Numérisation : la grande manoeuvre des indisporphelines

L’IABD (Interassociation Archives Bibliothèques Documentation) a publié jeudi un communiqué par lequel elle prend position sur la question de la numérisation des livres indisponibles et orphelins, qui font actuellement l’objet d’une proposition de loi déposée le mois dernier au Sénat et cette semaine à l’Assemblée.

Cette proposition intervient dans un contexte passablement complexe et mouvant, comme le rappelle le début du communiqué :

Il s’agit notamment de l’accord-cadre relatif à la numérisation et l’exploitation des livres indisponibles du XXe siècle, accord non rendu public signé le 1er février 2011 par le ministère de la Culture, le Syndicat national de l’édition (SNE), la Bibliothèque nationale de France (BnF) et la Société des gens de lettres (SGDL), et d’une proposition de loi sénatoriale déposée le 21 octobre 2011 qui transpose cet accord. Il s’agit, par ailleurs, d’une proposition de directive européenne sur certaines utilisations autorisées des œuvres orphelines publiée le 24 mai 2011, objet d’une proposition de résolution européenne du Sénat le 6 juillet 2011, et d’un nouvel avis du Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA), qui devrait être publié officiellement en ce mois de novembre 2011.

Numerama a déjà produit une analyse critique de ce texte, estimant qu’elle tendrait à mettre en place une sorte de « gestion SACEM » dans le domaine des livres indisponibles, susceptibles de léser les auteurs, et le site Les Infostratèges va plus loin en évoquant la création d’une « usine à gaz technocratique dont la France a le secret« , doublée d’une « proposition attentatoire aux droits de l’homme« . Le décor est planté !

Cette proposition de loi s’apprête à créer de véritables chimères juridiques, les « indisporphelines », et un système de gestion collective susceptible d’avoir d’importantes répercussions sur les auteurs et les bibliothèques. (Jérôme Bosch. L’enfer du musicien – détail. Domaine public)

L’ombre de Google plane aussi sur ce projet, avec son programme Google Books condamné par la justice française en 2009 et mis en grande difficulté aux Etats-Unis, mais paradoxalement parvenu à conclure des accords avec plusieurs grands éditeurs français pour la numérisation et la commercialisation de leurs livres indisponibles (Hachette, La Martinière, bientôt Gallimard, Flammarion, Albin Michel, un jour Editis ?).

Google avait déjà tenté par le biais des versions successives du Google Books Settlement d’obtenir le droit de numériser et de commercialiser les livres épuisés, en laissant seulement aux titulaires de droits – auteurs et éditeurs – la possibilité de retirer leurs ouvrages du système (mécanisme dit de l’opt-out, à opposer à l’opt-in impliquant un consentement explicite du titulaire de droits). Mais c’est précisément ce mécanisme d’opt-out qui a été considéré par le juge Denny Chinn attentatoire aux fondements même du droit d’auteur et rejeté.

La proposition de loi déposée devant les assemblées se pose donc explicitement comme une alternative aux agissements de Google, en instaurant un nouveau système de gestion collective pour exploiter le « trou noir du XXème siècle », estimé à 500 000 livres indisponibles dans le commerce (sans doute beaucoup plus en fait).

Pour que l’information soit complète, il est indispensable de rapprocher cette proposition d’annonces gouvernementales antérieures, indiquant que la Bibliothèque nationale de France numériserait 500 00 oeuvres épuisées tirées de ses collections, grâce à un financement tiré des Investissements d’avenir du Grand Emprunt. Ni le texte de la proposition de la loi, ni l’exposé de ses motifs ne font le lien entre ses deux aspects de la question, mais il est bien évident que cette loi n’est que la condition de possibilité du projet de numérisation, passant par la BnF et impliquant nécessairement un partenariat public-privé pour rentabiliser les investissements par le biais d’une commercialisation des ouvrages numérisés.

Dans ce billet, je voudrais procéder à une analyse critique de cette proposition, en montrant que loin de constituer une alternative au projet Google Books, il repose sur un mécanisme identique d’opt-out, susceptible de soulever des problèmes similaires.

