Domaine public et sérendipité : le fabuleux destin d’un flocon de neige

Lors de l’audition pour SavoirsCom1 de la semaine dernière à l’Assemblée nationale, à propos de l’affaire des Accords BnF, Frédéric Reiss, l’un des députés de la Commission des affaires culturelles a relevé l’expression « dissémination des contenus culturels » que nous avions employée, Silvère Mercier et moi. Visiblement, ce terme l’a quelque peu inquiété :

Vous avez parlé de dissémination des œuvres sur internet. Qu’est-ce que cela signifie ? S’agit-il de diffusion immédiate ou d’éparpillement ? Que craignez-vous ? Quel serait le délai adéquat de l’exclusivité ? Quel serait le bon tempo ?

Sérendipité, le fait de découvrir des choses par accident. (Serendipity. Par Alex Drennan. CC-BY-NC-ND. Source : Flickr)

Le mot « dissémination » n’est certainement pas très beau, mais il exprime une réalité forte à propos du domaine public numérisé. Une fois que des oeuvres anciennes sont mises en ligne, elles acquièrent une valeur d’usage nouvelle qui peut conduire à ce qu’elles voyagent sur la Toile de manière complètement imprévisible.

La sérendipité, qui est le propre d’Internet, provoque des rencontres inattendue es entre ces oeuvres du passé et de nouveaux créateurs, qui peuvent s’en servir comme source d’inspiration et matière première. C’est une raison pour lesquelles il est important de permettre la réutilisation du domaine public numérisé et de baisser au maximum les barrières juridiques, en laissant les oeuvres dans le domaine public.

Je suis tombé cette semaine sur l’histoire édifiante de quelques flocons de neige qui illustre à merveille cette manière dont la sérendipité ravive la fécondité des oeuvres du domaine public, grâce à la dissémination des contenus sur Internet.

Illustration de l'ouvrage : Snowflakes: a chapter from the Book of Nature (1863) - Internet Archive - Numérisé par la California Digital Library. Domaine public.

Les flocons de neige en question… (Illustrations de l’ouvrage : Snowflakes : a chapter from the Book of Nature (1863) – Internet Archive – Numérisé par la California Digital Library. Domaine public).

Sur le blog Year Of Open Source, Samoos raconte comment à Berlin des bidouilleurs ont réussi à hacker de vieilles machines à coudre de manière à les connecter à des ordinateurs pour qu’elles puissent réaliser des vêtements automatiquement, avec des motifs beaucoup plus complexes que ceux que l’on peut obtenir à la main. Samoos souhaitait se confectionner un vêtement avec cette machine, mais pour rendre hommage à ses concepteurs qui ont placé le projet en Open Source, il voulait faire quelque chose de spécial pour rester en cohérence avec la démarche :

Inspired by Fabienne and Becky Stern and everybody else involved in hacking these machines, who built upon the work of others and then put their own improvements into the commons, I decided to draw on the commons to create an open source hat.

« Open Source Hat », cela signifie que Samoos voulait réaliser un « bonnet Open Source » ! Et pour que cela soit possible, il est allé chercher des motifs issus du domaine public, afin que sa propre création puisse être vraiment libre. C’est alors qu’il a croisé sur le blog The Public Domain Review, un billet consacré à un ouvrage de 1863, Snowflakes : a chapter from the Book of Nature, comportant de superbes illustrations représentant des flocons de neige. The Public Domain Review est un projet de l’Open Konwledge Foundation qui consiste à dénicher sur Internet des pépites dans le domaine public pour attirer l’attention sur elles et inciter à les réutiliser.

A partir des dessins sur ces planches, Samoos a réalisé des motifs en format numérique, dont il a pu se servir comme modèle pour la machine à coudre hackée.

1-bit-duocolor1On peut suivre tout ce processus de création avec cette vidéo :

Et voici le résultat final !

Par la grâce du numérique, voilà donc comment des flocons de neige illustrant un ouvrage de 1863 numérisé par une bibliothèque en Californie se sont retrouvés sur un bonnet Open Source réalisé à Berlin avec une machine à coudre hackée !

Cette belle histoire n’a été possible que parce que l’Université de Californie en question a fait le choix de mettre en ligne cet ouvrage sur Internet Archive en laissant la version numérique dans le domaine public sans rajouter de nouvelles couches de droits.

Samoos explique très bien pourquoi cette ouverture juridique est importante pour des créateurs comme lui :

Le domaine public appartient à nous tous, c’est pourquoi vous pouvez chercher l’inspiration dans ces collections et vous sentir libre de les réutiliser et de les remixer [...] Ce que j’aime vraiment quand j’explore le domaine public ou d’autres types d’oeuvres libres (comme celles sous licence Creative Commons CC-BY ou CC-BY-SA), c’est qu’il est toujours possible d’aller piocher quelque chose et d’expérimenter. Pas la peine de demander, pas la peine de s’expliquer ou de se demander si on pourra en faire un usage commercial ou pas : il suffit d’y aller et de s’amuser. La permission d’utiliser ces oeuvres de la manière dont nous le voulons, nous l’avons déjà.

