Alain Bauer ou le paradoxe sécuritaire

Alain Bauer, figure incontournable du virage sécuritaire de ces dernières années, déplore aujourd’hui à mots couverts la politique menée par les ministres qui se succèdent à l’Intérieur.

Reprise

d’un article de Jean Marc Manch publié sur le site Owni

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Alain Bauer, figure incontournable des politiques sécuritaires de ces 15 dernières années, critique aujourd’hui, à mots couverts, l’instrumentalisation politicienne qui en est faite. Comme en témoigne le Livre blanc sur la sécurité publiquequ’il a remis à Claude Guéant la semaine passée. A défaut de savoir si ses avis sont entendus, force est de constater son impuissance, les ministères de l’Intérieur successifs n’ayant de cesse de faire le contraire de ce qu’il dit, ou de refuser de l’écouter.

Nommé président de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP), en 2003, lorsque Nicolas Sarkozy était ministre de l’Intérieur, puis président de la Commission sur le contrôle des fichiers de police, puis de la Commission nationale de la vidéosurveillance, Alain Bauer est considéré comme le Mr sécurité de Nicolas Sarkozy. Après avoir contribué auvirage sécuritairedu parti socialiste, au sein duquel il a longtemps oeuvré.

Homme de réseau issu du parti socialiste, “antistalinien primaire” et ancien Grand Maître du Grand Orient de France, Alain Bauer a commencé à travailler sur la police alors que Michel Rocard était premier ministre. Il a ensuite été recruté par la Science Application International Corporation (Saic), “machine de guerre privée et secrète du Pentagone et de la CIA” spécialisée, notamment, dans les technologies de sécurité. En 1994, il créé son propre cabinet privé de conseil en sécurité, AB Associates.

A qui profite le chiffre ?

Interrogé par OWNI sur la politique du chiffre, décriée depuis des années, Alain Bauer est des plus clairs : “la politique du chiffre n’a aucun intérêt : ce qui compte c’est la performance et le résultat. L’objectif n’est pas de faire des croix, et je ne considère pas que les fumeurs de shit valent un assassin“.

“N’importe qui peut faire dire n’importe quoi aux chiffres“, avait ainsi expliquéà TF1 Alain Bauer qui, en tant que président de l’ONDRP, dontle coeur de métier est précisément le recueil et l’analyse statistiques des données policières, sait de quoi il parle :

Politiciens et journalistes sont complices d’un processus de simplification qui conduit à de la désinformation. Ils adorent n’avoir qu’un chiffre à communiquer, qui monte ou qui baisse. Le problème est qu’un vol de chewing-gum, qui vaut “1″ en statistique, n’est pas égal à un homicide qui, pourtant, vaut également “1″.

Alain Bauer expliquait ainsi qu’”en matière de délinquance, il existe trois catégories d’infractions, et trois seulement : les atteintes aux biens (vol de voiture, de téléphone etc…), les atteintes aux personnes ( vol avec agression, coups, viol, homicide…) et les escroqueries économiques et financières (chèque volé, vol de carte de crédit…) (qui) ne peuvent pas se cumuler” :

Donc, le principe de délinquance générale, même s’il est systématiquement utilisé, n’a jamais rien voulu dire. La gauche a eu le malheur de connaître une forte progression et même le plus haut taux historique jamais enregistré en matière de criminalité, en 2001, avec 4,1 millions de crimes et délits. Ensuite ce chiffre est redescendu, mais ce chiffre global n’a aucune signification réelle. En revanche, on peut dire que pour les atteintes aux personnes, gauche ou droite, le résultat est marqué par une forte progression des violences.

En janvier dernier, Brice Hortefeux n’en était pas moins venu présenter sur TF1 le bilan chiffré de la lutte contre l’insécurité, graphique statistique à l’appui, montrant une hausse de 17,8% de la “délinquance globale” de 1996 à 2002, suivi d’une baisse de 16,2% depuis l’arrivée de Nicolas Sarkozy au poste de ministère de l’Intérieur :

Or, et comme OWNI l’avait alors démontré, dans le même temps, les violences physiques avaient, elles, explosé de 90% depuis 1996 (voir Plus la délinquance baisse, plus la violence augmente)…

Vidéosurveillance : mais où sont passées les caméras ?

En 2001, “sur la base d’un échantillon“, explique-t-il aujourd’hui, Alain Bauer avait estimé que les 3/4 des caméras de vidéosurveillance n’avaient pas été déclarées, et qu’elles étaient donc hors la loi :

On estime à 150 000 le nombre de systèmes installés dans des lieux ouverts au public, mais seuls 40 000 ont été déclarés. Tous les autres sont donc illégaux. Quant aux systèmes nouveaux, 10 % – sur environ 30 000 – ont fait l’objet d’une déclaration.

Président de la Commission nationale de la vidéosurveillance depuis 2007, Alain Bauer se dit incapable de chiffrer le nombre de caméras en France, “même au doigt mouillé, parce qu’on n’est pas obligé de toutes les déclarer“.

Celles qui ont été déclarées, par contre, ont explosé : depuis 1995, 674 000 caméras ont été validées par les commissions préfectorales chargées de vérifier leur licéité, soit une augmentation de près de 200% par rapport au chiffre avancé par Michèle Alliot-Marie en 2007, lorsqu’elle s’était fixée comme objectif de tripler le nombre de caméras sur la voie publique d’ici 2009 :

On évalue à 340 000 les caméras autorisées dans le cadre de la loi de 1995, dont seulement 20 000 sur la voie publique (et) j’ai eu à plusieurs reprises l’occasion de l’exprimer, je veux tripler en deux ans le nombre de caméras sur la voie publique, afin de passer de 20 000 à 60 000.