Par ailleurs, ce texte va aboutir mécaniquement à la création d’une véritable chimère juridique, dans la mesure où il va englober parmi les indisponibles une masse considérable d’oeuvres orphelines, pour lesquelles on ne connaît ou ne peut retrouver les titulaires de droits. Ces « indisporphelines » ou « orphindisponibles » sont susceptibles d’avoir des répercussions importantes, à la fois sur les auteurs et sur les bibliothèques.

Enfin, malgré ces critiques, j’essaierai d’estimer si ce projet peut avoir un effet positif sur le développement des usages collectifs des livres épuisés. J’avais déjà écrit à ce sujet que l’un des enjeux majeurs du traitement de la »zone grise » consistait à savoir si l’on procéderait simplement à une recommercialisation en bloc des épuisés ou si l’on rechercherait de nouvelles formes d’équilibre, élargissant les droits d’usage dans une zone où les enjeux commerciaux sont moindres.

En définitive, on verra que cette proposition aurait pu constituer un support intéressant pour favoriser les usages collectifs (accès en bibliothèque, usages pédagogiques et de recherche, etc), mais que cette dimension est à l’heure actuelle absente du texte et qu’on peut sérieusement craindre qu’elle n’y figure jamais, vu l’esprit dans lequel il a été conçu.
Une pseudo-alternative à Google Books, reposant sur des mécanismes similaires

Il existe plus que des similitudes entre la solution envisagée dans la proposition de loi et celle que Google souhaitait mettre en place, notamment par le biais de la seconde version de son Règlement.

Google envisageait en effet que les titulaires de droits sur les livres épuisés disposent d’un délai (courant de novembre 2009 à mars 2012, soit plus de deux ans) pour formuler une demande de retrait, à défaut de quoi une autorisation aurait été implicitement donnée à Google pour commercialiser les fichiers. Les revenus générés auraient été répartis par un organisme de gestion, le Book Rights Registry, entre les auteurs et les éditeurs, Google pouvant conserver de son côté 37% du montant.

Comparez ce système avec ce qu’indiquent les motifs de la proposition de loi :

Le mécanisme fondamental permettant de régler, de manière consensuelle entre auteurs et éditeurs, la question de la titularité des droits, est l’instauration d’une gestion collective des droits numériques sur les oeuvres indisponibles par une société de perception et de répartition des droits (SPRD). [...]

L’article L. 134-3 du code de la propriété intellectuelle pose le principe du recours à un mécanisme de gestion collective des droits d’exploitation numérique des oeuvres considérées comme indisponibles au sens de l’article L. 134-1 [...]

Ces droits visent à la fois les actes de reproduction dans un format numérique et les actes de représentation lorsqu’ils sont effectués via un réseau de communication au public en ligne. La diffusion en ligne mais également le téléchargement de l’oeuvre sur un support entrent bien dans le champ de la loi [...]

Cet article précise également les modalités de cession des droits : les droits entrent en gestion collective six mois après l’inscription des oeuvres dans la base de données, délai permettant aux ayants droit d’exercer leur droit de sortie du dispositif.

Du point de vue de la technique juridique, le système est globalement identique à celui de Google, avec au centre, un mécanisme d’opt-out impliquant que les titulaires de droits se manifestent explicitement pour demander le retrait du système.

Je trouve assez croustillant qu’un système rejeté par la justice américaine car trop attentatoire à l’esprit du droit d’auteur soit implanté par la loi au pays de Beaumarchais, nonobstant le fait qu’il provoque un renversement complet du principe de l’autorisation préalable. Encore plus croustillant sans doute, le fait que le gouvernement français dans ses objections adressées au Règlement s’était principalement opposé aux atteintes portées à ce principe par l’opt-out de Google !

