Le choix de la BnF : sacrifier le domaine public pour numériser les indisponibles

La polémique en cours sur les accords de partenariats conclus par la BnF avec des sociétés privées pour la numérisation de ses fonds rebondit à nouveau, pour entrer cette fois en collision avec un autre dossier brûlant dans lequel l’établissement est impliqué : la numérisation des livres indisponibles du XXème siècle.

Un document interne publié vendredi par Actualitté dévoile en effet que la BnF s’apprête à utiliser ses propres chaînes pour numériser les 10 000 premiers ouvrages indisponibles. Or ce marché de numérisation, passé auprès des sociétés Jouve-Safig-Diadéis, n’avait pas à l’origine été conçu pour accueillir de tels ouvrages, mais bien des livres du domaine public, afin qu’ils soient rendus accessibles en ligne via Gallica, sa bibliothèque numérique.

En page 3, le document indique qu’ : « En 2013, les 10 000 premiers indisponibles seront numérisés dans le cadre du marché de numérisation d’imprimés en cours (prestataire Jouve/Numen). » Et un schéma en page 4 mentionne explicitement que la « numérisation sur le marché Jouve-Safig-Diadéis de 10 000 oeuvres » se fera « sur crédits CNL marché Jouve« , pour un montant de l’ordre d’un million d’euros.

Le sacrifice d’Isaac. Caravage. Domaine public. Source : Wikimedia Commons.

En faisant ce choix, la BnF s’apprête en réalité à sacrifier la numérisation et la mise en ligne en accès gratuit pour tous du domaine public à un projet éminemment politique, qui bénéficiera avant tout aux éditeurs français.

En effet, ces ouvrages indisponibles n’ont pas vocation à être mis en ligne, mais à être vendus via une Société de Projet, aux simples particuliers ainsi qu’à des « bibliothèques clientes« , comme l’indique le document. Ces livres indisponibles ne font à l’heure actuelle plus l’objet d’une commercialisation active, mais ils restent protégés par des droits d’auteur. Il aura fallu le vote en mars 2012 d’une loi spécifique pour régler les questions juridiques épineuses soulevées par ce projet, déclenchant au passage de fortes protestations de la part de représentants d’auteurs, se plaignant que le dispositif de gestion collective imaginé est fortement déséquilibré au profit des éditeurs.

Jusqu’à présent, il avait été partout annoncé que la numérisation des indisponibles se ferait par le biais des Investissements d’avenir, issus du grand emprunt national lancé par le précédent gouvernement, mais Actualitté avait déjà révélé en juillet 2012 que l’argent de la numérisation par Jouve pourrait bien être utilisé par la BnF pour les indisponibles, ce qui soulevait de nombreuses interrogations.

Nous en avons à présent la confirmation et il s’agit d’un emploi éminemment contestable de ces crédits, notamment au regard de la polémique qui a éclaté à propos des accords de partenariats relatifs à la numérisation du domaine public. En effet, la numérisation opérée par Jouve-Safig-Diadéis est financée par le biais de crédits versés par le Centre National du Livre (CNL), eux même issus de la redevance pour copie privée, dont les français s’acquittent lorsqu’ils achètent des supports vierges et des appareils électroniques. Ces crédits représentent de véritables subventions, sans obligation de remboursement de la part de la BnF, ce qui lui a permis de mettre en ligne jusqu’à présent les oeuvres du domaine public. Ce mode de financement est particulièrement « sain », car s’agissant d’une taxe affectée, il n’impacte pas les finances de l’État, tout en permettant la mise en ligne du patrimoine national en accès gratuit, pour le bénéfice de tous.

Or Bruno Racine, président de la BnF, affirme que ce sont les restrictions budgétaires qui l’ont obligé à se tourner vers d’autres solutions, impliquant d’accepter que les ouvrages ne seront pas mis en ligne pendant 10 ans, le temps que la firme ProQuest, choisie dans le cadre des partenariats, puisse rentabiliser les investissements nécessaires à la numérisation des ouvrages anciens.

