Offre légale et partage non-marchand doivent coexister !

Hier plusieurs articles sont parus sur des sites d’informations français (1, 2) pour se faire l’écho d’un rapport Ipsos montrant un net recul des pratiques de partage de fichiers en Norvège, imputé au développement d’offres légales performantes comme les sites de streaming Spotify et Netflix.

La Norvège, l'autre pays de l'offre légale ? Et un exemple à suivre ? (Norway! Hiding your beauty behind strange vowels. Par gruntzooki. CC-BY-SA. Source : Flickr)

La Norvège, l’autre pays de l’offre légale ? Et un exemple à suivre ? A voir ! (Norway ! Hiding your beauty behind strange vowels. Par gruntzooki. CC-BY-SA. Source : Flickr)

Presse Citron est allé jusqu’à titrer : "Le piratage est mort" et défend l’idée que le développement de l’offre légale constitue le meilleur moyen de lutter contre les échanges non-autorisés :

L’exemple norvégien prouve donc (si cela était encore nécessaire) que si de bonnes alternatives payantes apparaissent, le piratage recule de manière impressionnante.

Et de faire un lien sur Twitter avec l’action de la Hadopi, en pointant vers un commentaire laissé par un internaute sous l’article, déplorant la pauvreté de l’offre légale en France alors qu’il avait reçu son second courrier d’avertissement :

Numerama est sur la même ligne, faisant un parallèle avec la situation en France :

Sans doute la Haute Autorité en tirera-t-elle quelques conclusions, dont le bilan anti-piratage et son impact sur les chiffres de la consommation légale sont accablants. Cela dit, la responsabilité incombe aussi aux plateformes légales, dont un récent test a mis en lumière les nombreux obstacles qui empêchent ces offres de rivaliser efficacement avec les contenus circulant sur des canaux alternatifs.

Il est vrai que le graphique tiré de cette étude pour illustrer ces articles paraît éloquent sur la capacité de l’offre légale à "assagir" les internautes :

Il faudrait être en mesure de vérifier les résultats de cette étude, ainsi que la méthodologie suivie (ce qui est difficile étant donné qu’elle est en norvégien…), mais même en admettant que ces chiffres soient exacts, l’analyse qui en est faite ici par les sites français charrie des présupposés qui doivent être questionnés.

Voir le partage comme une anomalie ?

En effet, ces deux articles postulent que le partage non-marchand constitue une "anomalie", dont la seule cause résiderait dans une défaillance du marché à satisfaire la demande de biens culturels. Que cette demande soit comblée par une offre légale et mécaniquement, les pratiques illégales seraient vouées à disparaître, phénomène de vases communiquants présenté comme quelque chose de positif.

Or un tel raisonnement, formulés par deux sites qu’on ne peut soupçonner de collusion avec les industries du divertissement, révèle en fait l’efficacité du matraquage idéologique et de la guerre des mots que les tenants de la répression ont mis en oeuvre depuis des années. Le partage, c’est du "piratage" ; la copie, c’est du "vol" ; un téléchargement "annule" une vente : ces assimilations se sont révélées redoutablement efficaces pour discréditer les pratiques des internautes et les rejeter du côté de "l’anormal", plus encore que de l’illégal. J’avais d’ailleurs déjà eu l’occasion de montrer que la fonction du concept "d’offre légale" était essentiellement d’ordre symbolique :

La fonction réelle du concept "d’offre légale" est d’ordre symbolique et il faut aller la chercher en creux. Le label PUR d’Hadopi, par exemple, dérisoire tentative d’étiquetage d’Internet, sert surtout à taxer d’imPUR tout ce qui ne porte pas cette marque. Parler d’offre "légale" sert en définitive à jeter l’opprobre et à rejeter dans l’illégalité des pratiques de partage que la société elle-même ne condamne plus.

Nous nous sommes beaucoup moqués de ces spots anti-piratage ridicules qu’on nous obligé à visionner avant de voir un DVD, mais il faut croire qu’ils sont plus efficaces qu’on ne le soupçonne. Ce travail de sape visiblement a payé au point que l’on puisse ainsi se réjouir de voir reculer le partage au profit de l’offre légale, comme si c’était naturel.

