez compris que votre PPL, composée d’un unique article, ne peut prétendre changer quoi que ce soit à l’état du commerce du livre en France. Vous auriez pu à la place vous pencher sur l’avenir des livres. Amazon est le leader sur la vente de licences de lecture numérique. Eux parlent de vente de livres, mais c’est une escroquerie sémantique. Le contrat que leur client accepte est un droit à lire, pas la possession d’un fichier électronique. La meilleure preuve en est qu’Amazon se donne le droit de supprimer les livres des comptes Kindle de leurs clients. Il est urgent de nous pencher sur la façon de mettre fin à ces systèmes fermés et privateurs qui enferment les clients sans possibilité de sortie.

Je vous fais donc la proposition suivante, qui règlerait d’ailleurs un conflit entre le gouvernement français et l’Europe. La vente de livres sous format de fichier ouvert devrait bénéficier d’une TVA réduite, puisqu’il s’agit bien d’une vente et les systèmes fermés comme ceux d’Amazon ou Apple, qui sont une prestation de service numérique, conserveraient leur TVA au taux normal.

Concrètement, cela signifie que les livres en format ouverts bénéficieraient du taux réduit de 5,5%, tandis que les fichiers sous format propriétaire se verraient appliqués le taux normal de 19,6%, prévu pour les services. Cela veut aussi dire tout simplement que juridiquement, les objets que constituent les eBooks verrouillés ne seraient plus considérés comme des livres.

Book. Par Matt Westervelt. CC-BY-NC-SA. Source : Flickr.

Une traduction législative des droits du lecteur

La proposition est audacieuse, mais elle serait surtout la première traduction législative concrète qu’il y a des droits essentiels du lecteur devant être respectés, qui existaient pour les livres papiers et qui doivent perdurer dans l’environnement numérique. Listés dans une Déclaration parue en 2011, ces droits étaient les suivants :

  • le droit d’utiliser les livres numériques suivant les conditions qui en favorisent l’accès et avant celles qui sont associées à des contraintes propriétaires ;
  • le droit d’accéder aux livres numériques sur n’importe laquelle plate-forme technologique, indépendamment de l’appareil et du logiciel que l’utilisateur choisit ;
  • le droit d’annoter, de citer des passages, de partager le contenu des livres numériques dans l’esprit d’un usage équitable et du droit d’auteur ;
  • le droit de permettre au propriétaire du livre numérique de conserver, d’archiver, de partager un livre numérique sans être soumis aux conditions de licence d’utilisateur final qui établissent essentiellement des obligations autour de l’accès, et non des droits.

Or , comme l’indique Isabelle Attard, la condition première pour que ces droits existent est que l’utilisateur bénéficie d’une propriété pleine et entière sur les fichiers numériques qu’on lui fournit. C’est précisément ce qui tend de plus en plus à disparaître dans l’environnement numérique, à mesure que se généralisent ce qu’Olivier Ertzscheid appelle des systèmes d’a-llocation :

Dans le cadre de l’appropriation marchande (= achat) d’un bien culturel (livre, musique ou film) ce qui nous est présenté comme un acte d’achat impliquant l’usage privatif inaliénable du bien concerné, n’est en fait qu’une location dissimulée, le fichier résident "à distance" et la transaction commerciale se déplaçant à l’unisson, c’est à dire ne désignant plus le bien en lui-même mais plutôt l’autorisation d’accès à distance au dit bien. On ne vend plus un bien, on alloue un accès (cf le modèle de l’a-llocation décrit dans ce billet), on met en place une "souscription" : l’écriture de l’acte commercial, la trace – opposable en cas de conflit – de la transaction, devient, à son tour, une écriture "en-dessous", sub-scribere.

