Jeter les Creative Commons avec l’eau du Copyright ?

Framablog a publié cette semaine la traduction d’un billet intitulé « Réformons le copyright à coups de masse pour le réduire en miettes« , qui m’a fait réagir et à propos duquel je voudrais apporter un contrepoint.

Ce billet a été écrit par le réalisateur américain Zacqary Adam Green, qui agit dans le champ de l’art libre. Au lieu d’une critique du copyright, comme son titre le laisse entendre, il constitue surtout une charge contre les licences Creative Commons, qu’il estime grosso-modo dénuées de toute utilité.

Image 2012. Par Christopher Dombres. CC-BY. Source : Flickr.

Les Creative Commons, inutiles ?

Sa thèse principale consiste à dire qu’aucune des licences Creative Commons n’est véritablement utile, à moins d’être réellement en capacité d’attaquer en justice ceux qui enfreindraient les conditions posées par les licences. En effet, les oeuvres placées sous Creative Commons ne sont nullement « libres de droits » et elles permettent, tout en favorisant la réutilisation des oeuvres, de maintenir certaines restrictions (paternité, pas d’usage commercial, pas d’oeuvres dérivées, partage à l’identique). C’est le passage d’une approche « Tous droits réservés » à « Certains droits réservés », qui reste fondamentalement ancrée dans le droit d’auteur, dont les Creative Commons ne sont qu’une modalité d’exercice.

Tout en reconnaissant l’apport des Creative Commons, Zacaqary Adam Green en conteste l’utilité en des termes assez radicaux :

C’est le problème que pose toute loi basée sur le monopole du copyright : elle ne protège que les personnes qui ont les moyens d’engager une poursuite judiciaire. Si vous avez l’argent, si vous avez le temps, et si vous êtes prêts à passer des années à supporter le stress et les absurdités de la procédure, alors vous pouvez profiter des avantages du monopole. Sinon, c’est une fumisterie.

Et selon lui, la seule approche alternative valable au copyright pur et dur serait le passage en CC0 (Creative Commons Zéro), un instrument qui manifeste l’intention de l’auteur de renoncer à l’intégralité de ses droits sur l’oeuvre :

Malgré tous les beaux débats que les Creative Commons ont lancés, je reste persuadé qu’une seule de leurs licences est vraiment utile : la CC0, celle qui place tout votre travail dans le domaine public. J’adore la CC0 en fait. C’est pour moi une technique anti-piratage très efficace : il est littéralement et matériellement impossible aux gens de faire quoi que ce soit d’illégal avec mon travail.

La CC0 équivaut à un versement volontaire au domaine public (et même plus que cela dans le cadre du droit français qui interdit normalement de renoncer à son droit moral). Il se trouve que je suis relativement bien placé pour parler de cette démarche, puisque c’est le choix que j’ai fait pour S.I.Lex. J’approuve entièrement cette idée qu’il doit exister un domaine public volontaire ou mieux encore un Domaine Public Vivant, selon la belle expression de Pouhiou, alimenté par les créateurs sans attendre la fin de la durée interminable du droit d’auteur.

Régulation extra-judicaire et effectivité sociale des Creative Commons

Néanmoins, je suis en désaccord avec les jugements émis par Zacqary Adam Green et notamment l’idée que les CC seraient inutiles en dehors de la capacité d’intenter un procès. Je pense que ce genre d’affirmations est de nature à affaiblir gravement les Creative Commons, alors qu’ils constituent l’un des espoirs les plus solides d’évolution du système.

On estime qu’il y a dans le monde plus de 450 millions d’oeuvres placées en Creative Commons volontairement par leurs créateurs, ce qui constitue un vaste réservoir de biens communs culturels mis en partage. Pourtant, les procès liés à l’usage des Creative Commons restent très rares. On en recense quelques uns, intentés dans plusieurs pays du monde, qui ont permis de vérifier la validité en justice des CC, mais ces contentieux restent très exceptionnels.

Que doit-on en déduire ? Qu’il s’agit d’un échec des Creative Commons ? Que cela prouve leur inutilité ? Bien au contraire ! De mes études de droit, j’ai retenu cette phrase très juste que le contentieux doit toujours être regardé comme une « pathologie du droit« . Les règles juridiques ont vocation à régler harmonieusement les rapports humains et elles sont une des expressions de la sociabilité (Ubi societas, ibi jus). Quand des contrats règlent les rapports entre des millions de personnes chaque jour sans générer de contentieux, c’est qu’ils ont atteint leur but et c’est le cas des Creative Commons.

