Libérez les soupes !

Les soupes sont nées libres, et partout elles sont dans les fers…

Sauf à Brest !

Tous les ans se tient en effet un festival de la soupe, dans le quartier de Saint-Marc, au cours duquel les habitants se regroupent dans une ambiance festive pour cuisiner et déguster ensemble leurs recettes de soupe, avant d’élire la meilleure d’entre toutes par le biais d’un concours.

Affiche du festival de la soupe, édition 2011. Par Céline GAMBARDELLA. Source : WikiBrest

Or cette année, cette manifestation avait été couplée avec l’une des initiatives de la deuxième édition de Brest en biens communs : une action unique en son genre en France, organisée par la municipalité avec deux semaines d’ateliers, de débats, d’expositions pour faire découvrir et expérimenter aux habitants la notion de biens communs.

CC-BY-SA

Et de la rencontre du festival de la soupe et de Brest en biens communs naquit l’initiative originale « Libérons les soupes« , une excellente manière de faire connaissance avec ce que signifie la Culture libre en commençant par les papilles !

Free as a free soup ;-)

Cette année, en plus de faire goûter et de partager matériellement leurs soupes avec les participants du festival, les cuisiniers furent invités à publier les recettes sous licence libre sur un portail dédié au sein de WikiBrest, l’encyclopédie collaborative locale du pays de Brest.

Un stand était ouvert sur le festival afin d’accompagner les personnes désireuses de participer à cette expérience. Les recettes sont présentées simplement, sous la forme de liste d’ingrédients et d’instructions de préparation, et elles sont également géolocalisées sur une carte du quartier (libre elle-aussi, car issue d’Open Street Map).

Vous pouvez ainsi découvrir au terme de l’opération une vingtaine de recettes alléchantes, de la soupe en habit de velours à la soupe qui donne la banane, en passant par des choses plus expérimentales comme la soupe des extraterrestres !

Quel meilleur exemple que celui des recettes de cuisine pour faire toucher du doigt ce qu’est la notion de biens communs, à travers la mise en partage et la transmission des connaissances ?
Recettes de ©uisine ?

Néanmoins (désolé de faire mon indécrottable juriste !), mais il y aurait une remarque à faire quant à la dimension juridique d’une telle initiative. En effet, les recettes sont placées sur le portail sous les licences par défaut de WikiBrest (GFDL et CC-BY-SA).

Or les recettes de cuisine relèvent en réalité aux yeux des juges d’un statut un peu particulier, dans la mesure où elles font partie des rares créations qui ne peuvent pas être protégées par le droit d’auteur. La jurisprudence considère pour l’instant que les recettes ne sont pas des oeuvres de l’esprit portant « l’empreinte de la personnalité » de leur auteur (ce qui ne lasse pas de me surprendre, car quand je mange les plats de ma chère mère, j’y perçois nettement quelque chose de sa personnalité ! Les juges ont-ils des mamans ?).

Les soupes ne sont pas des oeuvres de l’esprit. Quoique... (Campbell Soup #2. par Caféfroid. CC-BY-NC. Source : Flickr)

La recette (entendue comme la liste des ingrédients et la description des opérations nécessaires à la préparation) relève en réalité de la sphère des idées et des informations, qui ne sont pas protégeables en elles-mêmes et demeurent « de libre parcours » (domaine public). Nul ne peut donc empêcher quelqu’un de reproduire un plat à partir de sa recette. En revanche, la mise en forme d’une recette (c’est-à-dire le texte qui l’exprime) peut se voir reconnaître le statut d’oeuvre, à condition qu’elle soit bien originale (un exemple ici). Cette distinction vient d’ailleurs d’être rappelée par un juge belge cet été et elle vaut aussi en droit américain.

Du coup, il me semble que la licence CC0 (Creative Commons Zéro) aurait été plus appropriée que les licences CC-BY-SA ou GFDL pour « libérer les soupes », puisque par définition les recettes brutes n’offrent pas prise au droit d’auteur. Grâce à cette licence, la contribution au portail pourrait s’interpréter juridiquement comme un versement au domaine public.

Néanmoins, n’allez pas croire que je fais la fine bouche ! Car même en l’absence de droit d’auteur, c’est généralement le secret qui protège les recettes et la publication sur WikiBrest relève donc d’une démarche de partage, nécessaire pour que la recette devienne véritablement un bien commun. On n’est d’ailleurs pas si loin de la démarche des archives ouvertes et de l’Open Access dans le domaine scientifique !

Sans vouloir cracher dans la soupe (de Marmiton…)

Vous me direz que des gens qui partagent des recettes, il y en a déjà des milliers, sur des sites de cuisine 2.0 comme 750 grammes ou Marmiton. Une requête « soupe » lancée dans le moteur de Marmiton renvoie la bagatelle de… 24 496 résultats !

Mais n’allons surtout pas confondre ce qui se fait sur Marmiton et la démarche de libération de WikiBrest. La contribution à Marmiton ressemble extérieurement à une mise en partage, mais juridiquement parlant, cela n’a rien à voir !

Les utilisateurs, en publiant leurs recettes sur le site, acceptent implicitement ses conditions d’utilisation, qui permettent à Marmiton de s’approprier contractuellement ces données. Les recettes sont bien accessibles en ligne, mais des conditions restrictives sont posées, qui vont entraver la réutilisation des contenus.

Ainsi pour les particuliers, Marmiton posent les conditions suivantes :

Vous pouvez utiliser toutes les recettes diffusées sur le site pour votre usage privé : repas entre amis ou en famille.

(Ce qui ressemble beaucoup aux exceptions de copie privée et de représentation dans le cadre du cercle de famille, applicables normalement uniquement aux objets relevant du droit d’auteur…).