Google lui-même a fini par comprendre qu’il n’y avait aucune issue possible du côté de l’opt-out et c’est à présent sur la base de l’opt-in que les négociations s’orientent dans le cadre du procès américain. On aboutit donc à cette situation hallucinante : ce que Google a échoué à mettre en place aux Etats-Unis, la France va le faire… par la loi !

Il existe cependant une différence importante dans la mesure où la société de gestion collective pourra délivrer des licences d’exploitation non-exclusives à plusieurs acteurs différents :

(…) la SPRD peut autoriser la reproduction de l’oeuvre dans un format numérique et sa représentation sur un réseau de communication au public en ligne par un utilisateur, moyennant une rémunération, à titre non exclusif et pour une durée limitée de cinq ans.

Une des critiques majeures que l’on adressait au Règlement Google Books consistait dans le fait qu’il tendait mécaniquement à constituer un monopole, dans la mesure où Google était le seul à pouvoir disposer du droit de scanner et d’exploiter les ouvrages. Le texte français paraît ici écarter ce risque de dérives, mais dans les faits rien n’est moins sûr. En effet, comme je l’ai indiqué plus haut, les ouvrages seront numérisés à partir des fonds de la BnF, par une entité (encore indéterminée) qui va bénéficier du levier formidable de l’Emprunt national.

On imagine mal comment des concurrents pourraient lutter et il y a à mon sens vraiment lieu de se poser des questions en terme de respect des règles de la concurrence. C’est le monopole en soi qui est condamnable et dangereux, et non seulement le fait qu’il profite à une firme privée !
Indisporphelines ? Orphindisponibles ? Nouvelles chimères juridiques…

La question du traitement des oeuvres orphelines a joué un rôle central dans l’affaire Google Books aux Etats-Unis et il n’est pas abusif d’affirmer que c’est sur ce point que Google s’est véritalement cassé les dents.

C’est à ce niveau que le système de l’opt-out provoque le maximum de ses effets pervers, par le biais d’une forme de « nécromancie juridique », admirablement mise en lumière par le juriste américain James Grimmelmann.

Ce problème tient principalement à la composition de la masse de ce que l’on appelle les « oeuvres indisponibles », « celles qui ne sont plus disponibles à la vente de façon licite sous quelque format que ce soit, imprimé ou numérique » selon la proposition de loi. En effet, dans cette « zone grise », on trouve un grand nombre d’oeuvres orphelines, c’est-à-dire pour lesquelles les titulaires de droits ne sont pas connus ou ne peuvent être retrouvés.

Par définition pour ces oeuvres orphelines, les titulaires de droits ne peuvent se manifester pour réclamer le retrait de leurs oeuvres du système. Celles-ci vont basculer mécaniquement dans la gestion collective, une fois le délai de retrait écoulé, puisque personne ne réagira.

On a énormément reproché à Google, sous couvert de son Règlement, de rechercher à s’approprier les droits sur les livres orphelins, grâce à la magie noire de l’opt-out et du « qui ne dit mot consent« . Je ne vois rien dans le système prévu par la proposition de loi qui se différencie vraiment de ce qu’entendait faire Google et c’est ici que cette loi donne naissance à une véritable chimère juridique : l’indisporpheline, orpheline cachée dans la masse des indisponibles et traitée dans le texte seulement par prétérition.

Gestion collective appliquée à des chimères juridiques... (Jérôme Bosch. le Christ aux limbes. Domaine public).

Google prenait d’ailleurs un très grand soin dans son règlement à ne jamais parler explicitement d’oeuvres orphelines, préférant les termes plus flous « d’ouvrages non réclamés« . La proposition de loi fait de même, employant le terme « d’oeuvres indisponibles » et ce n’est que dans l’exposé des motifs que les oeuvres orphelines sont fugitivement évoquées :

(…) la société devra utiliser à des actions d’aide à la création, à la diffusion du spectacle vivant et à des actions de formation des artistes, les sommes qu’elle aura perçues mais n’aura pu répartir, cela cinq ans après la date de mise en répartition de ces sommes. Cette mesure applicable aux « irrépartissables » s’avère d’autant plus nécessaire que les oeuvres indisponibles sont susceptibles de répondre dans une certaine proportion à la définition des oeuvres orphelines.