Dans un article publié sur OWNI l’an dernier, j’avais essayé de montrer que la plupart des livres numériques, en raison des restrictions imposées à l’utilisateur, constituent en fait des livres "diminués" ou "infirmes", qui font perdre au lecteur ses libertés essentielles. Cette tendance constitue une régression par rapport aux racines même du livre, qui remontent à la Renaissance, où il fut un instrument de construction de la liberté individuelle et de conscience.

Books should not expire. Par Makoshark. CC-BY-SA. Source : Flickr.

S’agissant d’Amazon, cette régression des droits s’est manifestée de manière spectaculaire en 2009 lorsque la firme avait décidé de supprimer à distance tous les exemplaires de 1984 d’Orwell des Kindle de ses clients, pour des raisons de droits. Une affaire similaire s’est produite à nouveau en 2012 avec l’effacement de tous les fichiers d’une norvégienne, accusée de mystérieuses "violations des conditions d’utilisation". Mais le problème ne concerne pas uniquement Amazon. Récemment, un touriste américain en déplacement à Singapour a eu la mauvaise surprise de voir tous ses livres électroniques disparaître de Google Play, parce que la firme ne disposait pas des droits de distribution dans ce pays.

Juridiquement, il paraît possible d’attaquer de telles pratiques en faisant valoir devant les juges qu’une "vente" réelle implique la possession pleine et entière du fichier. La firme Valve par exemple avait été menacée l’an dernier d’une action en justice par une association de consommateurs allemande pour avoir voulu imposer aux utilisateurs de la plateforme de jeux vidéo Steam d’accepter de nouvelles conditions d’utilisation sous peine de perde les fichiers déjà achetés.

Mais pour l’instant, aucune jurisprudence nette n’a été posée qui remettrait en cause ces clauses abusives qui fragilisent les droits des acheteurs d’eBooks, de MP3, de films ou de jeux vidéos. D’où l’intérêt de la proposition d’Isabelle Attard, qui prend le problème en amont en jouant sur le levier fiscal.

Étendre la proposition aux DRM

Mais la députée EELV va plus loin que la seule question des formats ouverts, en proposant que seraient aussi exclus du taux de TVA réduit les fichiers vendus avec DRM, comme elle l’explique au site Actualitté :

Seraient privilégiés par un taux réduit des acteurs qui commercialisent des fichiers ouverts, interopérables, comme l’initiative de Publie.net, souligne la députée. « Cela aurait le mérite de favoriser les systèmes les plus vertueux, tout en incitant à la création d’une offre interopérable et sans DRM. » Sans DRM ? « Oui, tout ce qui va à l’encontre de l’interopérabilité, ou impose des contraintes de lectures serait alors soumis à une TVA de 19,6 %, en tant que services, et non vente d’un livre, donc d’un produit. »

End Pages. Par Davidillustration. Source : Flickr

On ne peut ici aussi qu’applaudir, car les DRM, ou "menottes numériques" comme les appelle Richard Stallman, participent également à la régression des droits des lecteurs et à l’érosion de nos droits culturels dans l’environnement numérique. Mais en englobant les DRM, la proposition d’Isabelle Attard ne viserait plus seulement les géants du Net, comme Amazon, Apple ou Google. Elle s’adresserait aussi à une grande partie des éditeurs français qui continuent à proposer des eBooks verrouillés par crainte du piratage. De quoi effectivement modifier en profondeur les pratiques dans tout l’écosystème, en évitant de désigner Amazon comme le croquemitaine numérique responsable de tous les maux… Comme toujours c’est l’ouverture qui protège et l’enclosure qui menace : tous les acteurs de l’écosystème du livre devraient le comprendre.

***

La proposition de loi sur les frais de port sera examinée à l’Assemblée le 3 octobre prochain. Ceux qui souhaitent que le livre numérique, tout comme le livre papier, puisse constituer un support des libertés et un vecteur d’émancipation devraient soutenir la proposition d’Isabelle Attard.

Classé dans :Uncategorized

Via un article de calimaq, publié le 20 septembre 2013

©© a-brest, article sous licence creative common info