Toujours lors de l’audition de la semaine dernière à l’Assemblée nationale, Bruno Racine, le président de la BnF, a justifié le choix de l’établissement de ne pas mettre en ligne pendant 10 ans les ouvrages dont il allait confier la numérisation à la société Proquest avec l’argument que ces livres anciens n’intéressaient de toute façon qu’une poignée de chercheurs :

[...] les ouvrages dont il s’agit – essentiellement des textes théologiques des XVe et XVIe siècles – ne sont lisibles que par des chercheurs, latinistes de surcroît. Je suis certain qu’il existe un fort appétit pour cette littérature, mais c’est plutôt de la recherche qu’elle fait le bonheur.

Une telle conception révèle une incompréhension profonde de la signification de l’acte même de numérisation, ainsi qu’une propension fortement ancrée chez les bibliothécaires à préjuger des usages que les lecteurs pourront faire de leurs collections, en distinguant des usages légitimes et illégitimes.

A cette vision des choses, la députée Isabelle Attard a répliqué assez vivement en indiquant que « l’intérêt d’Internet, c’est justement que l’on ne sait pas qui peut s’intéresser à ces corpus !« . Cette phrase est tout à fait juste et elle renvoie directement à l’idée de sérendipité numérique que j’essaie d’illustrer dans ce billet.

A vrai dire cela fait un certain temps déjà que plusieurs personnes qui se sont penchées sur la question de la numérisation du patrimoine ont insisté sur la nécessité de permettre largement la diffusion et la réutilisation des oeuvres du domaine public en ligne, y compris pour des usages non scientifiques. Le rapport « Partager notre patrimoine culturel » (dit rapport Ory-Lavollée) préconisait déjà ceci en 2010 :

Inviter chacun à faire vivre le patrimoine en réutilisant les oeuvres dans le cadre d’usages individuels est une nouvelle manière de remplir de renouveler les missions traditionnelles de démocratisation culturelle, de rayonnement national et de participation citoyenne à la culture. Il faut que les citoyens puissent, par exemple, intégrer ces reproductions numériques d’oeuvres et de documents culturels à leurs pages personnelles, blogs, profils sur les sites communautaires, messages électroniques, albums de photos, et mêmes à leurs cartes de visite ou d’invitation. Ils doivent aussi pouvoir les utiliser pour leurs créations artistiques ou culturelles.

A l’étranger, le RijksMuseum d’Amsterdam est totalement engagé dans cette démarche d’appropriation des oeuvres numérisées du domaine public. Les oeuvres diffusées sur son site Internet ont été placées sous la licence CC0 qui lèvent toutes les barrières juridiques et le musée incite aux réutilisations les plus larges, des T-Shirts aux scooters en passant par les coques de téléphones portables et aux tatouages !

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Dans le Guide Data Culture qu’il vient de publier le Ministère de la Culture commence à insister lui aussi sur l’intérêt stratégique de la dissémination en ligne des contenus :

Favoriser et encourager une culture de la collaboration permettrait de faire naître une économie de la notoriété et de la réputation des fonds détenus et/ou produits par les établissements, organismes ou services culturels.

Pour revenir après ce détour aux flocons de neige et au bonnet Open Source, cette histoire met en lumière un point essentiel pour que cet effet bénéfique de la sérendipité puisse avoir lieu. Les oeuvres numérisées du domaine public ne se disséminent pas d’elles-mêmes. Pour cela, il faut qu’elles regagnent les circuits de l’attention sur Internet, ce qui n’est pas simple étant donné l’abondance de contenus auxquels nous sommes exposés. Dans l’exemple que je donne, les flocons de neige de cet ouvrage de 1863 n’ont pu attirer l’attention de ce créateur contemporain que parce que le blog The Public Domain Review a accompli un acte de médiation, sans lequel cette rencontre serait restée bien improbable.

C’est sur ce plan de la médiation numériques que les bibliothèques ont peut-être leur plus belle carte à jouer vis-à-vis du domaine public, mais pour cela encore faut-il que l’on ne regresse pas et que les oeuvres soient mises en ligne et non enfermées dans des bases de données coupées du web.

PS : le projet The Public Domain Review a besoin de fonds pour continuer son activité et il a lancé une opération de crowdfunding qui se termine dans 10 jours. Si vous voulez faire quelque chose d’utile pour le domaine public et la diffusion du savoir, soutenez-les.


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S.I.Lex

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Via un article de calimaq, publié le 21 avril 2013

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