Vers une redéfinition du "cercle de famille" en faveur du partage des oeuvres sur Internet ?

Le mois dernier, la Cour de Cassation a rendu une décision extrêmement intéressante où pour la première fois elle a considéré qu’un profil Facebook ne constituait pas nécessairement un lieu "public". Des propos échangés entre "amis" sur ce réseau social n’étaient pas forcément assimilables à des injures publiques, mais pouvaient avoir le caractère d’injures prononcées dans un lieu privé.

Private. Par Richard HaltAr. CC-BY-NC-SA. Source : Flickr

Cette jurisprudence est importante concernant le tracé des frontières de la liberté d’expression en ligne, mais je voudrais pousser ses implications sur le terrain du droit d’auteur et du partage des oeuvres. Car en effet, l’équilibre de la propriété intellectuelle a longtemps été assuré par le biais d’exceptions fonctionnant à partir de la distinction public/privé. Avec l’avènement d’internet, ces exceptions, et notamment les représentations privées et gratuites effectuées dans le cadre du "cercle de famille", ont perdu une grande partie ce pouvoir régulateur, car les juges ont tendu à considérer que toute publication en ligne était assimilable à un acte public.

Si les frontières du privé et du public se redessinent en matière d’injures, ne peut-on pas envisager que cela puisse être le cas également en matière de partage des oeuvres en ligne ? Une telle évolution ne pourrait certainement pas servir de base légale à une véritable légalisation du partage, comme elle pourrait sans doute apporter un assouplissement appréciable du droit dans le sens des pratiques.

Sphère privée = Communauté d’intérêts

Ce qui est particulièrement intéressant avec l’arrêt de la Cour de Cassation, c’est que la définition qu’elle donne de la sphère privée n’exclut pas une certaine dimension collective. Dans cette affaire de "licenciements Facebook", la Cour de Cassation a en effet suivi la Cour d’Appel qui avait donné raison aux salariés sur la base du principe suivant :

après avoir constaté que les propos litigieux avaient été diffusés sur les comptes ouverts par Mme Y… tant sur le site Facebook que sur le site MSN, lesquels n’étaient en l’espèce accessibles qu’aux seules personnes agréées par l’intéressée, en nombre très restreint, la cour d’appel a retenu, par un motif adopté exempt de caractère hypothétique, que celles-ci formaient une communauté d’intérêts  ; qu’elle en a exactement déduit que ces propos ne constituaient pas des injures publiques.

Maître Anthony Bem dans une analyse éclairante sur son blog explique que par "communauté d’intérêts", il faut entendre "un groupe de personnes liées par une appartenance commune, des aspirations, des objectifs partagés ou des affinités amicales ou sociales".

Pour les juges de Cassation, c’est le fait qu’une personne puisse choisir de ne diffuser ses messages qu’à certaines personnes sélectionnées et le faible nombre des intéressés, qui permet de déduire la présence d’une "communauté d’intérêts". Cette vision s’oppose à celle du conseil des prud’hommes saisi en première instance de l’affaire, qui avaient jugé que les injures présentaient un caractère public sur Facebook, car les messages étaient accessibles "aux amis des amis".

Ce type de raisonnement conduit à réintroduire des nuances dans le statut juridique de notre condition numérique, en nous permettant de bénéficier des protections attachées à la sphère privée pour certains de nos échanges en ligne. Mais ne peut-on pas aller plus loin et étendre cette logique au droit d’auteur ?

Communauté d’intérêts ou cercle de famille ? (Joined. Par Christina Matheson. CC-BY-NC-SA. Source : Flickr)

Quel impact potentiel sur la représentation privée dans le cadre du "cercle de famille" ?

Le Code de Propriété Intellectuelle comporte plusieurs notions dont le champ d’application dépend de la définition de la distinction entre "privé" et "public". C’est le cas par exemple de la copie privée, mais aussi de l’exception de "représentation privée et gratuite effectuée exclusivement dans le cadre du cercle de famille".

