Non Arianna, le Huffington Post n’est pas Wikipédia !

L’annonce en début de semaine du lancement d’une déclinaison française du Huffington Post, premier site d’information américain devant le New York Times, en partenariat avec Le Monde, a fait grand bruit sur la Toile. A cette occasion, sa fondatrice – Arianna Huffington – avait fait le déplacement à Paris pour donner une série d’interventions publiques et d’interviews, dont celle-ci dans les colonnes du Monde.fr – « Nous vivons un âge d’or du journalisme« , avec ce passage qui m’a interpellé :

Quand le Huffington Post a été vendu à AOL, des blogueurs américains ont protesté, estimant qu’ils avaient travaillé gratuitement pour le site et n’avaient pas reçu leur part. Que leur répondez-vous ?

Le Huffington Post est à la fois une entreprise de presse et une plate-forme collaborative. En tant que plate-forme, nous sommes accessibles à des gens qui veulent exprimer leur point de vue, parler de leurs passions, de leurs idées politiques, etc. Plus de 20 000 blogueurs nous proposent leurs contenus. Ce n’est pas vraiment du travail, on ne les oblige pas à écrire. C’est le principe d’Internet. Les internautes qui mettent à jour Wikipédia ne sont pas payés.

Les contributeurs des grandes plateformes collaboratives sont-ils condamnés à n'être que les fourmis du web, exploitées malgré elles ? (Last Meal. Par Lottery Monkey. CC-BY-NC-ND. Source : Flickr)

Cette prise de position renvoie à la question des User Generated Content (Contenus Produits par les Utilisateurs) et à la manière dont les plateformes collaboratives, par le biais de leurs conditions d’utilisation, règlent les questions de propriété sur ces contenus.

Assimiler, comme le fait ici Arianna Huffington, son site et Wikipédia me paraît assez problématique, dans la mesure où leurs architectures juridiques sont très différentes. L’encyclopédie collaborative est placée sous licence libre (Creative Commons CC-BY-SA) alors que le Huffington Post, malgré son ouverture à des contenus extérieurs, demeure dans la logique du copyright.

En quoi les deux sites sont-ils différents, quels sont leurs rapports à la propriété des contenus, ainsi qu’avec l’usage commercial ? Peut-on par exemple imaginer que Wikipédia se fasse racheter, comme cela a été le cas pour le Huffington Post ? C’est ce que je voudrais creuser dans ce billet.

Le rachat du Huffington Post : un « enrichissement sans cause » ?

Le Huffington Post, site d’information pure player, a construit une partie de sa réussite autour de la reprise de billets de blogs, qui venait enrichir les contenus produits par les journalistes professionnels travaillant pour la plateforme. Or en février 2011, le rachat du « Huffpo » par AOL pour un montant de 315 millions de dollars a provoqué une vive remise en cause de la manière dont la plateforme exploitait ces apports des blogueurs.

Des blogueurs du HuffPo, réunis au sein du Huffington Post Union of Bloggers (HPUB) et soutenus par la National Writers Union ont revendiqué une part sur la somme mirobolante versée par AOL, en appelant au boycott du site et à la grève d’écriture. Peu après, le Huffington Post a fait l’objet d’une attaque en justice, avec le lancement d’un recours collectif (class action) mené par Jonathan Tasini. Ce personnage, auteur et activiste, lui-même contributeur au Huffington Post, a déjà fait parler de lui en 2001 en conduisant et remportant un recours collectif contre le New York Times, pour défendre les droits des journalistes à toucher une rémunération supplémentaire en cas de publication sous forme électronique de leurs articles.

Cette fois-ci, il demande pas moins de 105 millions de dollars au Huffington Post au profit des blogueurs ayant contribué à son contenu avant le rachat par AOL. Arianna Huffington a répondu à ces prétentions en déclarant que ce recours était « sans aucun fondement ». Elle insiste notamment sur le fait que la situation des blogueurs, apportant leurs contenus sans aucune obligation, est différente de celles des journalistes, travaillant sous l’autorité de leur employeur. Face à cela, il faut bien reconnaître que Tasini s’appuie sur des arguments juridiquement fragiles. Il invoque notamment une « promesse implicite » de compensation, faite par Ariana Huffington aux blogueurs au cas où le site serait racheté, dont il sera bien difficile d’établir la réalité.

