Un objet introuvable : les sciences sociales et le « journalisme amateur »
Cette journée d’étude entend proposer une contribution à la réflexion sur la figure du journaliste
amateur et des relations entre amateurisme et médias. Si la recherche en sciences sociales préfère
souvent l’étude des objets les plus consacrés, légitimes ou institutionnalisés, les travaux sur les
pratiques amateur[1] et les représentations de l’amateurisme se multiplient néanmoins depuis
quelques années. Paradoxalement, dans certains domaines où les pratiques amateur sont plus
répandues que les pratiques professionnelles, les chercheurs semblent se désintéresser des
premières. Cependant, des pratiques artistiques et culturelles amateur - musique, photographie,
théâtre, cinéma ou vidéo, littérature[2] - ont fait l’objet de monographies fouillées. Les pratiques
sportives amateur[3] ou encore les pratiques politiques profanes[4], dans les dispositifs participatifs
ou le militantisme[5] sont également des objets d’attention des chercheurs. Mais l’étude des
pratiques journalistiques et médiatiques amateur est restée pour l’instant à un état plus
qu’embryonnaire.
Les travaux sur les médias alternatifs offrent des outils théoriques pour penser le journalisme
amateur. L’étude du « journalisme citoyen », « participatif », ou « communautaire »[6] illustre la
multiplicité des instruments techniques, formes de communication et acteurs engagés dans la
production et la diffusion de contenus journalistiques amateur. La presse alternative et les
« reporters indigènes » contribueraient ainsi à subvertir les normes dominantes de production de
savoir et les hiérarchies consacrées d’accès aux médias[7]. Cependant, ces travaux adoptent la
plupart du temps un cadre normatif, ayant pour effet soit de les célébrer comme des instruments
révolutionnaires[8], soit de les discréditer comme des jeux anodins ou des menaces pour l’ordre
établi[9]. Les auteurs mobilisent peu en général le vocabulaire de l’amateurisme. Pour dépasser ce
débat normatif, la mobilisation de cadres d’analyse scientifique éprouvés sur d’autres objets apparaît
nécessaire pour penser les représentations sociales et les pratiques du journalisme amateur.
Définir le journalisme et les médias amateur
Qu’est-ce qu’un amateur ? Au lieu d’être comme il se doit l’étape sur laquelle se construit la
réflexion, la définition de l’objet constitue en elle-même l’une des principales problématiques qui
surgit quand est mobilisée la notion d’amateur. Appliquée au journalisme, la définition d’amateur
pose de nombreux problèmes. Comme le remarque Roger Odin, « le sens du mot amateur fuit de
tous côtés. Non seulement le mot amateur saute constamment d’un axe sémantique à un autre - de
l’axe du rapport à l’espace professionnel à l’axe du positionnement psychologique (du Sujet) - mais
ces axes se subdivisent eux-mêmes en de multiples systèmes d’opposition »[10]. Considérant la
polysémie du terme comme bénéfique pour la recherche, nous proposons d’étudier successivement
ces deux « axes sémantiques », en les appliquant aux notions de « journalisme amateur » (du côté
de la production de contenus ou de médias) et « d’amateurs de médias » (du côté de la réception, de
la « consommation active » de contenus ou de dispositifs de médiation).
- Les relations entre journalistes professionnels et journalistes amateurs
De manière non exhaustive, nous pouvons évoquer quelques critères normatifs utilisés pour
distinguer le journaliste amateur du journaliste professionnel : celui de la reconnaissance
institutionnelle de la profession, celui de la nature du travail rédactionnel, celui des espaces de
sociabilité. Toutefois, des zones grises apparaissent lorsque l’on cherche à rendre opératoire ces
critères. Elles rappellent que l’opposition entre professionnel et amateur reste avant tout une
construction socio-discursive[11]. Devrait-on penser les activités du professionnel et de l’amateur
sur le registre de la complémentarité plutôt que de l’opposition ? Qu’est-ce qui se joue dans les
espaces de production des médias et du journalisme amateur ? L’analyse des formes de coopération
et de luttes entre ces acteurs, de la nature du travail qu’ils réalisent, du degré d’autonomie des
espaces de relations où se définissent leurs rôles pourrait s’avérer féconde. Il ne s’agit donc pas de
chercher à imposer un statut a priori, mais d’identifier les motifs d’un engagement respectif des
professionnels et des amateurs de médias.