Inclue à l’article L.122-5 du CPI, listant les exceptions au droit d’auteur, cette notion a reçu une interprétation restrictive par les juges, qui estiment qu’elle ne recouvre que les "personnes parentes ou amies très proches qui sont unies de façon habituelle par des liens familiaux ou d’intimité".

Néanmoins, même si cette définition par la jurisprudence reste stricte, elle comprend au-delà de la famille au sens propre les "amis", entendu comme des personnes entretenant habituellement des rapports intimes. Or une telle conception pourrait recouvrir certains types de relations entretenues en ligne sur des réseaux sociaux ou par des moyens d’échanges électroniques, permettant les communications restreintes et ciblées.

Pour l’instant, les juges ont toujours considéré que la représentation privée n’était pas applicable aux échanges d’oeuvres en ligne. Ce fut par exemple le cas en 1996, lorsque le TGI de Paris eut à connaître de la toute première affaire de contrefaçon en ligne. Deux étudiants de l’Ecole Centrale de Paris avaient échangé des chansons de Jacques Brel par l’intermédiaire de pages d’un site web et les ayants-droit du chanteur les avaient attaqués pour contrefaçon.

Ils avaient essayé de se défendre en expliquant que ces reproductions avaient un caractère licite puisqu’elles étaient "destinées à un usage privé et non à une utilisation collective". Mais le TGI avait relevé qu’ils avaient "permis à des tiers connectés au réseau Internet de visiter leurs pages privés et d’en prendre éventuellement copie", ce qui favorisait "l’utilisation collective de leurs reproductions".

Ces étudiants avaient été condamnés, mais on peut se demander ce que le même TGI aurait répondu si les oeuvres avaient été échangées sur un réseau fermé comme Facebook, ne permettant pas à n’importe quel tiers de visiter les profils.

Plus tard, dans les années 2000, lorsque les juges eurent à connaître des premières affaires de téléchargement en P2P, avant le vote de la loi DADVSI, ils écartèrent aussi l’application de l’exception de représentation privée dans le cadre du cercle de famille. Tout comme les pages web, les réseaux P2P étaient trop ouverts pour correspondre à la notion étroite de cercle de famille.

Mais si l’on transpose la nouvelle définition de la sphère privée dégagée par la Cour de Cassation à propos des échanges sur Facebook, on peut se demander si la notion de représentation privée ne devrait pas être reconsidérée elle aussi.

Des communautés d’intérêts aux communautés privées de partage. Rainbow ants circles.

Du "cercle de famille" au "cercle de proximité"

Évidemment, cette redéfinition de la représentation privée ne couvrirait toujours pas les échanges sur les réseaux de P2P, et encore moins le direct download ou le streaming, ainsi que tous les dispositifs centralisés et plus ou moins payants qui ont émergé ces dernières années, à la suite du déploiement de la répression du P2P.

Mais il existe des formes d’échanges des fichiers au sein de communautés fermées, qui rentrent peut-être dans cette catégorie. Benjamin Sonntag avait consacré l’été dernier un billet passionnant, dans lequel il étudiait les règles de fonctionnement de plusieurs de ces communautés privées d’échanges de fichiers en P2P via le protocole BitTorrent, dans lesquelles on ne peut entrer que par cooptation et qui observent des règles strictes afin de se protéger de la surveillance et de la répression du partage (parrainage, ratio, etc).

Souvent organisés par type d’oeuvres (films, musiques, livres) et parfois même par genres, ces groupes constituent à n’en pas douter des "communautés d’intérêts", pour reprendre le terme employé par la Cour de Cassation. Leurs membres se regroupent par affinités et partagent des objectifs communs, liés aux oeuvres qu’ils échangent. Là où elles s’éloignent des critères employées, c’est qu’elles rassemblent souvent des dizaines de milliers de membres ce qui excède le "nombre très restreint" évoqué par la Cour de Cassation.

Mais il existe d’autres formes d’échange de fichiers qui correspondent sans doute à la définition donnée par la Cour. Songeons par exemple à l’envoi de liens de téléchargement via Dropbox à un ami, à l’échange de fichiers par mail ou à ces échanges de disques durs ou de clés USB entre proches, qui correspondent si l’on en croît les études des pratiques, à une part croissante – si ce n’est majoritaire – des échanges de fichiers aujourd’hui.

