La difficulté d’aborder les questions politiques repose sur le fait qu’on part toujours d’une représentation du politique, estime Bruno Latour en introduction de la conférence qu’il donnait le 4 avril 2014 au séminaire de l’Institut rhône-alpin des systèmes complexes (Ixxi) sur la gouvernance politique à l’heure du numérique. Or une activité politique est une activité de recomposition permanente. Et le sociologue de prendre pour exemple une image de la négociation climatique de Varsovie de 2013 où l’on avait placé le millier de négociateurs dans un préfabriqué climatisé au centre d’un stade couvert, une image qui illustre à la fois le déficit démocratique de la politique (le stade était vide) et le déficit d’intelligence pour débattre du sort de la planète.
Pour Latour, la parole politique est une parole étrange, où l’on essaye de faire dire à d’autres ce que je voudrais qu’ils expriment… Pour lui, la conséquence est que le discours politique est un “parlé courbe” parce qu’il s’appuie à la fois sur la théorie de la représentation et sur l’exercice du pouvoir. Or, chacune des figures qui composent le politique semble, elle, répondre à un “parlé droit”. L’un et l’autre semblent donc inconciliables. Comme le sociologue l’explique dans son dernier livre,Enquête sur les modes d’existence (voir également le site dédié) :
“
Si la politique doit se courber, c’est d’abord parce qu’elle rencontre des enjeux qui l’obligent à se détourner, à se plier, à se déplacer. Elle est courbe parce qu’elle tourne à chaque fois autour de questions, d’affaires, d’enjeux, de choses – au sens de la chose publique – dont les conséquences surprenantes emberlificotent ceux qui auraient préféré ne pas en entendre parler. Autant d’affaires, autant de politique. C’est le beau slogan proposé par Noortje Marres : No issue, no politics ! C’est donc d’abord parce qu’elle est toujours une politique orientée objet – pour emprunter une métaphore à l’informatique – qu’elle semble toujours nous échapper. Comme si la pesanteur de chaque affaire obligeait un public, à la géométrie et aux procédures à chaque fois différentes, à s’assembler autour d’elle. C’est l’étymologie d’ailleurs de ce vieux mot de chose, de cause, de res ou de thing, qui signale, dans toutes les langues d’Europe, ce poids d’affaires qu’il faut toujours payer en rassemblements. C’est parce que nous sommes en désaccord que nous sommes tenus de nous réunir – tenus et donc assemblés. L’institution politique doit prendre en compte cette cosmologie et cette physique par lesquelles les choses – les anciennes matters of fact devenues matters of concern – obligent le politique à se courber autour d’elle.”
Nous vivons dans l’illusion que la politique devrait représenter des groupes qui existent par ailleurs. Mais qu’est-ce qui ordonne vraiment ces multiples groupes qui se décomposent et recomposent à chaque mobilisation alors que l’instanciation politique cherche à les ancrer dans une essence durable ?, interroge Bruno Latour. Dans son livre, le sociologue nous invite à nous défier du terme société pour expliciter le politique, un terme qui joue pour le politique le rôle que la croyance joue pour la religion. Pour lui, pour comprendre le mode politique, nous devons nous intéresser aux collections de collectifs. C’est en cela que le numérique transforme la théorie sociale : le numérique permet, mieux que tout autre, de comprendre la nature des phénomènes de collections en cours.
Le numérique permet une nouvelle traçabilité du social
Les collectifs sont les résultats provisoires d’activités de collection et ces activités-là, le numérique rend plus facile de les saisir. “Le numérique est la rematérialisation du social qui rend visible les interactions”, explique Latour en faisant référence à la sociologie alternative deGabriel Tarde, qui avait anticipé le rôle des statistiques et des technologies dans la compréhension du social. Le numérique permet une nouvelle traçabilité du social : tout le monde est devenu aussi traçable que les scientifiques que Latour traçait à la main il y a 40 ans quand il s’intéressait à la vie de laboratoire. Et Latour de présenter les travaux qu’il réalise avec Linkfluencepour comprendre les phénomènes collectant et permettre d’avoir accès, dans le même écran, à la fois aux éléments collectifs et à la fois aux éléments individuels. L’ensemble des éléments individuels permet de comprendre, via les sciences de calcul, via l’analyse des “obtenus” (un terme que le sociologue préfère au mot données), les phénomènes collectant. Pour lui, nous avons l’illusion de la compréhension de la globalité, mais nous ne voyons que des “oligoptiques” (des petits écrans qui voient peu de choses, comme les contraires aux panoptiques, mais qui sont rendus visibles par le numérique), à l’image de celles que l’on voit via des caméras de surveillance… Celles-ci permettent de voir peu de choses, mais ce qu’elles permettent de regarder est clair, précis. Pour le sociologue, nous ne sommes pas dans un panoptique. L’idée qu’on ait une vision globale du monde est une illusion coûteuse, et on voit bien qu’on peut perdre un avion malgré nos armées de satellites et de réseaux de radars…
On ne saisit les phénomènes collectifs que par les instruments qui permettent leur collecte. Et chaque instrument (que ce soit un calculateur ou un ethnologue équipe d’un simple carnet), chaque nouvel oligoptique que l’on construit permet de construire provisoirement des collectifs. Pour lui, cette idée peut nous permettre de nous défaire de l’idée que nous pourrions avoir une vision globale de quelque chose, à l’image de ce que propose le film, le pouvoir de 10, ce bel objet pédagogique, mais qui présente une illustration assez fausse des sciences, car il n’y a pas de lieu compréhensible où pourrait s’ordonner ainsi le monde, explique Latour. Pour une vision réaliste des sciences de calcul, il faudrait remplacer chacune des images du film par le lieu où s’obtiennent ces données… C’est à dire se rendre chez le médecin, dans un laboratoire de biologie, dans un centre satellitaire où l’on recueille ces données à différentes échelles. Pour Latour, en rematérialisant les flux de données, le numérique permet de comprendre qu’un zoom global est mensonger. “Le zoom de Google Earth est une illusion”. Le numérique permet de montrer que les collectifs ne sont pas emboités les uns dans les autres comme à l’intérieur d’un zoom universel. “Le monde social est relationnel” rappelle le chercheur. L’individu n’est pas un atome, un élément isolé, mais il est l’ensemble des éléments des collections dont il participe. Pour le sociologue, la notion d’individu est aussi fausse que la notion de collectif : ils ne sont que des artefacts. “Si on coupe les relations, les chemins, les réseaux, les liens, vous n’obtenez plus ni l’un, ni l’autre”.