Le partage n’est pas un problème

Philippe Aigrain a écrit en juin dernier un billet fondamental, intitulé "Le partage est un droit culturel, pas un échec du marché", qu’il faut aller lire ou relire à la lumière de ces réactions. Il y explique que cautionner l’idée selon laquelle l’offre légale devrait permettre de faire reculer le partage contribue laisser ces pratiques sous le voile idéologique dont on les recouvre, avec des conséquences graves à la clé :

L’existence d’une offre légale plus attractive serait certainement une bonne chose, mais elle ne peut d’aucune manière être considérée comme « un solution au problème du partage ». Cela pour deux raisons :

  • Le partage n’est pas un problème, mais une condition du développement humain culturel. L’entrée en possession de fichiers représentant des œuvres numériques et le droit et la capacité à les partager avec d’autres comme on le souhaite sont la mise en œuvre pratique du « droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté » définie dans l’article 27.1 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme. J’ai expliqué pourquoi et comment (lien en anglais) et je continuerai à le faire.
  • L’éradication du partage non autorisé, loin d’aider les offres commerciales à devenir plus diverses (en termes d’accès effectif aux œuvres) et équitables (en termes de prix, de rémunération des auteurs et interprètes et de droits des usagers) leur permettrait au contraire de devenir pires. Elles pourraient concentrer l’attention sur un ensemble encore plus restreint d’œuvres, continuer à imposer des formats et des plateformes propriétaires et transformer les individus en locataires précaires de leurs contenus.

Et de poursuivre en soulignant la part de responsabilité de ceux qui, bien que s’opposant à l’approche répressive, sont tombés dans le piège langagier du soutien à "l’offre légale" :

De nombreuses organisations de la société civile et universitaires bien intentionnés ont accepté pendant des années des termes de débat trompeurs. Ils se sont dit que rendre les défauts des offres commerciales responsables du partage non autorisé était de bonne tactique, que cela suffirait pour s’opposer aux pires aspects de la guerre contre le partage [...] Ils n’ont pas réalisé qu’en acceptant le paradigme de l’échec du marché, ils favorisaient l’identification de la culture au commerce de ses produits et à divers services d’intermédiation. Ils renonçaient à souligner que la sphère non marchande est essentielle non seulement à la culture numérique, mais à toute la culture à l’ère numérique.

Ce que nous perdrons si le partage disparaît

Car ce qui se joue dans le partage non-marchand, ce n’est pas seulement un mode de consommation des biens culturels comme un autre, interchangeable avec les offres de streaming de Netflix ou de Spotify. Accéder à la culture par la mise en partage des oeuvres, spécialement quand elle se fait par des moyens décentralisés comme le peer-to-peer ou au sein de communautés d’échange, c’est bénéficier d’une certaine forme de sociabilité avec des pairs, de recommandations collectives favorisant la découverte et l’approfondissement du goût et de modes d’assimilation des oeuvres précieux pour l’individuation culturelle.

Erwan Cario, dans sa dernière tribune sur Ecrans, exprime bien avec d’autres mots ces idées :

[...] le partage est une bénédiction pour la culture. C’est lui qui permet la découverte et la prescription, alors que sur les étals, une sortie chasse l’autre. C’est la libre circulation des œuvres culturelles dans l’espace non marchand qui les garde en vie.

Benjamin Sonntag avait écrit l’an dernier un billet très important pour décrire les pratiques au sein des communautés privées de partage, qui montrait bien qu’elles étaient des lieux d’apprentissage, à la fois de la culture, mais aussi de règles de savoir-vivre ensemble, destinées à favoriser la bonne gestion commune d’une ressource. "Sharing is caring" : partager, c’est prendre soin. Ce slogan est essentiel pour comprendre ce qui se joue dans ces communautés et ce que l’on perdra si elles disparaissent.

Où va l’offre légale ?

