A quand des journées nationales du bien commun ?

Un article repris du blog "carnet de notes" de Bertrand Calange avec l’autorisation de l’auteur

y a dix jours, évoquant à une tribune un des points cruciaux pour l’avenir des bibliothèques, je signale mon inquiétude aigüe devant la restriction de l’espace public : réduction des agoras ouvertes d’échange entre tous les citoyens d’une collectivité (la bibliothèque est quasiment le seul espace public ouvert à tous sans droits d’accès : jusqu’à quand cette libéralité ?), il y a peu bataille sanglante autour du droit de prêt (gagnée difficilement, en échange bien sûr de royalties payées par l’Etat – nos impôts – et par les collectivités soumises au plafonnement des remises jusque-là consenties – encore nos impôts-), ressources documentaires de plus en plus réduites à la monétisation du droit à leur accès, pour les nouvelles formes numériques du savoir cantonnement juridique de l’intérêt général à des “exceptions” smileys Forum ….

Et hier soir je tombe surcet article de Silex (à lire d’urgence !) qui, outre qu’il suggère d’engager les forces contributives ou collaboratives à des traductions ‘libres de droit’ d’oeuvres étrangères tombées dans le domaine public dans leur version originale, rappelle au passage qu’il existe aux Etats-Unis un Public Domain Day, la France se satisfaisant d’une journée du patrimoine qui fait relativement l’impasse sur la notion de bien commun.

Pourquoi les Journées du Patrimoine ne sont pas celles du bien commun

La notion de patrimoine est une acception idéologique très particulière en France, articulée pour l’essentiel autour de trois axiomes de base articulés à la façon deslois de la robotique d’Asimov :

-* l’antériorité significative : un objet patrimonial fait référence à l’hier, de préférence historiquement daté

  • une charge symbolique collective : pour la plupart des monuments historiques intervient un consensus appuyé sur le consensus d’éminents scientifiques, pour d’autres objets il répond à l’angoisse mémorielle de groupes de pression parfaitement honorables (ah ! les associations de préservation du vieux XXX – écrivez le nom de votre commune -). Mais dans tous les cas intervient la revendication d’une singularité significative (ce que ne considèrera pas le vagabond mettant au feu des ‘vieilles’ commodes signées Boulle au prétexte que le vieux bois brûle mieuxsmileys Forum)
    -* une reconnaissance officielle appuyée sur des mesures de conservation et/ou d’accessibilité particulières. Ces mesures sont extrêmement diverses et visent toutes l’inscription sur une liste d’objets dits “classés” ou “inscrits” au patrimoine national, liste décidée par les services de l’État. Liste qui taraude les bibliothécaires qui attendent de voir la question des collections ‘anciennes, rares ou précieuses’ entrer pleinement dans ce champ au lieu de la liste figée et limitative (et peu opératoire) des bibliothèques déclarées classées.

A bien y regarder, avec la prudence qui caractérise le néophyte que je suis, je pense que la notion singulière de patrimoine cultivée en France rejoint au fond la traduction anglaise denational heritage dans sa dimension mémorielle. Mais il est une dimension essentielle qui n’est abordée que de façon accessoire, celle de la propriété de ce patrimoine. Si l’objet patrimonial est censé être un ‘héritage national’, comment les héritiers – les citoyens – peuvent-ils manifester leur propriété sur cet héritage ?

S’il est évident que son appartenance collective nécessite protection de son intégrité pour les générations actuelles et à venir, l’accès à l’objet patrimonial doit être évidemment régulé. Mais comment s’exerce le droit à ce simple accès contrôlé ?