- Les relations entre le sujet et l’objet de sa pratique
Le second axe sémantique que nous avons distingué est celui du positionnement du sujet par rapport
à l’objet de sa pratique. L’amateur peut ainsi être entendu comme celui qui est attaché à quelque
chose. Cette perspective implique un déplacement du regard qui n’est plus centré ni sur le
pratiquant ni sur l’objet pratiqué, mais sur le rapport entre les deux. L’amateur semble alors se
caractériser par le fait qu’il est actif, réflexif. Bien que l’usage du terme amateur dans ce sens soit
peu usité, nous pourrions le définir comme étant un usager ayant une forte « consommation
médiatique », comme nous pouvons qualifier d’amateur celui qui adore la musique classique ou
encourage régulièrement une équipe de football.
La proposition pragmatique d’une sociologie des attachements invite donc à définir l’amateur non
par un statut ou une position dans l’espace social mais comme le résultat d’un processus qui
combine « le rapport à l’objet, l’appui sur un collectif, l’entraînement de soi, la constitution d’un
dispositif technique (compris au sens large d’ensemble plus ou moins organisé de conditions
favorables au déroulement de l’activité ou de l’appréciation) »[12]. Cette conception est un appel à
s’intéresser in fine aux médiations qui conditionnent l’activité de l’amateur. Dans le cas des médias,
il lui est offert de multiples manières de s’impliquer. Viennent à l’esprit le courriers des lecteurs,
dépôt de commentaires, de billets sur les sites de titre de presse, la participation à une association
d’usagers (pensons aux « Repères » de l’émission de radio Là-bas si j’y suis), à des groupements
associatifs ou militants produisant des médias ou, moins évident, un soutien à l’entreprise de presse
en en devenant actionnaire (p.ex. Les Amis du Monde diplomatique).
Problématique
L’étude croisée des relations entre ces deux acceptions du « journalisme amateur » ouvre des
perspectives de recherche stimulantes. La sociologie des champs permet ainsi à des auteurs de
comprendre relationnellement les conditions sociales de production des pratiques amateur, en
étroite interdépendance avec les logiques de consécration des champs professionnels de production
symbolique[13]. La sociologie de la médiation s’est intéressée quant à elle aux relations entre
l’individu et l’objet de sa pratique, et cherche à saisir le plus finement possible la manière dont
l’amateur se réalise à travers elle[14]. Si les premiers reprochent aux seconds de ne procéder qu’à
des rationalisations savantes des subjectivités indigènes, les seconds critiquent le déterminisme
sociologique des premiers et leur manque de prise en compte de la réflexivité des acteurs. On peut
néanmoins se demander si ces critiques sont fondées et dans quelle mesure ces approches sont
complémentaires ou contradictoires. Peut-on étudier les conditions de production des pratiques sans
observer ce qui se joue dans la pratique elle-même ? Peut-on se focaliser sur l’attachement « en
situation » des sujets à l’objet de leur pratique sans prendre en compte les conditions sociales de
possibilité de cet attachement ?
Axes de recherche
Plusieurs axes de recherche sont proposés pour répondre à cette problématique générale lors de ces
journées d’étude :
- Les dispositifs amateur : Régulièrement convoqué, l’amateur paraît devenir une ressource pour
légitimer une nouvelle vision reposant sur l’opposition canonique entre l’amateur et le
professionnel. En partant du principe que ces dispositifs orientent l’amateur, lui attribuent des
pouvoirs et des savoir-faire, une première approche pourrait permettre de mieux cerner leur logique
de fonctionnement. Quelles représentations de l’amateur produisent et véhiculent-ils ? De quelle
manière l’amateur est-il intégré dans le dispositif ? Associé au professionnel, le cas échéant ?
