Numérisation à la BnF : vers une petite licence nationale entre amis ?

Des informations continuent à paraître, à propos des partenariats public-privé de numérisation de la BnF, qui correctement recoupées, laissent entrevoir de nouveaux prolongements particulièrement contestables, dans une affaire qui en compte déjà beaucoup.

La BnF, Proquest, le Ministère de la Culture, l’ABES en pleine réflexion autour du meilleur emploi des Investissements d’avenir… (Le tricheur à l’as de carreau. Georges de la Tour. Domaine public. Source : Wikimedia Commons)

Où l’on évoque une licence nationale pour la base Proquest

Il y a deux semaines, la direction de la BnF a organisé une rencontre avec les principales associations de bibliothécaires et de documentalistes (IABD, ABF, ADBS, ADBU, Bibliopat), qui avaient exprimé leur désapprobation à propos de ces partenariats.

Cette réunion a fait l’objet d’un compte-rendu publié par l’IABD le 26 février, dans lequel elle reste sur une ligne ferme à propos du partenariat entre la BnF et Proquest, relatif à la numérisation d’un corpus d’ouvrages anciens.

L’Interassociation n’a visiblement pas été convaincue par les arguments avancés par la direction de la BnF, puisqu’elle « réaffirme l’absurdité du principe de remboursement d’un emprunt de l’État par des établissements publics d’enseignement supérieur et des collectivités territoriales » et « attire l’attention sur les conséquences d’un financement insuffisant par les puissances publiques pour la numérisation des œuvres du domaine public ou d’œuvres dites indisponibles, ce qui conduit à utiliser les collections publiques comme gisement pour des commercialisations exclusives« .

D’autres informations ont cependant filtré à propos de de cette réunion qui montrent que, malgré la désapprobation manifestée par les professionnels du secteur, la BnF semble chercher à présent d’autres voies pour vendre la base de données Proquest en France. Le procédé consisterait visiblement à obtenir qu’une licence nationale soit conclue avec l’ABES dans le cadre du projet ISTEX.

Sur le blog RJ45 tenu par Daniel Bourrion, on trouve en effet un autre compte rendu de cette réunion, rédigé cette fois par l’ADBU, qui montre que la piste de la licence nationale est clairement envisagée.

La direction de la BnF a en effet été questionnée par les associations sur les « étrangetés » du partenariat français avec Proquest, qui est le seul en Europe à ne pas prévoir d’accès libre et gratuit dans le pays d’origine des ouvrages, et voici ce qu’elle a répondu :

En attendant 2023-2028, la BnF a souligné que les accords prévoient (il serait probablement plus juste d’écrire : vont désormais prévoir) qu’en cas d’abonnement à la base EEB de Proquest, une ristourne sera automatiquement consentie aux clients français, correspondant à la part des documents BnF dans la base (environ 40%). Cette solution est clairement en retrait par rapport aux accords jusque-là conclus à l’étranger par Proquest, mais la BnF justifie ce fait par le délai de 10 ans glissants pour la mise à disposition des fonds dans Gallica, contre 15 habituellement. Elle a en outre avancé qu’un achat en licence nationale, dans le cadre d’ISTEX, lui semblait un bon moyen de donner rapidement satisfaction aux usagers de l’ESR.

Cette réponse n’a visiblement pas convaincu les représentants de l’ADBU :

L’ADBU n’a pas manqué de souligner :

  • que ce montage déséquilibrait le PPP en faveur du partenaire privé : si BnFPartenariats ne tirerait aucun revenu d’une licence nationale (les fonds numérisés en provenance de la BnF entraînant une ristourne équivalente pour les bibliothèques françaises), ce ne serait bien évidemment pas le cas de Proquest. La réponse de la BnF est que c’est essentiellement sa clientèle nord-américaine qui permettra à Proquest de garantir son retour sur investissement, plutôt que sa clientèle européenne ;
  • que les modalités d’instruction de l’ISTEX ne garantissaient pas que la base EEB soit retenue parmi les produits à acheter prioritairement, ou à acheter tout court.