Pour prolonger l’analyse de Philippe Aigrain, je verrai encore quatre risques majeurs liés au développement des plateformes de streaming :

  • Elles sont des lieux de consommation passive des contenus, alors que les systèmes de partage décentralisé ont le mérite de donner un rôle actif aux internautes dans la mise à disposition de leurs bibliothèques personnelles. Ce rôle actif favorise l’évolution vers l’expression créative, comme on le voit à l’oeuvre avec les pratiques de remix et de mashup. Le partage participe pleinement de la mise en capacité des individus à créer.
  • Le streaming – qu’il soit légal ou illégal – ne constitue pas une avancée technologique, mais une régression, car il prive les individus de la faculté de pouvoir disposer de copies souveraines des oeuvres, à l’inverse du téléchargement. Or ce passage par la copie est essentiel à la fois pour permettre une appropriation réelle de la culture, par le biais du développement de bibliothèques personnelles, et pour garantir la pérennité dans le temps et la transmission entre les générations de repères culturels. Le streaming participe de la mise en place de divers procédés qui nous rapprochent dangereusement de ce qu’Olivier Ertzscheid appelle "l’a-copie" : un état de la culture où la possibilité de copier aura été définitivement éradiquée à des fins de contrôle.

  • Les offres légales de type Netflix ou Spotify reposent sur des plateformes centralisées, qui gagnent en puissance à mesure qu’elles se développent. La structure même du marché des biens culturels pousse à la concentration et à la constitution de quasi-monopoles par type d’oeuvres. Cette configuration ne peut que favoriser l’émergence de super-géants, qui finissent par devenir incontrôlables, jusqu’à pouvoir exercer un pouvoir arbitraire de censure comme le montre l’exemple d’Apple avec la nudité. Ces offres ne peuvent que renforcer la logique de constitution d’un "Internet des silos", là où le partage en P2P décentralisé renforce au contraire la résilience du système et l’aide à lutter contre les forces entropiques qui le déséquilibrent et l’éloignent de sa nature originelle.
  • Devenant peu à peu des offres illimitées sur abonnement ayant vocation à agréger l’intégralité des catalogues, des plateformes comme Netflix ou Spotify finiront par constituer en réalité des licences globales privées, alors que le partage décentralisé pourrait être l’occasion de mettre en place des financements mutualisés, de type contribution créative, sur lesquels les citoyens pourraient exercer un véritable contrôle. Par ailleurs, la redistribution des revenus, dans le cas de Spotify, se fait de manière complètement inéquitable, les majors étant largement favorisées par rapport aux producteurs indépendants (voir le récent coup de sang de Thom Yorke) et certaines catégories d’artistes comme les interprètes de la SPEDIDAM sont complètement écartés de la redistribution, au point qu’ils militent pour la licence globale.

Penser la coexistence entre sphère marchande et sphère non-marchande

Néanmoins, il ne s’agit pas pour moi de condamner radicalement les offres légales en streaming de type Netflix ou Spotify. Elles ont bien sûr leur place et elles sont appelées à jouer un rôle important, mais leur nature les pousse à dériver graduellement vers des formes de diffusion de la culture qui peuvent devenir pires que le système actuel. C’est justement pour cela qu’il faut que cette sphère marchande puisse coexister avec une sphère de partage non-marchand, qui viendra l’équilibrer et apportera de la diversité à l’écosystème.

Cette coexistence est possible. Elle constitue même DÉJÀ une réalité et les études des pratiques, y compris celles de la Hadopi, montrent des comportements culturels cumulant diverses pratiques, mêlant le légal et l’illégal. C’est d’ailleurs totalement en phase avec la nature économique particulière de la culture qui fait que plus on en consomme, plus on en a envie, avec des effets d’externalités postives (voir cette excellente Parabole des Tuileries ci-dessous).

C’est précisément cette articulation entre sphère marchande et sphère non-marchande de la Culture qu’il faut réussir à penser. Et ce n’est certainement pas en clamant que "le piratage est mort" grâce au développement de l’offre légale que l’on y parviendra. Tenir de tels propos revient encore et toujours à hurler avec les loups de la répression, car la Norvège est loin d’être un paradis en matière de protection des libertés numériques. Ce pays envisage en effet des mesures de blocages des sites au nom de la protection du droit d’auteur, particulièrement brutales qui attestent que la guerre au partage y est toujours une réalité.

Le rôle du politique devrait être d’organiser la coexistence entre ces deux sphères, de la manière la plus équitable et la plus harmonieuse possible, car ce sont deux "soeurs ennemies" qui se sont trop longtemps combattues et qu’il devient urgent de réconcilier.


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S.I.Lex

Regard d’un bibliothécaire sur le droit d’auteur, le droit de l’information, le droit de l’internet et des nouvelles technologies, le droit de la culture, les libertés numériques et bien plus encore !

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Via un article de calimaq, publié le 18 juillet 2013

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