« Dans une certaine proportion« , nous dit-on… mais c’est là un point essentiel ! Car il y a tout lieu de penser que parmi les 500 000 indisponibles, un pourcentage important correspondra à des orphelines et tombera directement dans l’escarcelle de la société de gestion collective. Hathi Trust, l’entrepôt numérique qui a reçu des copies des livres scannés par Google à partir des fonds des bibliothèques américaines, a avancé des chiffres qui tendraient à montrer que plus de la moitié des livres du 20ème siècle pourrait être dans cette situation (voir diapo 37 de cette présentation).

Dès lors, il y a tout lieu de penser que contrairement à un système de gestion classique, une partie substantielle des revenus collectés pour les livres indisponibles restera aux mains de la société de gestion collective et sera utilisée pour ces fameuses actions « d’aide à la création » dont on trouve des passages savoureux dans les rapports que la Cour des Comptes consacre aux SPRD  !

De là à parler d’usine à gaz, il n’y a qu’un pas, mais je pense que le but principal de la machine qui se met en place n’est de toute façon pas d’être efficace… l’essentiel est ailleurs…
Usine à gaz ou machine à transformer le droit d’auteur en « droit d’éditeur » ?

Je dois avouer que j’ai été très surpris de voir que la SGDL (Société des Gens de Lettres), qui représente normalement les intérêts des auteurs, puisse approuver le système formalisé dans cette proposition de loi.

Nous touchons d’ailleurs ici du doigt un autre problème majeur qu’avait soulevé le Règlement Google Books : celui de la représentativité des acteurs l’ayant négocié. Pour les auteurs, il s’agissait de l’Author’s Guild, organisation puissante mais ne pouvant à elle seule prétendre représenter l’intégralité des auteurs, et encore moins les auteurs d’oeuvres orphelines qui par définition ne peuvent être représentés !

Ce problème de représentativité des auteurs a pesé très lourd dans le rejet du Règlement Google Books et il est possible qu’il compromette à l’avenir toutes les chances pour Google de trouver une issue dans le cadre du recours collectif.

Or ici une fois encore, quelle différence avec le système qui pourrait être mis en place en France ? J’irais même plus loin : les garanties apportées quant aux respect des droits des auteurs sont plus faibles dans le dispositif français qu’elles ne l’étaient dans le Règlement Google. Le délai de retrait par exemple est fixé à 6 mois seulement, alors qu’il était de plus de deux ans dans le Règlement Google deuxième version. Par ailleurs, en ce qui concernait les orphelines, Google avait accepté qu’un administrateur indépendant soit nommé pour représenter les intérêts des titulaires de droits sur ces oeuvres et que les sommes collectées soient consacrées principalement à la recherche des auteurs.

En France, l’argent des livres orphelins sera utilisé par financer des « actions culturelles », décidées par des représentants – éditeurs et auteurs – qui par définition ne peuvent représenter la catégorie des titulaires des droits sur les livres orphelins.

On en revient donc exactement à la « nécromancie juridique » critiquée par Grimmelmann, en remplaçant Google par la société de gestion collective française :

Dans le cadre de ce recours collectif [la proposition de loi], les plaignants actifs ont pu se servir du vaste ensemble des droits d’auteur sur les œuvres orphelines comme d’une monnaie d’échange. Les plaignants actifs ont négocié au nom de tous, alignant tous ces millions de livres pour le seul bénéfice de Google [la société de gestion collective]. Les orphelins sont devenus des zombies, rappelés d’entre les morts par la magie noire du recours collectif [de la proposition de loi] et transformés en une armée titubante obéissant à la seule volonté de Google [la société de gestion collective].

La SGDL nous apprend bien dans un communiqué qu’elle va informer ses auteurs, pour leur permettre d’exercer le fameux droit de retrait, mais pour les autres ? Quelle proportion de l’ensemble des auteurs français les adhérents de la SGDL représentent-ils réellement, rapporté à la masse des 500 000 ouvrages compris dans le périmètre des indisponibles ? Or c’est bien la SGDL qui a approuvé au nom des auteurs l’accord-cadre sur la base duquel tout le dispositif repose.