A vrai dire, certains ont déjà proposé de redéfinir la notion de cercle de famille pour l’étendre à un "cercle de proximité". Hervé Le Crosnier, par exemple, dans sa proposition de Licence Édition Equitable, avait envisagé d’instaurer un nouveau pacte entre l’éditeur et le lecteur de livre numérique. Il proposait d’élargir les usages des oeuvres protégées dans une mesure raisonnable :

Le lecteur/lectrice a le droit de faire circuler le document édité au sein de son cercle de proximité (y compris élargi à ses amis proches). Toutefois, cette liberté ne permet pas de rompre l’équilibre et l’équité en diffusant massivement ou à des inconnus.

Cette proposition n’a pas été suivie d’applications concrètes, mais elle fait à présent écho à cette nouvelle définition de la sphère privée par la Cour de Cassation, articulée autour de la notion de "communauté d’intérêts".

Le casse-tête du statut juridique du partage… (Sharing. Par ryancr. CC-BY-NC. Source : Flickr)

Une piste pour la légalisation du partage ?

Le raisonnement suivi dans ce billet repose sur une analogie et il est clair que le régime de la liberté d’expression et celui du droit d’auteur ne sont pas en l’état superposables. On ne peut déduire d’une décision rendue par la Cour de Cassation en matière d’injures qu’elle suivrait le même raisonnement pour une affaire de contrefaçon. Mais rien n’interdit de soulever la question.

La première limite de cette analogie réside dans le fait qu’en France, les exceptions au droit d’auteur sont interprétées strictement par les juges, notamment au travers de ce qu’on appelle le test en trois étapes. Sur cette base, la Cour de Cassation s’est déjà montrée très sévère, notamment à propos de la copie privée (affaire Mulholland Drive), dès lors qu’elle estime que l’usage d’une exception peut menacer l’exploitation normale d’une oeuvre. Les échanges dans un cercle de proximité, s’effectuant en ligne et non plus IRL, peuvent-ils passer à travers un tel test ? Ce n’est pas certain, mais des études montrent le rôle social important que joue cette forme de recommandation des œuvres par le prêt, le don et l’échange d’œuvres. Apporter la preuve d’un préjudice lié à ces échanges pourrait s’avérer plus complexe qu’on ne pense pour les titulaires de droits.

La seconde limite que l’on peut identifier, c’est que les échanges en ligne ne se limitent pas à la seule représentation des oeuvres. Les échanges de fichiers impliquent également une reproduction et cette irruption de la copie risque bien de prévaloir sur la notion de représentation privée. La copie privée n’est ici sans doute pas davantage applicable, puisqu’elle nécessite que les copies soient "réservées à l’usage personnel du copiste", même si le régime de la copie privé admet que les reproductions puissent être utilisées dans "un cadre familial ou intime".

***

La marge de manœuvre est faible, mais néanmoins, la décision de la Cour de Cassation montre que la jurisprudence évolue et qu’elle affine sa perception des réalités numériques. La situation est sans doute plus crispée en France sur les questions de droit d’auteur qu’à propos de la liberté d’expression, mais retenons que la redéfinition de la sphère privée peut ouvrir une voie à la consécration juridique du partage des œuvres.

Il existe d’autres mécanismes qui permettraient d’atteindre ce but, une échelle plus large et de manière plus satisfaisante, notamment une extension de l’application de la théorie de l’épuisement du droit d’auteur aux échanges non-marchands, telle qu’elle est préconisée notamment dans le programme de réforme positive du droit d’auteur de la Quadrature du Net.

Tôt ou tard, par un moyen ou par un autre, la légalisation du partage finira par devenir réalité.

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S.I.Lex

Regard d’un bibliothécaire sur le droit d’auteur, le droit de l’information, le droit de l’internet et des nouvelles technologies, le droit de la culture, les libertés numériques et bien plus encore !

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Via un article de calimaq, publié le 9 mai 2013

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