Les hackers ingénieux – Acteurs et espaces des pratiques numériques créatives

Extraits du mémoire de stage de Master 2 d’Aymeric LESNÉ

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Résumé

Le terme hacker est chargé de représentations et de connotations souvent négatives. Des prémices de
l’informatique aux usages contemporains des technologies de l’information et de la communication, les
hackers ont toujours été ceux qui savent s’approprier et détourner les technologies de manière créative.

Leurs pratiques individuelles et collectives impliquent d’une part un fort travail collaboratif et d’autre
part une remise en cause de la hiérarchie dans la création et la transmission de savoirs. En dehors des
réseaux informatiques, les groupes de hackers se rassemblent et créent dans des lieux singuliers en dehors
des structures institutionnelles. A travers la mise en place d’un atelier collaboratif de création de
jeu vidéo, l’observation de projets réalisés par des hackers et l’étude des espaces alternatifs de créativité numérique à Rennes, notre recherche vise à identifier et analyser les pratiques et les espaces habités
par les hackers. L’objectif est de faire le lien avec les modèles pédagogiques existants en sciences de
l’éducation et de définir en quoi le mouvement hacker constitue un ensemble de pratiques et de méthodes qui remettent en question nos usages des technologies de l’information et de la communication.


Mots clés
 : hackers, do it yourself, édupunk, éducation ouverte
Ingenious hackers

Conclusion

Lorsque j’ai rejoint l’équipe du Jardin Moderne en octobre 2010, l’objet de mon étude
était défini sur les pratiques numériques créatives au sens large. Au fil des observations, des
rencontres, et après la mise en place des événements-expériences que furent la Game Jam et
Codelab, on a pu identifier les acteurs de ces pratiques créatives. Ensuite seulement, il est apparu
que le lieu était une question centrale. Quoi, qui et où, trois questions aux réponses plurielles
 : on a pu identifier des pratiques aussi singulières qu’elles sont nombreuses, des publics
qui se retrouvent dans toute leur diversité et des lieux inattendus mais tellement nécessaires.

A travers ce prisme pratiques/acteurs/lieux, nous avons tenté de faire la lumière sur les enjeux
du phénomène hacker. Malgré l’évolution des technologies de l’information et de la communication,
il apparaît que le ressorts de l’éthique hacker perdurent et dépassent les motivations
techniques. Si ces derniers sont parfois aveuglés par la praxis de leur activité quotidienne et
rarement à même d’énoncer clairement le sens de leur action, ils nourrissent un mouvement
qui résonne dans le discours de nombreux chercheurs en sciences de l’éducation et en sociologie.

Alors que ce mouvement est en pleine expansion, repris en coeur par certains médias et
même observé en tant que tel par la recherche scientifique, il apparaît nécessaire de passer effectivement
à l’acte. Les hackers mobilisent des idéaux éthiques, sociaux et politiques qui sont
à manipuler avec précaution. Leur activité même dérange autant qu’elle fascine, déconstruit
les pratiques éducatives de même qu’elle en construit de nouvelles. Aussi utopique puisse-t-il
paraître, le mouvement hacker et les lieux qui y sont associés posent de réelles questions économiques,
politiques et cybernétiques. En tentant d’échapper au contrôle organisé des masses
par les technologies, leur action créative ébranle l’état de désublimation répressive (Marcuse
1968) induit par les usages imposés des TIC. Les hackers vont plus loin que les objets sublimés,
socialement valorisés, qui forment les usages d’aujourd’hui en proposant de véritables
usages alternatifs, pour des technologies réappropriées. C’est un rapport complexe qu’entretiennent
les hackers aux usages des TIC : nous avons pu voir que ces dernières sont nées du
complexe militaro-industriel d’après guerre, successivement mises à jour dans leurs techniques
et leurs représentations par des ingénieurs, cybernéticiens, hippies ou cyberpunks. Les
hackers créent, détournent et jouent avec l’objet même qui est à la source d’un système qu’ils
rejettent, comme l’explique Marc Dery à propos du mouvement Cyberpunk dans Vitesse virtuelle
(Dery 1997, p.97, p.112). La cyberculture est traversée de contradictions, et les hackers
en sont un exemple frappant. Est-ce là le propre de l’hypermodernité dont on pourrait qualifier
les hackers ? Une attitude en décalage permanent avec les artefacts technologiques, un état
d’esprit qui flotte entre expériences low-tech et culture cyberpunk ? Là où l’on nous promet un
mythe des TIC comme objet magique lisse et policé, les hackers mettent en exergue toute l’entropie
d’un système qu’ils se sont pleinement approprié pour constituer de nouveaux repères
collectifs. Si les usages massifs n’en seront pas chamboulés du jour au lendemain, cette
conception a le mérite de proposer une manière créative et active de vivre les TIC pour faire,
communiquer et apprendre plus librement. Lors d’une conférence, John Maeda – artiste, designer
et chercheur au MIT – dit à propos des programmes informatiques « qu’ils sont essentiellement
des arbres, et que lorsque l’on fait de l’art avec des programmes […] le problème c’est
qu’on a justement besoin de ne pas être dans l’arbre. » (Maeda 2007) Les hackers se sont envolés
de l’arbre depuis longtemps, explorant les environnement technologiques librement. Inconsciemment,
l’action de quelques individus peut changer les représentations d’une société.