Mais si, une petite licence nationale, et tout le monde sera gagnant ! (La diseuse de bonne aventure. Georges de la Tour. Domaine Public. Source : Wikimedia Commons)

Baroque et absurde

La négociation d’une licence nationale pour cette base Proquest constituerait un procédé particulièrement baroque pour monétiser cette ressource.

Les licences nationales constituent en effet un mode d’acquisition permettant de mettre à disposition de l’ensemble de la communauté nationale une ressource, plutôt que d’avoir à la négocier établissement par établissement. Il s’agit à la base d’un moyen conçu pour peser face à de gros éditeurs scientifiques pour l’accès aux résultats de la recherche. En France, ces licences nationales ont commencé à voir le jour sous l’égide de l’ABES et la démarche doit être poursuivie dans le cadre du projet ISTEX, financé par le biais des investissements d’avenir.

Appliquée à la base Proquest, une licence nationale conduirait au résultat absurde qu’une numérisation, financée en partie par le biais des investissements d’avenir, serait remboursée par d’autres crédits issus des mêmes investissements d’avenir… Par ailleurs, une telle solution reviendrait à faire financer un projet Culture par des crédits du Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche. Bref dans tous les cas, comme le souligne l’ABDU dans son compte rendu, le serpent budgétaire se mord la queue et la charge du remboursement retombe toujours sur les deniers publics, tandis que le partenaire privé peut tranquillement faire son beurre au passage…

Dans cette affaire, la BnF n’a pas pu (ou n’a pas voulu) négocier avec Proquest une solution d’accès gratuit en France, alors que c’est le cas partout ailleurs en Europe. Une solution de type licence nationale permettrait d’opérer un « replâtrage » dans l’urgence face aux critiques, en élargissant l’accès à d’autres établissements français, mais seulement au prix d’un trou supplémentaire creusé dans les finances publiques.

Institutionnalisation du copyfraud

L’ADBU a déjà émis de sérieux doutes sur la viabilité de cette solution, mais n’y a -t-il pas un risque que la piste de la licence nationale ne soit quand même exploitée ?

Lorsque l’on passe en revue les différentes positions émises par les représentants des professionnels des bibliothèques, on peut en effet s’étonner de voir que l’une d’entre elles est très nettement en retrait par rapport aux autres : celle du consortium Couperin, qui est pourtant la structure chargée de négocier l’acquisition des ressources électroniques pour les bibliothèques de l’enseignement supérieur.

Par ailleurs, si l’on regarde pour quel type de ressources les quatre premières licences nationales ont été conclues par l’ABES, on constate que l’une d’elle couvre déjà l’un des produits développés par Proquest (Early English Books) à partir de contenus récupérés dans des bibliothèques. Deux autres (Eighteenth Century Collections Online de Gale Cengage et Les classiques Garnier numériques) correspondent également à des corpus du domaine public, qui sont ainsi revendus à des bibliothèques.

Une seule licence nationale, celle conclue avec l’éditeur Springer pour l’acquisition pérenne d’archives de périodiques et d’ouvrages scientifiques, correspond vraiment à ce que l’on attend de ce procédé, à savoir faciliter l’accès par les chercheurs aux résultats de la recherche. Dans cette hypothèse, le recours à la licence nationale permet bien de rééquilibrer le rapport de forces entre bibliothèques et éditeurs. Mais lorsque cet argent public sert à acheter des ressources que des bibliothèques vendent à d’autres bibliothèques par l’intermédiaire d’un acteur privé, n’y a-t-il pas distorsion profonde de la logique des licences nationales et cela ne revient-il pas à institutionnaliser le copyfraud, en lui fournissant des débouchées commerciaux ?

Ajoutons maintenant à tout ceci, que lors des dernières journées des pôles associées qui ont eu lieu la semaine dernière, il a été annoncé que la BnF allait rejoindre le consortium Couperin. Un problème fondamental d’impartialité ne va-t-il pas se poser, puisque le vendeur se trouverait alors faire partie de la même structure que les acheteurs potentiels ?

La question suivante mérite donc certainement d’être posée : l’affaire des accords BnF va-telle piteusement se terminer par une petite licence nationale, négociée entre amis ?


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S.I.Lex

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Via un article de calimaq, publié le 6 mars 2013

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