Ce caractère « paisible » de l’usage des Creative Commons depuis 10 ans constitue le plus beau signe de leur réussite : ils ont rempli leur objectif, qui consistait à « mettre de l’huile » dans les rouages de la machinerie numérique, en fluidifiant les usages là où si souvent le copyright est pris d’accès de fièvre contentieuse de plus en plus inquiétants. Notons d’ailleurs que ce caractère paisible de l’application des CC vaut aussi pour les licences comportant la clause NC (Non Commercial), souvent dénoncées comme un nid à contentieux potentiel par certains, alors qu’en pratique, cela ne se vérifie pas.

Normes juridiques « ascendantes »

Le point de vue de Zacqary Adam Green revient à nier le rôle pédagogique de ces licences, ainsi que leur pouvoir de régulation extra-judiciaire des usages, qui constitue le canal principal assurant leur effectivité. On passe d’une logique d’application de la norme juridique par la contrainte à une logique d’application « communautaire » qui est le propre des biens communs. Valérie Peugeot parle d’ailleurs à propos des Creative Commmons de « normes juridiques ascendantes« , secrétées par les communautés plutôt qu’imposées par la contrainte étatique, et on observe très bien ces phénomènes de régulation communautaire à l’intérieur de Wikipédia par exemple, qui a su mettre en place une véritable ingénierie normative interne, fascinante à observer.

La nouvelle version 4.0 des Creative Commons va d’ailleurs faire une part plus large à cette dimension de régulation extra-judiciaire. Normalement, la violation d’une Creative Commons fait « sauter » la licence automatiquement entre l’auteur et le réutilisateur, mais les CC 4.0 vont prévoir un mécanisme par lequel la licence reprendra son effet si une solution amiable a pu être trouvée par le dialogue :

The license now includes a mechanism that allows for automatic reinstatement of the license when a violation is cured within 30 days of discovery, while preserving a licensor’s right to seek remedies for those violations. This was a popular request, particularly by institutions wanting to use high-quality CC-licensed content in important contexts but who worried about losing their license permanently for an inadvertent violation.

No copyright et « Copy-Out »

Pour autant, il y a bien des créateurs qui font le choix de placer leur création complètement en dehors du champ du droit d’auteur. Cela existe depuis Tolstoï en passant Jean Giono et les situationnistes, jusqu’à des créateurs contemporains comme Nina Paley, Gwenn Seemel ou Pouhiou. Je les ai rejoints récemment en choisissant la licence CC0 pour S.I.Lex, en raison de mon engagement particulier en faveur du domaine public.

Les dix commandements du Copyright, par Gwenn Seemel, artiste peintre, engagée dans une démarche « No Copyright » ou « Copy-Out »

J’avais d’ailleurs appelé cette démarche le « Copy-out » en référence au copyleft :

Le problème, c’est que ces propositions ne vont pas assez loin à mon sens , car elles conservent le cordon ombilical entre l’oeuvre d’information et la propriété intellectuelle. Il est peut-être temps de dépasser la logique du Copyleft elle-même pour entrer dans celle du Copy-Out : la sortie en dehors du cadre du copyright et non plus son aménagement.

Je m’intéresse également beaucoup aux champs de la création qui ne peuvent pas être protégés par le copyright, comme la mode, la cuisine, les tours de magie ou le parfum. Dans ces domaines, on constate que des formes de régulation alternatives se mettent en place, généralement basées sur des codes d’honneur, des déontologies professionnelles ou le respect du secret, qui prennent le relai pour « policer » les usages, en l’absence même d’un possible recours aux juges.

Nina Paley récemment a produit un très beau texte, traduit également par sur Framablog, où elle explique que son choix d’opter pour la licence CC0 a été motivé par le fait de vouloir faire « voeu de non-violence légale » :

Il y a quelques années j’ai entamé une démarche pour faire vœu de non-violence : un engagement de ne jamais poursuivre en justice qui que ce soit pour du savoir (ou de la culture, des œuvres culturelles, de l’art, de la propriété intellectuelle — ou le nom quelconque que vous préférez). Le copyright est désespérément détraqué ; bien sûr, le droit craque de partout aux USA. Mais pourquoi devrais-je recourir à cette même loi aberrante pour essayer de corriger les abus qu’elle introduit ?