  • La seule libéralité de visite des bâtiments et objets privés patrimoniaux, réglementairement offerte (en contrepartie de subventions d’État) aux édifices patrimoniaux privés quelques journées par an -ces fameuses Journées du Patrimoine – démontre le caractère strictement symbolique de cette notion de patrimoine.
  • Parallèlement, il existe des objets qui relèvent effectivement de la propriété collective . Les fonds anciens des bibliothèques en font partie : leur accès et leur consultation physiques sont régulées, leur version numérique tend à être largement mise à disposition de la façon la plus libérale pour tout internaute. Dans ce processus, les seules réserves qui sont – ou devraient être – apportées portent sur les risques d’atteinte à l’intégrité de ce bien commun.
    -* Mais de plus en plus souvent, le caractère souvent privé de l’objet déclaré patrimonial tend à rendre marchand l’accès à cet héritage commun. L’accès est possible, mais contre monnaie sonnante et trébuchante. Au-delà de ce qu’on appelle politiquement la tarification raisonnable (en général symbolique : elle ne paye qu’à peine les agents de guichet), le patrimoine est dévoyé en argument commercial en vue de garantir les revenus de ce qui est parfois une véritable entreprise !

Je ne souhaite en aucune façon remettre ici en cause les différentes manifestations voire dérives de cet inconscient réglementé du patrimoine. A chacun ses combats. Je m’interroge en revanche sur la libéralité d’accès et d’usage que nous autres bibliothécaires pouvons faire des objets que nous manipulons en vue d’en permettre l’appropriation par l’ensemble des publics que nous servons.

Il faut une Journée du Bien commun !!!!!!!!!!!!!!!!!!!

Une des qualités que je trouve la plus prometteuse chez les bibliothécaires, c’est leur capacité à faire le lien, à tisser la généalogie, à intégrer les angoisses médiatiques d’aujourd’hui dans un continuum de savoirs et de questionnements. Et donc, en même temps, de prendre du recul en pleine connaissance de la complexité d’hier et de l’évidente perplexité d’aujourd’hui.

Faire le lien entre un passé idéologiquement magnifié et désincarné, et la société actuelle nourrie à une conception économiquement monétaire de ce patrimoine (au sens notarial :“l’ensemble des droits et obligations d’une personne juridique (physique ou morale). Cette notion est restreinte à une dimension essentiellement économique” ), c’est rappeler que le patrimoine est d’abord ce dont les citoyens d’aujourd’hui peuvent légitimement revendiquer la propriété collective. Sans cette propriété collective, le patrimoine n’est qu’un concept idéologique.

Les bibliothécaires connaissent bien cette ambigüité dès qu’ils abordent la numérisation de leurs collections. Si au sein de celles-ci existe un fonds d’estampes contemporaines, les questions de droit d’auteur viennent poser leurs obstacles à l’exploitation de ce fonds en direction des publics. Bref, nous disposons de ressources exceptionnelles dont l’usage est bridé, ce qui met les passeurs que nous sommes dans une position paradoxale.

Inversement, les opérations de numérisation massives de collections antérieures au XXe siècle révèlent l’éminente disponibilité des œuvres devenues libres de droits, qui représentent en quelque sorte la facette notariale et indiscutable de notre patrimoine. Facette par ailleurs jamais mise en valeur, au point que le langage convenu parle de cette accession à la propriété collective comme d’une disparition : une œuvre “tombe” dans le domaine public !…

Il faut au contraire s’émerveiller qu’une œuvre accède enfin au domaine public et devienne ainsi la propriété de tous, un Bien commun en somme (voir l’intéressant article d’Hervé Le Crosnier) ! Et cette accession devrait faire l’objet d’une sorte de “baptême républicain” qui pourrait se concrétiser par des Journées du Bien Commun. Au-delà de la valorisation, ce serait l’occasion de questionner offensivement la place laissée à la libre communauté des citoyens : accessibilité à des espaces publics de partage, exploitation commerciale du bien commun, alerte sur les perpétuelles tentations vers une extension du droit d’auteur, etc.

Il existe ça et là des manifestations qui veulent mettre le bien commun à l’honneur (des animateurs numériques ont constitué un groupe Numérique et Bien commun, et merci à Calimaq qui me signale une très belle initiative à Brest , …) : proposons à tous les bibliothécaires – largement concernés au premier chef – de se faire les moteurs d’une manifestation nationale à inventer : les Journées nationales du Bien commun !

Posté le 17 janvier 2012

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