Et c’est à mon sens une décision lourde de conséquences, car cette proposition comporte également des mécanismes qui risquent bien de transformer un peu plus le droit d’auteur en un « droit d’éditeur », alors que d’autres équilibres plus équitables auraient pu être établis.

En effet, vous vous demandez peut-être pourquoi depuis des mois, on prend bien le soin, par un subtil exercice de novlang juridique, de parler « d’oeuvres indisponibles » et pas « d’oeuvres épuisées » ? Car pourtant au fond, les 500 000 livres dont il est question derrière cette loi sont bien des oeuvres épuisées, notion qui existe juridiquement dans le Code de propriété intellectuelle.

La raison, c’est que dans l’esprit du Code, quand une oeuvre est épuisée, l’éditeur est considéré comme ayant manqué à une des obligations essentielles découlant des contrats d’édition – l’exploitation commerciale permanente et suivie – qui peut entraîner la résiliation du contrat à la demande de l’auteur et le retour des droits dans son giron.

On comprend bien qu’il aurait été gênant pour les éditeurs du SNE d’admettre qu’ils avaient manqué à leurs obligations essentielles vis-à-vis des auteurs pour 500 000 ouvrages ! Du coup, le texte de la proposition de loi parle pudiquement d’oeuvres indisponibles et vous n’y trouverez pas le terme « d’oeuvres épuisées »…

Mais il y a mieux : la loi instaure un mécanisme de transfert des droits à la société de gestion collective qui va automatiquement neutraliser la possibilité que les auteurs avaient de récupérer leurs droits. L’exposé des motifs est on ne peut plus clair sur ce point :

[...] l’inscription d’une oeuvre dans la base de données ne constituera pas un fondement juridique pour constater une carence dans l’exploitation permanente et suivie par l’éditeur permettant la récupération de ses droits par l’auteur.

C’est en ce sens que je dis que l’efficacité économique n’est sans doute pas le but premier de ce texte. En revanche, son efficacité juridique va être redoutable : il va tout simplement reconduire à l’identique des contrats d’édition conclus entre les auteurs et les éditeurs pour les livres épuisés (dorénavant, j’emploierai le terme correspond au statut juridique réel de ces ouvrages et non à leur label novlanguisé). Et comme les contrats anciens étaient généralement conclus pour la durée complète de la propriété intellectuelle (vie de l’auteur + 70 ans), cette « congélation » des contrats d’édition sera définitive.

Ici encore, le système de la proposition ne tient pas vraiment la comparaison avec Google. En effet, dans les accords que Google a conclu avec Hachette ou La Martinière pour la numérisation de leurs livres épuisés, c’est l’opt-in qui prévaut systématiquement, ce qui implique (normalement) que les éditeurs doivent retourner à leurs auteurs pour leur faire signer des avenants pour l’exploitation numérique, si celle-ci n’était pas prévue initialement au contrat d’édition. Et l’auteur a alors l’occasion, au moins en théorie, de céder ses droits numériques ou non, par une action volontaire.

Voilà donc qui fait de ce système une machine à transformer le droit d’auteur, au sens noble du terme – la possibilité pour l’auteur de décider la manière dont son oeuvre sera exploitée – en un « droit d’éditeur », géré par une société collective.

La nécromancie juridique, toujours à l’oeuvre dans cette proposition de loi... (Pierre Bruegel. Le triomphe de la mort-détail. Domaine public)
Un système qui risque d’écraser une directive européenne favorable aux bibliothèques en matière d’oeuvres orphelines

Susceptible d’être préjudiciable aux auteurs, cette proposition de loi pourrait aussi provoquer des dommage collatéraux sur les bibliothèques.