- Professionnalisation des amateurs et amateurisation des professionnels. En partant des
contraintes économiques, des représentations, des luttes symboliques à l’oeuvre, il s’agit de voir la
double tendance de l’entrée de la mobilisation de l’amateur dans un espace professionnel et une
professionnalisation des amateurs au gré de l’extension du territoire journalistique. Depuis 2005,
une tendance à la professionnalisation de blogueurs se fait sentir, mais dont la pérennité est loin
d’être assurée. Plus précisément, l’articulation journaliste/amateur semble pouvoir s’analyser au
prisme d’une double perspective contradictoire : une dynamique d’expansion au fur et à mesure que
de nouvelles niches émergent et une logique de clôture de l’espace professionnel par la mise à
distance de la figure de l’amateur. Cette contradiction apparente peut constituer une piste de
réflexion pour interroger l’évolution du système médiatique à ses marges.
- Les raisons de la participation. Le développement des sites qualifiés de « participatifs » a mis
en avant l’opportunité d’une production de contenus partagée. Certes, cette logique n’est pas
nouvelle. Les études de réception nous rappellent que les « consommateurs » s’approprient les
contenus pour édifier leurs propres cadres. L’idée serait d’arriver à mieux saisir les raisons de
l’engagement des amateurs. Dans cette optique, un reversement de la perspective est nécessaire :
non pas partir des médias mais des amateurs. Comment participent-ils ? A quelles fins ? Comment
les espaces de participation s’articulent avec les autres espaces d’interventions des amateurs ? Cela
nous permet de ne pas postuler l’autonomie des médias – comme moment de la production – mais
d’interroger la relation entretenue par l’amateur avec les médias[15]. Et une réalité sociale plus
foisonnante que l’oxymoron « journaliste amateur » ne le laisse supposer.
Informations pratiques
Les propositions d’environ 3000 signes (e.c.) devront être envoyées au plus tard le 15 octobre 2009
à l’adresse : amateurisme@gmail.com
Bien que la langue de travail de la journée d’étude soit le français, les propositions en langue
anglaise seront acceptées.
- Comité scientifique : Béatrice Damian-Gaillard, Christian Le Bart, Florence Le Cam, Pierre
Leroux, Denis Ruellan
- Comité d’organisation : Marie Brandewinder, Benjamin Ferron, Nicolas Harvey, Olivier Trédan
Notes
[1] Comme Claude Poliak dans son étude sur les écrivains amateurs en France, en l’absence d’usage
établi, nous prenons le parti d’accorder au pluriel (mais pas au féminin) l’adjectif "amateur" lorsqu’il
se rapporte à des personnes (des « journalistes amateurs ») mais de ne pas l’accorder lorsqu’il se
rapporte à une chose (des « pratiques journalistiques amateur »). POLIAK, Claude F. (2006), Aux
frontières du champ littéraire. Sociologie des écrivains amateurs, coll. "Etudes sociologiques",
Economica, p. 3.
[2] Sur les pratiques musicales amateur : HENNION, Antoine, MAISONNEUVE Sophie,
GOMART, Émilie (2000), Figures de l’amateur. Formes objets et pratiques de l’amour de la
musique aujourd’hui, Paris, La Documentation française/DEP-Ministère de la Culture ; HENNION
A. (2003), « Ce que ne disent pas les chiffres ? Vers une pragmatique du goût », in Les publics.
Politiques publiques et équipements culturels, O. Donnat éd., Paris, Editions de la FNSP, pp. 287-
304 , HENNION A. (2004), « Une sociologie des attachements. D’une sociologie de la culture à
une pragmatique de l’amateur », Sociétés 85, 2004/3, pp. 9-24 ; Sur les pratiques photographiques
amateur : BOURDIEU, Pierre (dir.) (1965), Un art moyen. Les usages sociaux de la photographie,
Paris, Editions de Minuit ; Sur les pratiques théâtrales amateur : MERVANT-ROUX, Marie-
Madeleine (éd.) (2004), Du théâtre amateur. Approche historique et anthropologique, Paris, CNRS
Editions, 380 p. ; Sur les pratiques cinématographiques et la vidéo amateur : ODIN, Roger (1999),
« La question de l’amateur dans trois espaces de réalisation et de diffusion », Communications, vol.
