Reconnaître le Domaine Public Volontaire sans fragiliser l’auteur dans les contrats d’édition (Réponse à la SGDL)

Le domaine public ne concerne pas seulement les oeuvres anciennes qui finissent 70 ans après la mort de leurs auteurs par ne plus être protégées par les droits patrimoniaux. Il peut aussi exister un domaine public volontaire, résultant du souhait des créateurs de faire entrer par anticipation leurs oeuvres dans le domaine public, pour les mettre le plus largement possible à disposition.

nevermind

Défendre le domaine public, est-ce forcément s’en prendre à la quintessence du droit d’auteur "à la française" ? En fait, pas vraiment… Le domaine public n’est pas un concept "punk", même s’il peut paraître à certains subversif.

Pour ce faire, il existe des outils juridiques comme la licence CC0 (Creative Commons Zero – Public Domain Dedication), que j’emploie sur S.I.Lex et qui a été mise en avant récemment par Pouhiou, l’auteur du cycle des Noénautes. Celui-ci propose d’ailleurs de rebaptiser le domaine public volontaire en Domaine Public Vivant, ce qui me semble très judicieux :

[La licence CC0] permet d’élever une œuvre (ou dans mon cas toutes mes œuvres ^^) dans le Domaine Public Vivant. Du coup, pas besoin d’attendre 70 ans après ma mort pour faire ce que vous voulez des NoéNautes ! Vous pouvez remixer, éditer, traduire, adapter, modifier, étudier, transformer et réutiliser mes histoires comme il vous plaît ! De mon côté, cela correspond à un “copy-out”. Un vœu de non-violence légale. Une façon de dire au monde que quoi que vous fassiez de mes narrations, ce n’est pas avec la loi que je me (ou les) défendrai.


Il se trouve hélas qu’en France, l’emploi de ce type d’instruments est fragilisé par le fait que le droit moral des auteurs est réputé inaliénable, ce qui signifie qu’ils ne peuvent valablement y renoncer par contrat. Dans la pratique, un auteur qui aurait signé une clause mettant en cause son droit moral peut toujours revenir sur sa décision, celle-ci étant considérée comme nulle et non avenue. Cela pose incontestablement des problèmes de compatibilité entre la logique de la CC0 et le droit français.

Or il se trouve que le rapport Lescure contient toute une série de recommandations pour protéger, promouvoir et valoriser le domaine public. Parmi celles-ci, la proposition n° 76 fait directement référence au Domaine Public Volontaire :

Amender le code de la propriété intellectuelle pour permettre aux auteurs d’autoriser par avance l’adaptation de leurs œuvres et de les verser par anticipation dans le domaine public.

Cette idée n’a pas échappé à la SGDL (Société des Gens de Lettres) et son président Jean-Claude Bologne a choisi de faire porter sur ce sujet l’éditorial de la dernière lettre envoyée par la société à ses adhérents. Intitulé "Une prudence de Sioux", cet édito s’inquiète de ce que l’on cherche ainsi à fragiliser le droit moral et des conséquences sur les auteurs :

Je souhaiterais cependant évoquer un point particulièrement préoccupant pour les auteurs : la proposition 76 invite à « amender le code de la propriété intellectuelle pour permettre aux auteurs d’autoriser par avance l’adaptation de leurs oeuvres et de les verser par anticipation dans le domaine public ». Actuellement, et sans qu’il soit besoin de modifier le code, des « licences libres » permettent déjà d’autoriser à l’avance certains usages des oeuvres déposées sur Internet. Elles peuvent séduire les auteurs parce qu’elles s’appuient sur un code de la propriété intellectuelle protecteur qui les garantit contre les abus. D’une part, ils sont assurés d’exercer eux-mêmes et eux seuls ce droit ; d’autre part, ils peuvent à tout moment, s’ils le souhaitent, revenir sur cette autorisation préalable. Si en revanche cette autorisation préalable était codifiée comme il est proposé dans le rapport, elle risquerait de remettre en cause les principes mêmes du droit moral et de transformer les licences libres en un outil dangereux allant à l’encontre des intérêts légitimes des auteurs.Autoriser par avance l’adaptation, c’est renoncer au droit à l’intégrité de l’oeuvre et au contrôle que l’auteur peut exercer sur l’usage qui en sera fait. C’est surtout renoncer à l’incessibilité du droit moral, verrou essentiel à la protection de l’auteur dans les pays de droit dit « continental ».