En effet, comme le rappelle le communiqué de l’IABD, un projet de directive européenne est en préparation, qui entendait donner aux bibliothèques et autres institutions culturelles la possibilité de numériser et de diffuser des oeuvres orphelines, dans des conditions relativement ouvertes.

Ce texte, qui fait actuellement l’objet de discussions pour avis au sein du CSPLA (Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique), prévoyait en effet que les bibliothèques, archives, musées et établissements d’enseignement, puissent « reproduire et à mettre à la disposition du public les œuvres orphelines, à condition que cette utilisation contribue à l’accomplissement de leurs missions d’intérêt public, notamment la préservation et la restauration des œuvres de leurs collections et la fourniture d’un accès à ces œuvres à des fins culturelles et éducatives. » Pour ce faire, les établissements culturels auraient dû effectuer des recherches diligentes pour établir que les oeuvres étaient bien orphelines, mais sans avoir à payer pour obtenir une licence auprès d’un organisme de gestion collective. C’était la grande avancée de ce texte.

Or, nous l’avons vu, le système français en gestation dans la proposition de loi englobe en vrac les oeuvres orphelines parmi la masse des oeuvres épuisées et va les soumettre mécaniquement à une gestion collective visant à exploiter commercialement les oeuvres par le biais de licences.

De ce point de vue, il n’est pas abusif de dire que la proposition de loi française constitue une véritable manoeuvre de contournement au niveau national d’un dispositif européen qui, au nom de l’intérêt public porté par les établissements culturels, auraient pu permettre une diffusion plus large des oeuvres orphelines au delà d’une simple recommercialisation.

Bien entendu, ni la loi, ni l’exposé de ses motifs ne disent cela explicitement, mais on trouve dans cet article de Livres Hebdo (n°877) un passage qui laisse entendre que la volonté « d’écraser » le dispositif européen est bien réelle :

Le ministère veut avancer sur ce dossier en chantier depuis que Google l’a ouvert à sa façon, en numérisant des millions d’ouvrages sans autorisation. Et il presse les éditeurs et les auteurs de s’entendre, d’une part, en assurant un financement via le programme des investissements d’avenir et, d’autre part, en utilisant la menace des initiatives de la Commission européenne, qui prépare une directive sur les œuvres orphelines, dont les ayants droit sont inconnus. Si le CPI est adapté à la numérisation des indisponibles, il couvrira naturellement le cas des œuvres orphelines et la France n’aurait plus besoin de modifier sa législation dans un cadre tracé par Bruxelles.

Formidable, non ? Mais ce n’est hélas pas encore terminé…
Silence radio sur les usages collectifs…

Si au-delà des principes, on essaie d’envisager les choses de manière pragmatique, ce système de gestion collective des livres épuisés aurait pu avoir un intérêt pour les bibliothèques et leurs publics, y compris par rapport à la directive.

En effet, le périmètre de la gestion collective française est plus large que le champ de la directive, réduite aux seules oeuvres orphelines. Par ailleurs, le coût et la complexité des recherches diligentes n’est pas négligeable et il aurait certainement limité l’usage possible de l’exception européenne par les bibliothèques.

Dès lors n’y aurait-il pas intérêt effectivement à ce que ce système de gestion collective se mette en place pour les épuisés ? Cela aurait pu constituer une opportunité pour favoriser des usages collectifs essentiels, comme la mise à disposition en bibliothèque ou l’usage pédagogique et de recherche.

Hélas, le texte de loi n’envisage à aucun moment de ménager un sort particulier aux usages collectifs. Il est même sidérant de voir combien les bibliothèques sont envisagées sous l’angle de la défiance :

Quant aux bibliothèques, elles ne sont pas davantage titulaires des droits numériques sur ces oeuvres indisponibles. Certes, l’absence d’exploitation par les éditeurs les amène à le penser, au nom de l’élargissement de la société de la connaissance. Elles estiment en avoir la légitimité, en raison des efforts qu’elles ont déployés pour conserver les livres. Néanmoins, en l’état du droit, la reproduction numérique par les bibliothèques d’oeuvres protégées, sans qu’elles y soient autorisées, constitue une contrefaçon, quand bien même lesdites oeuvres ne seraient plus exploitées par les ayants droit (NB : juridiquement cette affirmation est fausse, il existe en France une exception conservation qui permettrait aux bibliothèques de numériser légalement des épuisées, mais seulement à des fins de consultation sur place. Incroyable de voir une erreur aussi énorme dans l’exposé des motifs d’une loi !). 