La forme des deux objets, le collectif comme l’individu, se ressemble furieusement et ressemble surtout à la monadede Gabriel Tarde, elle-même inspirée de Leibnitz, permettant d’extraire, de visualiser un certain nombre d’éléments à l’intérieur de relations, c’est-à-dire une compréhension individuelle d’un ensemble de relations. Le concept de monade permet de s’extraire de la notion d’individu et de collectif… Par exemple pourrait-on avancer qu’un scientifique est l’ensemble des articles qu’il a écrits et l’ensemble des scientifiques qui l’ont lu. Grâce à cette façon de comprendre le monde que nous offre le numérique, nous allons pouvoir mettre à jour de nombreux autres modes de collection que l’opposition simpliste entre collectif et individu. Pour Latour, il y a autant de modes de collections qu’il y a de phénomènes et il propose d’ailleurs d’inventer autant de catégories qu’il y a d’instruments de collection. Ainsi, les pétitions que l’on fait sur internet ne sont pas les mêmes que celles que l’on faisait avant l’internet, car le coût de collecte et de participation n’est pas le même. De même, un élément de tag peut produire des effets du fait du caractère hétérarchiques des phénomènes sociaux…
Comprendre les phénomènes de composition des relations
Pour en revenir au politique, Latour explique que le politique est composé par des moyens qui ne sont pas mimétiques : il ne représente pas des groupes, mais les assemble. La constitution de groupe a besoin de phénomènes de compositions. Si on a d’autres dispositifs que l’isoloir pour constituer des groupes, nous allons donc naturellement obtenir d’autres résultats, et c’est en cela que l’irruption des instruments de collection numérique modifie les anciennes définitions du politique. Comme l’expliqueun article de recherche consacré aux monades, “le tout est toujours plus petit que les parties qui le composent “. C’est en cela que les possibilités offertes par le numérique pourraient modifier la théorie sociale si nous pouvions visualiser ce nouveau type d’exploration de manière cohérente.
“En théorie, les théories existent, en pratique elles n’existent pas”, une citation iconoclaste de Latour via le compte Flickrdu designer Stéphane Massa-Bidal.
Mais cette nouvelle façon de comprendre le monde n’a pas que des conséquences pour les scientifiques, elle a aussi des conséquences sur la politique. En quoi l’accumulation de ces “obtenus” et la redéfinition des phénomènes collectant jouent-ils sur le global ? Comment rendre compte de questions aussi vastes et complexes que celles du climat par exemple ? Pour Bruno Latour, il nous faut composer le politique, comme le propose la méthode de la cartographie des controverses (un dispositif pédagogique dont il est à l’origine), pour prendre au sérieux le caractère particulier des questions politiques.
Actuellement, explique le sociologue, ses équipes auMediaLab de Sciences Po travaillent pour interroger les enjeux de la conférence Climat 2015 de la convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques qui se tiendra à Paris l’année prochaine, afin de donner à voir les différentes parties prenantes et les différents enjeux politiques fondamentaux de cette échéance. Pour Latour, rendre visible la “monadologie” permet de visualiser le global non pas comme la catégorie dans laquelle se situe l’individuel ou le collectif, mais comme un élément de soulignement provisoire des relations qui nous parcourent…
Le numérique introduit une phase de perturbation dans l’appareillage politique, explique Bruno Latour en répondant aux questions de l’assistance. L’Assemblée nationale travaille à établir le versionning des textes que les parlementaires produisent, mais c’est un processus difficile à mettre en place alors que les députés travaillent encore avec du papier… Reste qu’aujourd’hui, la politique est impactée par des techniques nouvelles qui n’ont pas été conçues pour modifier le politique… A quoi ressemblerait le politique si on le réinventait à l’aide de ces outils ?
Tout l’enjeu est de laisser la question ouverte.
Hubert Guillaud