68, n° 1, pp. 47-89, CRETON, Laurent (1999), « L’économie et les marchés de l’amateur :
dynamiques évolutionnaires », Communications, vol. 68, n° 1, pp.143-167, ZIMMERMAN,
Patricia R. (1999), « Cinéma amateur et démocratie », Communications, vol. 68, n° 1, pp. 281-292 ;
Sur la littérature amateur : POLIAK, op. cit.
[3] CHEVALIER, Vérène, DUSSARD, Brigitte (2002), « De l’amateur au professionnel : le cas des
pratiquants de l’équitation », L’année sociologique, vol. 52, n° 2, pp. 459-476., REHANY, Nicolas
2001), « Football et représentation territoriale : un club amateur dans un village ouvrier »,
Ethnologie française, tome XXXVII, vol. 2, Presses Universitaires de France, pp. 707-715,
BINEAU, Jacques (2003), « Equipe et sport amateur », Revue Internationale de Psychosociologie,
vol. IX/1, pp. 149-162.
[4] FROMENTIN, Thomas, WOJCIK, Stéphanie (2008), Le profane en politique. Compétences et
engagement du citoyen, Paris, L’Harmattan, Logiques Politiques , JOIGNANT, Alfredo (2007),
« Compétence politique et bricolage. Les formes profanes du rapport au politique », Revue
Française de Science Politique, Presses de Science Po, vol. 57 (6), pp. 799-817.
[5] BLONDIAUX, Loïc (2008), Le nouvel esprit de la démocratie. Actualité de la démocratie
participative, Paris, Seuil, La République des idées, OLLITRAULT, Sylvie (2008), Militer pour la
planête. Sociologie des écologistes, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, col. Res Publica
[6] RODRIGUEZ, Clemencia, Fissures in the Mediascape. An International Study of Citizen’s
Media, Cresskill, New Jersey, Hampton Press Inc., 2001, ALFARO MORENO, R. M., « Culturas
populares y comunicacion participativa : en la ruta de las redefiniciones », OURMedia III,
Barranquilla Colombia, May 20, 2003, PURKARTHOFER, Judith , PFISTERER, Petra, BUSCH,
Brigitta (2008), 10 Years of Community Radio in Austria. An Explorative Study of Open Access,
Pluralism and Social Cohesion.
[7] ATTON, Chris (2002), Alternative Media, London, Thousands Oaks and New Delhi, Routledge,
Sage Publications, pp. 103-132
[8] GILLMOR, Dan (2004), We the Media. Grassroots Journalism by the People, for the People,
O’Reilly Media, Inc, USA, BLONDEAU, Olivier (avec la collaboration de Laurence Allard)
(2007), Devenir Média. L’activisme sur Internet entre défection et expérimentation, Paris, Editions
Amsterdam.
[9] COMEDIA (1984), « The Alternative Press : The Development of Underdevelopment », Media,
Culture & Society, n° 6, pp. 95-102., MATHIEN, Michel (1986) Médias en région : l’exemple de
l’Alsace, Nancy, Presse Universitaires de Nancy
[10] ODIN, op. cit. , p. 47.
[11] RUELLAN, Denis (1997), Les pros du journalisme. De l’état au statut, la construction d’un
espace professionnel, Rennes, PUR
[12] HENNION (2004), op. cit., p. 11.
[13] BOURDIEU, op. cit., POLIAK, op. cit., ODIN, op. cit.
[14] HENNION, Antoine (2009), « Réflexivités. L’activité de l’amateur », Réseaux, vol. 27, n° 153,
pp. 55-78.
[15] PASQUIER, Dominique, CEFAI, Daniel (2004), « Les textes sont comme des territoires : les
producteurs y imposent des formes d’usage et les lecteurs, pris dans ce jeu de pouvoir inégalitaire,
gardent toutefois la possibilité d’inventer des tactiques de résistance à ces stratégies d’occupation
de leur espace », Le sens du public, publics politiques, publics médiatiques, Paris, PUF, pp. 29-30.