Il n’aurait pourtant pas été complètement fantastique d’imaginer que cette proposition de loi prévoit que les livres indisponibles numérisés puissent faire l’objet d’usages plus larges que ce que permet par exemple l’évanescente exception pédagogique et de recherche française.

Dans l’état actuel des choses, on ne sait même pas à vrai dire si les ouvrages numérisés grâce aux fonds du Grand emprunt feront l’objet d’une offre en direction des bibliothèques, sous forme de bouquets payants en échange d’une licence par exemple.

On peut cependant fortement le soupçonner, car comme l’exposé des motifs l’énonce lui-même, le potentiel économique des livres épuisés est faible. C’est d’ailleurs précisément l’une des raisons qui ont fait que les éditeurs ont abandonné leur exploitation.

Du coup, une piste de rentabilité (indispensable, puisque l’Emprunt national implique un remboursement) devra être recherchée et quoi de mieux que de vendre aux bibliothèques françaises des accès payants ? Comme il y a tout lieu de penser que les ventes aux particuliers seront faibles, la ventes de ces bouquets pourrait même représenter la principale piste d’exploitation des ouvrages épuisés.

On aboutirait alors à cette situation paradoxale que l’Emprunt national (pas tout à fait de l’argent public, mais quand même…) serait remboursé, au bénéfice de la société de gestion collective, par de l’argent public, principalement celui des collectivités territoriales et des universités, tutelles des bibliothèques en France. Il y a beaucoup d’élus locaux dans les Assemblées en France et j’espère qu’ils prendront bien le temps de prendre en compte ce paramètre avant de voter cette loi.

Dans le contexte budgétaire actuel, peut-on vraiment estimer qu’une telle solution est équitable ? N’y avait-il aucune façon de faire en sorte que des usages collectifs de ces ouvrage épuisés puissent être négociés, en prenant en compte l’intérêt général et pas simplement l’intérêt commercial ?

Encore une fois, un parallèle avec Google n’est peut-être pas inutile, car dans son Règlement Google avait consenti à ce que sa base d’ouvrages numérisés soit accessible gratuitement sur place dans chaque bibliothèque américaine et que des usages de recherche, de type text mining, puissent être effectués. Absolument rien de cela dans la proposition de loi française…

Mais ces questions sont peut-être assez théoriques, car il est fort possible que Google, de toutes façons, ai déjà raflé la mise, y compris en France.
Google aurait-il déjà raflé la mise en France ?

N’oublions pas en effet que Google a conclu des accords de numérisation en France avec plusieurs grands groupes d’édition (Hachette et La Martinière) et qu’il s’apprête visiblement à en conclure d’autres (Gallimard, Flammarion, Albin Michel).

Ces partenariats portent sur des volumes non négligeables d’oeuvres épuisés : 50 000 ouvrages pour Hachette, « des milliers » pour La Martinière. Or la question est de savoir dans quelle mesure ces livres peuvent être inscrits à présent dans le périmètre de la proposition de loi ou non.

Pour répondre à cette question, il faudrait être en mesure de savoir si les éditeurs français susnommés ont consenti ou non une exclusivité d’exploitation au profit de Google. A priori, je pensais qu’il ne pouvait pas en être question (les éditeurs français étaient quand même en position de force pour négocier, suite à la condamnation de Google en justice). Par ailleurs, même aux Etats-Unis, Google avait fini par lâcher beaucoup de lest sur la question des exclusivités commerciales, pour éviter d’être accusé de pratiques anti-concurrentielles.