Par ailleurs, Tasini invoquerait la théorie de l’unjust enrichment (chez nous, enrichissement sans cause) qui implique que nul ne peut s’enrichir aux dépens d’autrui, même dans le cas où celui qui s’enrichit ne commet aucune faute. Mais il y a fort peu de chances que cet argument soit retenu par les juges, car les blogueurs en contribuant au site acceptaient tacitement ses conditions d’utilisations et entraient donc dans un rapport contractuel avec le Huffington Post.

Or c’est à ce niveau qu’il existe une différence essentielle avec les contributeurs de Wikipedia.
Comment la licence libre de Wikipedia protège ses contributeurs

Malgré sa dimension collaborative, le site du Huffington Post est placé sous le signe du copyright et les usagers qui lui soumettent du contenu acceptent des conditions d’utilisation impliquant une cession des droits à son profit. Il s’agit d’un mécanisme classique des grandes plateformes en ligne, que j’ai déjà eu l’occasion d’analyser en détail dans S.I.Lex.

Le site se considère comme une compilation de contenus, protégée en elle-même par le droit d’auteur :

Our site (including all text, photographs, graphics, video and audio content contained on our site) is protected by copyright as a collective work or compilation under the copyright laws of the United States and other countries.

Les contributeurs qui apportent du contenu au Huffington Post acceptent de lui céder certains droits, par l’entremise des CGU du site :

By posting or submitting content on or to our site (regardless of the form or medium with respect to such content, whether text, videos, photographs, audio or otherwise), you are giving us, and our affiliates, agents and third party contractors the right to display or publish such content on our site and its affiliated publications (either in the form submitted or in the form of a derivative or adapted work), to store such content, and to distribute such content and use such content for promotional and marketing purposes.

Par ailleurs, une fois le contenu publié sur le site, il n’est plus question pour les usagers du Huffington Post de le réutiliser de quelque façon que ce soit :

Unless expressly permitted, you may not copy, reproduce, distribute, publish, enter into a database, display, perform, modify, create derivative works from, transmit or in any way exploit any part of our site or any content thereon, except as permitted under [fair use] and except that you may make one print copy that is limited to occasional articles of personal interest only.

Ces CGU sont à la fois appropriatives des contenus et restrictives, et elles différent complètement de la situation offerte par Wikipedia à ses contributeurs par le biais de la licence libre.

Les fourmis travaillent, mais la fourmilière n'appartient à personne ! (Last Meal. Par Lottery Monkey. CC-BY-NC-ND. Source : Flickr)

En contribuant à Wikipedia, les utilisateurs acceptent automatiquement de placer leurs apports sous licence Creative Commons BY-SA. Celle-ci implique que l’auteur confère à tous les autres utilisateurs de Wikipedia des droits étendus de copier, diffuser et modifier ses créations, à la condition de le citer comme auteur. Par ailleurs, cette licence comporte un « effet viral », c’est-à-dire qu’elle oblige à ce que toutes les créations dérivées produites à partir d’une oeuvre soient placées sous la même licence.

Cette licence est la condition juridique qui permet que Wikipedia soit une encyclopédie libre, modifiable par tout un chacun. En contribuant à Wikipedia, à la différence du Huffington Post, vous ne cédez pas vos droits à une entreprise, mais vous les mettez en partage avec une communauté d’utilisateurs, passés et à venir.

Cela fait une très grosse différence, qu’Ariana Huffington passe sous silence dans sa déclaration. Mais ce n’est pas tout…
Reductio ad absurdum : peut-on racheter Wikipedia ?

En réfléchissant à cette comparaison, je me suis demandé ce qui se passerait si quelqu’un (appelons-le complètement au hasard Ali Baba ;-) décidait de proposer à la Wikimedia Foundation de racheter Wikipedia. Cette hypothèse peut paraître absurde, mais vous allez voir qu’elle est assez riche d’enseignements (et de plus, certains y avaient visiblement déjà pensé, il y a quelques années. On trouve même des articles de 2008 évoquant l’idée que Google pourrait se porter acquéreur de Wikipédia !).

Tout d’abord, la forme juridique même de la Wikimedia Foundation (organisation à but non lucratif de droit américain) rendrait certainement une telle opération de rachat compliquée, voire irréalisable, même avec l’accord du conseil d’administration de Wikimedia. Mais plus encore, Wikimedia ne pourrait pas vendre le contenu de Wikipedia, car elle ne dispose pas des droits sur celui-ci, à la différence du Huffington Post vis-à-vis des billets de ses blogueurs. Wikimédia n’est en effet qu’hébergeur du contenu de l’encyclopédie collaborative et non propriétaire. D’une certaine manière, on peut même dire que personne ne possède de droit sur Wikipedia comprise comme un tout. Par le jeu des licences, chaque contributeur dispose bien d’un droit (partagé) sur ses apports, mais la propriété du tout se dilue et finit par se perdre dans la masse.