Dans le système anglo-américain du copyright, en effet, tous les droits, y compris le droit moral, peuvent être cédés par écrit à un éditeur. Les auteurs sont alors fortement incités à y renoncer par contrat, et le rapport de force n’étant pas en leur faveur, ils doivent s’y résoudre. Tel n’est pas le cas dans les pays de droit d’auteur, où une telle cession du droit moral serait frappée de nullité. Renoncer à l’incessibilité du droit moral, c’est prendre le risque à court terme de voir apparaître une clause de cession dans les contrats d’édition. Il deviendra alors difficile sinon impossible aux auteurs de la refuser.

L’inquiétude du président de la SGDL serait compréhensible si la proposition n°76 visait réellement à remettre en cause l’inaliénabilité du droit moral consacrée dans la loi, et notamment à permettre que les clauses des contrats d’édition entraînent une cession du droit moral au profit d’un éditeur. Mais les promoteurs du domaine public vivant n’ont jamais cherché à défendre une telle chose. Leur souhait est que les auteurs, en connaissance de cause et par un choix raisonné, décident de placer leurs oeuvres par anticipation dans le domaine public, au bénéfice de tous.

Mimi & Eunice, par Nina Paley qui utilise la licence CC0. De quoi prouver que le Domaine Public Vivant n’équivaut pas à une "mort de l’auteur".

On notera d’ailleurs que le président de la SGDL ne se dit pas hostile priori aux licences libres et de libre diffusion, type Creative Commons. Il souligne bien qu’elle sont assises sur le Code de Propriété Intellectuelle et que seuls les auteurs peuvent décider de les utiliser. La vraie question concerne donc bien le droit moral et la question de l’acceptation par anticipation de l’adaptation des oeuvres, qui est pourtant l’un des intérêts majeurs de la licence CC0, mais aussi de toutes les licences Creative Commons ne comportant pas la clause ND (pas de modification).

Il y a à mon sens confusion entre deux choses relevant d’un plan différent. C’est une chose d’autoriser le renoncement au droit moral au profit d’une personne déterminée dans un contrat d’édition et personnellement, je ne suis pas certain en effet que ce soit une bonne, en raison du rapport économique déséquilibré qui existe entre l’auteur et l’éditeur. Mais c’est une chose complètement différente de renoncer à exercer son droit moral vis-à-vis de tous (erga omnes), afin d’ouvrir son oeuvre et de la verser dans le domaine public par anticipation.

La proposition N°76 du rapport Lescure peut tout à fait s’entendre pour la seconde hypothèse sans entraîner ipso facto la légalisation des clauses de renoncement au droit moral dans les contrats d’édition. Il suffit de modifier le Code pour le spécifier explicitement.

Pour cela, il faut agir sur l’article L. 122-1 du Code de Propriété Intellectuelle qui définit le droit moral (j’avais déjà fait des propositions en ce sens dans mon billet en faveur d’une loi pour le domaine public en France) :

L’auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son oeuvre.

Ce droit est attaché à sa personne.

Il est perpétuel, inaliénable et imprescriptible.

A modifier en :

L’auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son oeuvre.

Ce droit est attaché à sa personne.

Il est perpétuel, inaliénable et imprescriptible.

Néanmoins, ce droit est réputé éteint lorsque par une déclaration expresse de volonté à portée générale, l’auteur déclare que son oeuvre appartient au domaine public. Sa déclaration est alors irrévocable.

Voilà une façon simple de préserver l’inaliénabilité du droit moral dans les contrats, tout en consacrant la notion de Domaine Public Volontaire en droit français. On peut même ajouter pour plus de sécurité que cette déclaration de volonté doit nécessairement figurer dans un acte distinct d’un contrat d’édition. Creative Commons Zero constitue une telle déclaration de volonté à portée générale (ce n’est d’ailleurs pas à proprement parler une licence).

Il y a cependant un autre point de divergence avec Jean-Claude Bologne, qui réside dans le caractère révocable ou non de l’usage de la licence CC0 ou des licences Creative Commons. Quand on lit les clauses des licences Creative Commons, on lit qu’elle ménage une possibilité pour l’auteur de changer d’avis, à condition de ne pas compromettre les droits déjà délivrés par la licence qu’il avait initialement retenue. C’est une condition essentielle pour éviter que l’usage des Creative Commons n’introduise une insécurité juridique permanente. Mais pour le versement au domaine public, il me semble qu’il doit être irrévocable. C’est une décision que l’auteur ne doit pas prendre à la légère, mais une fois que ce choix est fait, il ne doit plus être possible de revenir dessus, car ce serait porter atteinte alors à l’intégrité du domaine public. C’est d’ailleurs bien ce qui est prévu dans la licence CC0 et c’est aussi ce qui en fait comme dit Pouhiou un "voeu de non violence légale" :

Dans la mesure du possible et sans enfreindre la loi applicable, le Déclarant affirme par la présente céder, abandonner, et renoncer ouvertement, pleinement, définitivement, irrévocablement et sans conditions à tous ses Droits d’Auteur et Droits Voisins, ainsi qu’à toute prétention, recours et possibilités d’action judiciaire, qu’ils soient à cet instant connus ou inconnus [...]