L’objectif, martelé depuis par Nicolas Sarkozy, Brice Hortefeux et Claude Guéant, a été sévèrement relativisé lorsque la Cour des comptes, en juillet dernier, a révélé que les chiffres que lui ont confié les responsables de la police et de la gendarmerie faisaient état de seulement 10 000 caméras, pour un budget de 600 millions d’euros par an. Contacté par OWNI, le ministère de l’Intérieur, lui, martèle le chiffre de 35 000, tout en refusant de nous en donner la comptabilité, chiffrée, se bornant à renvoyer aux propos tenus par Claude Guéant dans la presse.

Alain Bauer, lui, attend 2012 avec impatience : “les autorisations accordées aux caméras avant 2007 seront toutes soumises à renouvèlement, on aura donc une idée précise du stock“. L’estimation du nombre de caméras est d’autant plus importante qu’elle permettra aussi, et au-delà du seul chiffre, de mesurer leur efficacité.

Or, Alain Bauer ne cache plus ses réserves à ce sujet, au point de critiquer ouvertement ceux qui pensent que, comme par magie, l’installation de caméras permettrait de résoudre tous les problèmes, comme il l’avait déclarél’an passé sur France Inter :

Bruno Duvic : Alain Bauer, est-ce qu’on a précisément mesuré quand les caméras de vidéosurveillance étaient efficaces et quand elles l’étaient moins ?

Alain Bauer : Oui oui, on a de très nombreuses études sur la vidéoprotection, essentiellement anglo-saxonnes, qui montrent que dans les espaces fermés et clairement identifiés c’est très efficace, mais que plus c’est ouvert et moins on sait à quoi servent les caméras, moins c’est efficace, pour une raison simple, c’est qu’elles descendent rarement des poteaux avec leurs petits bras musclés pour arrêter les voleurs : la caméra c’est un outil, pas une solution en tant que tel…

Alain Bauer explique aujourd’hui à OWNI qu’il plaide ainsi depuis des années pour qu’une étude indépendante mesure scientifiquement l’efficacité de la vidéosurveillance, et qu’elle soit menée par des chercheurs et universitaires, y compris critiques envers cette technologie, à l’instar de Tanguy Le Goff ou d’Eric Heilmann. En 2009, ces derniers, en réponse au ministère de l’Intérieur qui venait de publier unrapport censé prouver l’efficacité de la vidéosurveillance en matière de prévention de la délinquance, avaient rétorqué, a contrario, que “rien ne permet de conclure à l’efficacité de la vidéosurveillance pour lutter contre la délinquance” (voir Vidéosurveillance : un rapport qui ne prouve rien). Etrangement, le projet d’étude scientifique et indépendante d’Alain Bauer aurait rencontré “peu d’enthousiasme” au ministère…

Les erreurs dans les fichiers de police ? Un “problème d’informaticiens”

C’est peu dire que les problèmes posés par les fichiers policiers soulèvent eux aussi “peu d’enthousiasme” place Beauvau. Président de la commission sur le contrôle des fichiers de police, Alain Bauer connaît là aussi bien le sujet. En 2006, il avait ainsi dénombré 34 fichiers policiers en 2006, et45 en 2008. En 2009, les députés Delphine Batho (PS) et Jacques-Alain Bénisti (UMP), mandatés par l’Assemblée suite au scandale du fichier Edvige, en avaient de leur côté dénombré 58, dont un quart ne disposant d’aucune base légale. En mai 2011, OWNI enrépertoriait pour sa part 70, dont 44 créés depuis que Nicolas Sarkozy est arrivé place Beauvau, en 2002.

Interrogé par OWNI cette explosion du nombre de fichiers, qu’il est censé contrôler, Alain Bauer explique que “la mission du Groupe de contrôle des fichiers était précisément de révéler notamment ceux qui existaient sans déclaration, puis de faire en sorte que les projets soient tous déclarés” :

Une partie de cette “inflation” est d’abord une révélation. Pour ma part, je suis favorable a une législation par type de fichiers comme je l’ai indiqué à la commission des lois de l’Assemblée nationale.

Cette mesure, consistant à débattre, au Parlement, de la création de tout nouveau fichier policier, figurait également en bonne place des57 propositions formulées par Batho et Bénisti, dont la proposition de loi, bien que faisant l’objet d’un rare consensus parlementaire, et adoptée à l’unanimité par la commission des lois de l’Assemblée, a copieusement été enterrée sur ordre du gouvernement.

L’autre grand sujet d’inquiétude concernant ces fichiers est le nombre d’erreurs qui y figurent : en 2008, la CNIL avait ainsi constatéun taux d’erreur de 83%dans les fichiers STIC qu’elle avait été amenée à contrôler, tout en estimant que plus d’un million de personnes, blanchies par la Justice, étaient toujours fichées comme “défavorablement connues des services de police” dans ce fichier répertoriant plus de 5 millions de “suspects“, et plus de 28 millions de victimes.

“La Justice n’envoie que 10% des mises à jour, mais ça changera avec le logiciel en 2012“, rétorque Alain Bauer, qui renvoie à la fusion programmée du STIC et de JUDEX (son équivalent, au sein de la gendarmerie), prévue pour 2012, au sein d’un Traitement des procédures judiciaires (TPJ) censé, notamment, moderniser le logiciel de rédaction de procédure développé voici une quinzaine d’année, et doté d’une interface type MS-DOS quelque peu dépassée.

“L’objectif sera (aussi) d’avoir une équipe pour gérer le stock“, et donc les milliers, voire millions d’erreurs encore présentes dans les fichiers policiers, reconnaît Alain Bauer, un tantinet fataliste : “nous on recommande, mais c’est le ministère qui décide” . Et puis, “c’est un problème d’informaticiens“…

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publié le 3 novembre 2011

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