Personnellement, je respecte cette décision, d’autant plus que j’ai fait la même pour ma propre création. Mais cela relève d’un choix individuel, cohérent avec une démarche particulière et un contexte donné de création. Je ne prétends nullement qu’adopter la licence CC0 devrait constituer l’unique alternative pour les auteurs au « Copyright : Tous droits réservés ».

Le besoin d’une palette large de licences

J’ai déjà eu l’occasion de défendre par exemple les licences comportant une clause non commerciale (NC), parce que j’estime qu’elles ont leur intérêt dans l’écosystème, notamment pour certaines formes de création et pour mettre en place des modèles économiques jouant sur la réservation de l’usage commercial.

A mon sens, nous avons besoin d’une palette large de licences pour expérimenter des stratégies différenciées de diffusion des oeuvres sur Internet. Et le choix de l’individu-créateur de maintenir des conditions à la circulation de son oeuvre doit toujours être respecté.

L’application du droit ne passe pas exclusivement par les tribunaux et il faut s’en réjouir. Mais le fait que l’on puisse saisir un tribunal en cas de problème grave a aussi son importance. Doit-on dire qu’il faut abolir le droit du travail par exemple, parce que seule une petite partie des rapports au travail finit devant les Prud’hommes ? Ou qu’il faille jeter le Code de la famille parce que peu de foyers lavent leur linge sale dans les prétoires ? Je ne pense pas que ce serait sage…

Pour la même raison, je trouve absurde de vouloir abolir les Creative Commons sous prétexte qu’ils n’engendrent pas de procès. Et le fait que les CC soient encore ancrés dans le copyright et dans le droit n’empêchent aucunement des formes de régulation sociale de se développer.

Un peu de lucidité politique

Au final, le gros marteau de Zacqary Adam Green risque bien de manquer sa cible. Il ne fera pas grand mal au copyright pur et dur, mais il en fera sans doute aux Creative Commons et cela qui revient à tirer sur une ambulance. Les querelles intestines au sein même de la communauté du Libre constituent d’ailleurs un problème sérieux, qui pèse lourd dans la possibilité d’arriver à réformer un jour le droit d’auteur sans un sens positif. Philippe Aigrain a récemment écrit un billet important à ce sujet, qui tire la sonnette d’alarme :

Or, si la société vibre de pratiques passionnantes, solidaires et créatrices, et bien sûr de réactions indignées, elle manifeste chaque jour, en particulier en France, son incapacité à constituer un mouvement social coordonné.

Personnellement, je pense que le monde peut se passer complètement de la propriété intellectuelle et qu’il serait sans doute meilleur et plus juste ainsi (il y a même un excellent Framabook sur la question).

 

Mais soyons lucides un moment : l’abolition pure et simple du droit d’auteur n’adviendra pas de notre vivant, si elle arrive seulement un jour ! La réforme ne pourra se faire que par petites touches et très difficilement, vu les blocages que le système oppose à toute évolution.

Réussir à réformer le droit d’auteur, cela veut dire accepter de mettre les mains dans le cambouis, dans le texte de la loi lui-même, pour trouver de nouvelles solutions. L’horizon politique atteignable, à l’échelle d’une vie humaine, c’est celui d’une légalisation du partage non-marchand des oeuvres, qui fait d’ores et déjà l’objet de programmes détaillés convaincants.

Il est triste que ces projets ne fassent pas l’objet d’un soutien plus large, y compris au sein de la communauté de la Culture Libre. Ce n’est pas d’un marteau dont nous avons besoin pour réformer le droit d’auteur, mais d’une nouvelle alliance politique. Le texte de Zacqary Adam Green nous en éloigne plus qu’il ne nous en rapproche.


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S.I.Lex

Regard d’un bibliothécaire sur le droit d’auteur, le droit de l’information, le droit de l’internet et des nouvelles technologies, le droit de la culture, les libertés numériques et bien plus encore !

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Via un article de calimaq, publié le 27 avril 2013

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