Mark Pauline, membre du groupe informel « Survival Research Laboratories » qui questionnait
dans les années 80 les technologies à travers des spectacles violents mettant en scène des
machines cybernétiques croit à « l’efficacité politique d’un geste symbolique. » (Pauline cité
par Dery 1997, p. 143) Si les machines et programmes parfois farfelus mis au point par les
hackers ont plus une dimension symbolique qu’efficace, alors c’est probablement une des manières
pour changer certaines représentations vis à vis des TIC. En y ajoutant les dimensions
collaborative, auto-formative, socio-constructiviste et connectiviste que l’on a pu observer
chez les hackers, on peut voir se dessiner un modèle pédagogique au sens d’un ensemble d’attitudes
dont il est bon de s’inspirer pour améliorer notre rapport aux TIC d’une part, et notre
conception de l’éducation d’autre part. Enfin, on peut aborder l’activité des hackers comme un
indicateur qui délimite les frontières des usages, entre expertise technique et réappropriation
populaire. Il appartient alors à chacun de questionner ses propres usages en observant les pratiques
de ces tiers-lieux pour éventuellement hacker ingénieusement notre quotidien.

Le travail de recherche exposé dans ce mémoire a permis d’apporter un ensemble de réponses
à la question initiale posée par notre problématique. Ce panorama de pratiques, de
lieux et d’usagers ne saurait être exhaustif et encore moins définir précisément le mouvement
hacker dans toute sa diversité. Si nous avons pu faire émerger quelques aspects significatifs
qui permettent d’entrevoir un système complexe à travers le territoire observé, nous ne pouvons
prétendre à une conclusion arrêtée sur le sujet de notre recherche. Si finalement, la question
de l’aide ou de l’accompagnement direct n’est pas la solution au « développement » des
hackerspaces qui semblent tout à fait autonomes, il faut au moins croire en une prise de
conscience, une acceptation et une tolérance par le public et les institutions de la nécessité
d’existence de tels espaces. Enfin, un réel travail de médiation semble nécessaire pour ce faire
et ainsi articuler la présence de hackerspaces avec des les autres acteurs et structures d’un territoire
 : public au sens large, écoles, universités, associations, espaces culturels, etc. Si les hackerspaces
sont des tiers-lieux, ils doivent exister en intelligence avec leur environnement direct.

C’est une des limites des communautés hackers, leur capacité à se rendre visible et à
communiquer à propos de leur action. Peu de hackerspaces ont un discours public qui permettrait
de créer des liens avec des structures extérieures ; ce point n’est que rarement abordé, il
n’en est pas fait mention dans le Design Pattern du wiki des hackerspaces. Pourtant, quand
l’occasion leur est donnée de médiatiser leur action, les hackers se prêtent au jeu avec plaisir.
Lors de Codelab, une anecdote révélatrice a été racontée à ce sujet : « On est un site miroir de
Wikileaks. Récemment, un de nos membres s’est amusé à lancer une moulinette sur les câbles
Wikileaks pour trouver des Haïku japonais. On a trouvé une soixantaine de Haïku comme ça,
et on est devenu une curiosité, des journalistes nous ont contacté et on a eu notre petit quart
d’heure de gloire. Maintenant on va retomber dans l’anonymat"
Entre anonymat, stigmatisation
et refus de s’exposer, la situation est délicate. Ce fonctionnement en vase clos, qui renvoie
à la volonté d’exister par différence avec l’extérieur, participe à freiner la totale autonomisation
et revalorisation de ces lieux et de leurs occupants. A Rennes et ailleurs, certains de
ces espaces ont compris la nécessité de se socialiser en dehors du réseau des hackerspaces.

C’est probablement là la prochaine étape dans leur développement et l’unique moyen faire bénéficier
au plus grand nombre des actions menées dans les espaces des pratiques numériques
créatives.

Les hackers ont ceci de singulier qu’ils présentent tous les signes d’un groupe social récent,
contemporains de l’objet de leur apparition que sont les ordinateurs. Ils possèdent avant
tout le caractère universel et propre à chacun d’entre nous qu’est la créativité. Leur existence
est une invitation à s’emparer simplement de l’apparente complexité qui nous entoure pour inventer
une autre réalité.

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Posté le 10 décembre 2011

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