Pour les professionnels, Marmiton ne leur interdit pas de cuisiner des plats à partir des recettes du site et de les vendre, mais il leur impose des restrictions sur leur diffusion et les oblige même à contribuer à la base de données :

Vous pouvez utiliser les recettes sans droit de publier la recette elle-même sous 2 conditions :

retour d’expérience : dans les commentaires pouvant être associés à chaque recette, ou dans la rubrique «  Livre d’Or  » ;
visibilité de la source de la recette sur votre menu : «  Cette recette vient du site www.marmiton.org  ».

Enfin Marmiton, pour des raisons qui m’échappent un peu, empêchent les usages collectifs des recettes, dans un cadre pédagogique ou associatif :

Vous êtes une Ecole de formation de cuisine, un élève cuisinier ou une association culinaire

Vous n’avez pas l’autorisation d’utiliser les recettes sauf accord préalable de Marmiton.

Vous le voyez, même si Marmiton est un site fort agréable et très utile, il altère fortement la nature même des recettes et les éloignent du statut de biens communs, que sauvegarde au contraire la publication sur WikiBrest.

(NB : de la même manière qu’Open Street Map a été créée pour offrir une alternative libre à Google Street Map, il y aurait grand intérêt à mettre en place un projet de Cuisine libre pour faire échapper les recettes à ces bases de données propriétaires. Il reste un créneau à prendre dans ce domaine : à bon entendeur !).

De l’Open Soup à l’Open Source !

Dans les restrictions de Marmiton, l’une d’elles m’a tout particulièrement frappé : celle qui empêche les cuisiniers professionnels de republier les recettes du site qu’ils réutilisent.

On se trouve ici confronté à une problématique qui rejoint celle du logiciel libre et de l’Open Source : en effet, il ne suffit pas de placer un logiciel sous licence libre pour conférer au public de réelles libertés. Il est en outre nécessaire de publier le code source pour permettre à tout un chacun de l’étudier et de le modifier.

Open Soup, Open Source, même combat ! (Par paleotic. CC-BY-NC-SA. Source : Flickr)

On peut faire un parallèle avec les recettes de cuisine et c’est ce que fait l’auteur de ce site, qui explique le principe de l’Open Source en prenant justement l’exemple de la soupe (je traduis ) :

Mon père m’a demandé la différence qu’il y avait entre les logiciels propriétaires et les logiciels Open Source. Nous étions en train de participer à une fête, entourés de nourriture, et j’ai choisi d’utiliser la métaphore de la soupe.

Une soupe propriétaire est servie prête à manger dans une assiette à votre table par le serveur. Ce n’est peut-être pas exactement ce que vous voudriez, mais cela vous convient à peu près. Le serveur vous fait payer la soupe. Il ne précise pas que le prix qu’il vous fait payer inclut le service. La soupe Open Source peut aussi vous être amenée par un serveur. Il ne vous fera pas payer la soupe elle-même, mais il peut vous faire payer le service. La soupe ne coûtant pas très cher à préparer, le prix que vous allez payer sera certainement assez proche de celui de la soupe propriétaire. Mais si vous prenez la peine d’aller en cuisine et de vous la servir vous-même, on ne vous fera pas payer le service et vous obtiendrez la soupe gratuitement. C’est à vous de choisir.

La chose intéressante, c’est que vous pourrez avoir accès à la recette. Peut-être que vous ne savez pas cuisiner ou que vous appréciez être servi. Dans ce cas, vous ne préparerez sans doute pas la soupe vous-même et vous paierez pour le service. Mais imaginons que la soupe soit trop salée. Avec une soupe propriétaire, vous ne pouvez que vous plaindre au serveur et espérez que la prochaine fois, la soupe soit meilleure. Avec une soupe Open Source, vous pouvez revoir la recette et faire une correction concernant la quantité de sel, au lieu de seulement vous plaindre.

Vous pouvez aussi faire la recette vous-même et découvrir qu’il est délicieux d’ajouter des boulettes de viande dans la soupe. Vous pouvez faire connaître au premier cuisinier cette nouvelle recette. Celui-ci peut alors décider d’inclure cette recette modifiée au menu de son restaurant ou l’écarter, parce qu’il s’agit d’un restaurant végétarien. Même si cette recette n’est pas retenue par le cuisinier, rien ne vous empêche de la servir vous-même à ceux qui apprécient la viande et de diffuser votre recette.

De l’Open Soup à l’Open Source, il n’y a donc qu’un pas ! Et c’est toute la vertu pédagogique de l’opération « Libérons les soupes ».
***

Cette initiative est inventive et astucieuse, mais elle est plus que cela, car le sujet des biens communs fait partie des grandes questions politiques de ce début de siècle, qui interrogent fondamentalement notre rapport au savoir et à la connaissance, ainsi que la gouvernance des sociétés démocratiques.

En cela, il faut rendre hommage à la municipalité de Brest d’avoir conçu et organisé Brest en biens communs pour sensibiliser à cette problématique complexe par des moyens simples, renvoyant les citoyens à des aspects de leur quotidien. Et c’est un très grand honneur pour moi cette année d’avoir pu participer à plusieurs des manifestations organisées pour apporter ma pierre (1 & 2).

On ne peut qu’espérer que d’autres villes suivront bientôt cet exemple.

Pour ma part, j’ai déjà proposé que les journées du Patrimoine deviennent les journées du Patrimoine, du Domaine Public et des Biens communs !

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L’adresse originale de cet article est http://scinfolex.wordpress.com/2011...

Via un article de calimaq, publié le 23 octobre 2011

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