Or quelle n’a pas été ma surprise en lisant cette interview d’Hervé de La Martinière, qui permet de penser que Google a bien obtenu une forme d’exclusivité commerciale de la part de son ancien adversaire en justice !

Dans l’accord que nous avons passé avec Google Books, il est stipulé que nous ne pouvons pas vendre les oeuvres sur d’autres plateformes de concurrents directs, ce qui implique, bien sûr, Amazon, mais également Apple. En revanche, Eden Livres pourra tout à fait les commercialiser, une fois les vérifications opérées, à destination des libraires, comme des bibliothèques.

En gros, La Martinière va pouvoir exploiter ces ouvrages par lui-même, via Eden Livres, mais il n’est pas question de permettre à un tiers concurrent de pouvoir commercialiser les fichiers remis par Google.

Dès lors, dans quelle mesure la société de gestion collective pourrait-elle exploiter ces fichiers, si Google dispose d’une forme d’exclusivité sur les titres ? Ce point reste loin d’être clair. Idem pour Hachette, bien qu’on ne sache pas vraiment quelles exclusivités ce groupe a pu consentir à Google.

Par ailleurs, ne peut-on pas considérer que par le biais de ces accords, les ouvrages de La Martinière et d’Hachette ne sont plus épuisés, justement ? En effet, l’indisponibilité commerciale est définie par la proposition de loi comme le fait de n’être « plus disponible à la vente de façon licite sous quelque format que ce soit, imprimé ou numérique« .

La loi prévoit également un droit de préférence au profit de l’éditeur lui imposant, lorsqu’il exerce son droit de retrait, d’exploiter les ouvrages dans les trois ans sous peine de voir les droits transférés à la société de gestion collective. Concrètement, cela peut signifier que les éditeurs pourrait faire jouer ce droit de préférence et que Google disposerait d’un délai confortable de trois ans pour mettre en ligne les ouvrages d’Hachette et de La Martinière…

Et si une grande partie des éditeurs français décident de faire affaire avec Google pour leurs épuisés, que restera-t-il de cette gestion collective française, sinon une coquille vide ?
Enfin un débat public transparent, après tant d’obscurités !

Vous l’aurez compris, je suis plus que réservé quant à ce système qui est en train de se mettre en place. Je pense qu’il s’agit surtout d’une grande occasion manquée d’organiser une véritable alternative publique au projet de numérisation de Google. Les Etats-Unis l’ont bien compris où un projet de Digital Public Library of America (DPLA) est en train de voir le jour, qui entend penser la bibliothèque numérique sur des bases non commerciales et avec pour but premier de favoriser les usages collectifs, à commencer par la recherche et l’enseignement.

Dans l’état actuel des choses, je ne vois pas où est la différence entre ce projet français et la manière de procéder de Google, aussi bien sur le plan de la technique juridique que dans la philosophie générale. Sur certains points, je dirais même hélas que ce système risque de faire pire !

Point positif cependant : le projet va dorénavant être soumis à un débat public devant les deux chambres, alors que jusqu’à présent, bien peu de choses avaient été rendues publiques de manière intelligible à propos de la numérisation des indisponibles.

Conclu depuis février 2011, le fameux accord-cadre portant sur les aspects financiers de ce projet n’a toujours pas été rendu public, malgré les demandes insistantes de syndicats, d’associations et des questions parlementaires ! Pourquoi donc ?

Espérons à présent qu’une autre conception de l’accès à la culture et à la connaissance parvienne à se frayer un chemin jusqu’aux parlementaires, car il reste possible de modifier ce texte pour en faire autre chose qu’une nouvelle chimère juridique…
***

PS : Merci encore @BlankTextField, qui est à l’origine de l’heureuse trouvaille des mots indisporphelines et orphindisponibles, et qui a grandement contribué à l’analyse des rouages de cette proposition de loi. Merci aussi @mbattisti64 qui décortique avec brio cette question sur son blog.

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L’adresse originale de cet article est http://scinfolex.wordpress.com/2011...

Via un article de calimaq, publié le 22 novembre 2011

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