Par ailleurs, il est sans doute absurde de vouloir racheter Wikipedia, puisque son contenu par définition est réutilisable, y compris à des fins commerciales. Mais ce qu’un opérateur pourrait vouloir acheter, ce serait un droit exclusif sur ce contenu, empêchant tout autre de le réutiliser. Or cela est impossible : la Wikimedia Foundation n’a pas la possibilité de vendre un tel droit et pour ce faire, il faudrait être en mesure d’avoir l’accord de tous les contributeurs ayant historiquement participé à Wikipedia !

La Wikimedia Foundation n'est pas propriétaire du contenu de Wikipedia, mais elle possède les droits sur des aspects importants, comme la marque Wikipedia et celles sur les projets connexes

Cela ne signifie cependant pas que la Wikimedia Foundation ne soit propriétaire de rien : elle dispose d’un certain nombre d’actifs immatériels importants, comme par exemple les différentes marques, logos et noms de domaine, associés à Wikipedia et à tous ses projets connexes (Wikimedia Commons, Wikisource, etc).

Ces éléments possèdent une très grande valeur, que la Fondation a déjà mise à profit pour nouer des partenariats avec certains géants du Web. En 2009 par exemple, Wikimedia et Orange avait conclu un partenariat pour permettre à l’opérateur de proposer à ses clients un accès privilégié aux contenus de l’encyclopédie et d’utiliser la marque « Wikipedia ». En 2010, c’est avec Facebook que Wikimedia signait un accord, afin que des contenus de l’encyclopédie puissent venir enrichir certaines pages Facebook, tout en utilisant la marque « Wikipedia ». Il est également arrivé que la fondation Wikimedia porte plainte pour violation de marque à l’encontre d’un tiers qui aurait réutilisé son nom d’une manière qu’elle estimait illégitime.

Mais malgré cette forme de propriété sur le « contenant » de Wikipedia, il serait juridiquement impossible qu’un tiers vienne racheter son contenu, car les licences libres ont constitué l’encyclopédie en un véritable « bien commun informationnel« , de manière sans doute irréversible.

Et dans le pire des cas, si pris d’un coup de folie, le CA de Wikimedia prenait une décision très contestable, comme par exemple celle d’autoriser la publicité à l’intérieur de Wikipedia, on peut penser que la réaction de la communauté serait telle qu’il lui serait difficile d’aller jusqu’au bout.

Sans compter que rien n’empêche quiconque à tout moment de « forker » Wikipedia, c’est-à-dire de copier son contenu et d’aller l’héberger ailleurs…
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Au final, ces quelques réflexions montrent que les utilisateurs du Huffington Post et ceux de Wikipedia sont dans des situations très différentes. La comparaison avancée par Ariana pour se sortir d’une question embarrassante posée à propos du procès américain l’opposant à ses blogueurs était donc assez malvenue, car elle met en lumière, a contrario, les mécanismes appropriatifs de son propre site.

Plus largement, les pure players du monde de l’information ont sans doute à réfléchir à ce cas pour essayer de trouver des formes d’associations équitables avec la blogosphère. En effet, comme le rappelle Olivier Tesquet dans cet article de Telerama,

en France, les blogueurs sont largement cannibalisés par les rédactions Web. Certains sont rémunérés au forfait (Slate) ou à la page vue (Le Monde), d’autres non (Owni), et quelques-uns sont en passe de l’être (Le Plus). Mais surtout, le vivier n’est pas extensible à loisir, et le HuffPo va devoir se montrer très convaincant pour attirer des signatures dans son giron.

Cette problématique renvoie aux rouages du capitalisme informationnel, ainsi qu’à la « question de l’hybride juste », formulée par Lawrence Lessig, le père des licences Creative Commons. A quelles conditions peut-on imaginer que se combinent les mécanismes de l’économie commerciale et ceux de l’économie du partage ?

Filed under : Quel Droit pour le Web 2.0 ? Tagged : blog, CGU, Creative Commons, Huffington Post, presse, propriété, pure player, usage commercial, Wikimedia, wikipédia

L’adresse originale de cet article est http://www.revue-reseau-tic.net/Non...

Via un article de calimaq, publié le 26 octobre 2011

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