Mais si la BnF manque d’argent pour numériser le domaine public, comment se fait-il qu’elle décide de numériser entièrement à ses frais, sur les crédits du CNL, 10 000 livres indisponibles, amputant d’autant au passage la part à consacrer au domaine public ? Ce faisait, elle offre aux éditeurs français un immense cadeau, car sans cette manne providentielle, ces 10 000 premiers indisponibles auraient dû être numérisés avec l’argent des Investissements d’avenir, impliquant à terme un remboursement. Les éditeurs dans ce dispositif sont triplement gagnants : ils conservent par la loi leurs droits sur les ouvrages, alors qu’ils auraient dû retourner légitimement aux auteurs pour défaut d’exploitation ; la numérisation des fonds est entièrement prise en charge par la BnF, sue des fonds publics ; la commercialisation des ouvrages leur assurera un retour financier, via une société de gestion collective (certainement la SOFIA, en tout état de cause).

Mais ce n’est pas tout, car la chaîne de numérisation Safig-Jouve-Diadéis n’était pas dédiée uniquement à la numérisation des seuls fonds de la BnF. Elle servait également pour un tiers des volumes traités à numériser les collections confiées par d’autres bibliothèques françaises. Ces dernières vont être les grandes perdantes dans cette affaire, car elles se voient doublement, sinon triplement, spoliées. La BnF préfère numériser des oeuvres indisponibles plutôt que leurs collections d’oeuvres du domaine public. Elles sont aussi les cibles commerciales visées par la base de données ProQuest, avec une part des bénéfices reversées à la filiale BnF-Partenariats, alors que partout ailleurs en Europe, ProQuest a offert un accès gratuit aux corpus dans le pays d’origine. Et le document publié aujourd’hui nous dit qu’elles sont également envisagées comme des « clientes » pour l’achat des livres indisponibles !

La révélation de ce revirement de politique de la part de la BnF jette une lumière crue sur les arguments avancés par Bruno Racine dans sa tribune publiée la semaine dernière dans les colonnes du Monde pour justifier son action. A l’en croire, la crise budgétaire aurait rendu nécessaire le recours à ces partenariats public-privé pour éviter que la numérisation du domaine public ne s’étale sur de longues années. Mais cet établissement, soit disant pris à la gorge financièrement, est encore capable de faire un cadeau d’un million d’euros pour numériser 10 000 livres indisponibles à la place du domaine public… La crise a bon dos et il faut sans doute creuser davantage pour comprendre les motivations réelles à l’oeuvre dans ces affaires.

Si l’on voit bien l’intérêt pour la BnF, et encore plus pour les éditeurs, il est patent que ces faveurs se font au détriment de l’intérêt du public, qui n’aura accès en ligne ni au domaine public, ni aux livres indisponibles, et au détriment des autres bibliothèques françaises, littéralement traitées comme des vaches à lait.

Bruno Racine récuse les accusations de « privatisation » et « d’expropriation du domaine public« , qui ont été lancées à l’encontre des partenariats public-privé. Mais il est à présent manifeste que la situation est bien plus grave encore : nous assistons à une instrumentalisation politique du processus de numérisation du patrimoine et à son inféodation au service d’intérêts privés . Le Salon du Livre approche et c’est sans doute la cause de tous ces empressements de la part des acteurs impliqués dans le dossier des Indisponibles, tandis que la parution du décret nécessaire à la mise en oeuvre du dispositif est annoncée comme imminente.

Les Indisponibles et les appels à partenariats sont deux dossiers qui ont baigné de bout en bout dans une profonde opacité, mais les pièces du puzzle commencent à s’emboîter. Il ne s’agit plus seulement de protéger le domaine public des atteintes qu’on veut lui faire subir, mais de mettre un terme à ces dérives préoccupantes s’agissant d’un établissement public.

Classé dans :Bibliothèques, musées et autres établissemerents culturels, Domaine public, patrimoine commun Tagged : BnF, Domaine public, indisponibles, Numérisation, ProQuest

S.I.Lex

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Via un article de calimaq, publié le 18 février 2013

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