Pour autant, l’articulation entre licence CC0 et contrat d’édition reste possible, comme l’a démontré avec brio Pouhiou. Bien qu’ayant versé par anticipation ses romans dans le domaine public, il est parvenu à les faire éditer chez Framabook, qui lui a proposé un contrat d’édition. Celui-ci ne porte pas bien sûr sur la cession des droits d’auteur, qui devient inutile, mais il prévoit tout de même pour l’auteur une rémunération de 15% sur la vente des livres papier, chiffre largement plus favorable que tout ce que l’on rencontre habituellement dans l’édition !

Par ailleurs, le versement des oeuvres au domaine public Vivant peut aussi être l’occasion pour les créateurs de toucher une rémunération, par le biais notamment du crowdfunding. Aux Etats-Unis, le projet Commonly propose ainsi de libérer des Bundles (bouquets) d’oeuvres dans le domaine public, en fixant un montant à atteindre à répartir ensuite entre les créateurs. Récemment Commonly a lancé une campagne intitulée The Open Game Art Bundle, qui proposait de mettre sous licence CC0 des contenus artistiques liées à des jeux vidéos : bandes originales, design de personnages, animations, code source, etc. Le projet a rassemblée plus de 11 000 dollars, ce qui montre le potentiel de ce type de démarches.

La SGDL est certainement dans son rôle en recommandant la prudence au législateur et personne ne veut de fragiliser le statut des auteurs. Mais les traiter obstinément comme des éternels mineurs, incapables de faire des choix raisonnés concernant la diffusion des leurs créations, n’est pas un bon service à rendre au droit d’auteur lui-même.

Verser ses créations dans le domaine public leur donne de la valeur, car elles deviennent ainsi des biens communs appropriables par tous. Certes, il n’est pas dans l’intérêt de tous les auteurs d’employer des licences comme la CC0 et nul ne peut les forcer à le faire. Mais réciproquement, nul ne devrait pouvoir empêcher celui qui veut contribuer au domaine public de le faire s’il le décide.

Classé dans :Domaine public, patrimoine commun Tagged : auteur, CC0, contrat d’édition, Creative Commons, Domaine public, SGDL

S.I.Lex

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Via un article de calimaq, publié le 17 juillet 2013

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Nouveau commentaire
  • Juillet 2013
    12:52

    Reconnaître le Domaine Public Volontaire sans fragiliser l’auteur dans les contrats d’édition (Réponse à la SGDL)

    par Yannick VOYEAUD

    Bonjour,

    J’apporterais une nuance à ce problème du droit de l’auteur !
    L’auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son oeuvre.
    Ce droit est attaché à sa personne.
    Il est perpétuel, inaliénable et imprescriptible.

    Ceci ne me dérange absolument pas. La seule chose que l’auteur peut réellement abandonner c’est son œuvre ! Et encore je ne suis par pour un abandon complet car la source DOIT être indiquée !
    Par conséquent ta formulation doit être revue pour expliciter clairement ce droit à être connu et/ou reconnu comme auteur primaire.

    Par ailleurs la modification de l’œuvre, je ne suis pas contre, au contraire, dans la mesure où l’esprit initial de l’œuvre originelle est respectée. Il faut malgré tout IMPOSER des limites à ce qui est possible.
    Je regarde le site CimGenWeb que j’ai crée et transmis. Il a évolué mais son esprit est toujours le même. Même chose pour MémorialGenWeb crée par Éric BLANCHAIS. Dans ce dernier cas les changements sont encore plus violents et pourtant l’esprit initial est toujours présent.
    Serait-il acceptable que DALLAS se soit appelé LES MISÉRABLES ? Il est évident que non, même si ils sont vraiment misérables dans leurs soif de pouvoir.
    Ce qui n’est pas écrit est réputé ne pas exister en terme législatif donc il faut faire attention.

    Je sais le plus simple serait de repenser à la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen qui stipule que la liberté des uns s’arrête où commence celle des autres mais aussi que nul ne peut nuire à autrui.

    Amitiés