Guerre des boutons = Domaine public ?

Si « La Guerre des Boutons » est à l’honneur en ce moment (deux nouvelles adaptations au cinéma, de nombreuses rééditions), c’est parce que cette oeuvre de l’auteur Louis Pergaud, mort au front en 1915, tombe cette année dans le domaine public.

C’est du moins ce qui est écrit un peu partout dans la presse, mais… après avoir fait et refait le calcul de la durée des droits, je n’arrivais pas à comprendre comment on pouvait parvenir à démontrer que les droits patrimoniaux sur l’oeuvre s’étaient bien éteints cette année.

Heureusement, l’un de mes followers sur Twitter, @Desert_de_sel, a décidé de creuser la question et de tenter de démêler l’écheveau du calcul de la durée des droits, pour ce cas qui s’avère en définitive particulièrement complexe. On frôle même l’ubuesque !

Merci à lui ! Sa démonstration me paraît convaincante et les questions qu’il soulève intéressantes. Elles illustrent un autre problème qui affecte le domaine public : la difficulté à déterminer simplement si une oeuvre est entrée ou non dans le domaine public.

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C’est la guerre, boutons Louis Pergaud hors du monopole de ses ayants droit !

 La semaine dernière, Calimaq a soulevé une question intéressante sur Twitter quant à l’appartenance ou non de l’oeuvre La Guerre des Boutons (dont déjà une version cinématographique est déjà diffusée en salle à ce jour) de Louis Pergaud au domaine public. En effet, en droit français la durée de soumission des oeuvres aux droits patrimoniaux (i. e. de diffusion, de reproduction, d’interprétation et de représentation) d’un auteur dont héritent ses ayants-droits après sa mort varient en fonction de divers critères dont la date de la mort du dit auteur et des conditions de celle-ci. Nous verrons plus loin qu’il faut aussi prendre en compte la date de publication de l’oeuvre pour lui attribuer ou non des durées supplémentaires dites « prorogations pour faits de guerre ».

De la guerre des boutons. Par Petit_Louis. CC-BY-NC-SA. Source : Flickr.

Avant de proposer mon propre calcul de cette durée dans le cas de Louis Pergaut, je vous invite à lire l’article publié par Actualitté sur son site web. Son auteur présente une analyse juridique intéressante de notre cas. Je le remercie par ailleurs pour cet article qui m’a poussé à me pencher moi aussi sur la question.

Tout d’abord, je vous avertis que je ne suis par juriste et que mon raisonnement ne vaut sans doute pas celle d’un expert en la matière. Je vais toutefois m’efforcer d’être rigoureux dans mon analyse et clair dans mes propos.

Pour calculer la durée d’application sur l’oeuvre d’un auteur de ses droits patrimoniaux, il a longtemps suffit d’additionner différents délais accordés par le législateur. Depuis la loi du 27 mars 1997, la situation est différente et le calcul n’est plus le même. Nous verrons par la suite si le cas de Louis Pergaud appartient à l’ancien régime juridique ou au nouveau. En effet, une des clés du problème réside dans l’application d’un système ou d’un autre.
Avant l’harmonisation de la législation européenne sur l’entrée des oeuvres dans le domaine public

Jusqu’à la loi du 27 mars 1997 qui a transposé la directive européenne 93/98/CEE du 29 octobre 1993 en droit français, le délai de soumission des oeuvres au monopole des ayants-droit courrait jusqu’à 50 ans après la fin de l’année civile de la mort de l’auteur, il s’agit de l’ancien article L123-1 du Code de la Propriété Intellectuelle (CPI) en vigueur du 3 juillet 1992 au 1er juillet 1995.

A cette durée de 50 ans devaient s’ajouter des prorogations de guerre. Il s’agit d’une durée accordée par les législateurs aux ayants-droits afin de compenser le manque à gagner subit durant les périodes de Guerre Mondiales au cours du XXième siècle. Ces prorogations sont accordées par les articles L123-8 et L123-9 du CPI. Pour plus de détails, je vous invite à consulter la page Wikipedia dédiée à ce sujet et dont je me suis inspiré pour faire cette analyse.

Les oeuvres de Louis Pergaud avaient été publiées avant le traité de paix de la 1ère Guerre Mondiale (voir détails plus bas) (art L123-8) et donc avant le 13 août 1941 (art L123-9) et n’appartenaient pas non plus au domaine public avant le 3 février 1919 et avant le 13 août 1941 (mêmes articles respectifs).

→ Les ayants-droits bénéficient de prorogations de guerre de 14 ans et 272 jours (soit 5386 jours) (source : Wikipedia).

 Détail du calcul :

Toujours selon Wikipedia, les derniers traités de paix qui ont officiellement mis fin à la Grande Guerre (Traité de Trianon et Traité de Sèvres) ont été signés en 1920. Or, contrairement à l’article L123-9 qui précise que la prorogation de 2nde Guerre Mondiale doit être égale au temps écoulé entre le 3 septembre 1939 et le 1er janvier 1948, l’art L123-8 parle du « temps écoulé entre le 2 août 1914 et la fin de l’année suivant le jour dela signature du traité de paix pour toutes les oeuvres publiées avant cette date et non tombées dans le domaine public ».

On peux donc considérer que la prorogation relative à la 1ère GM doit être calculée selon la durée la plus longue donc en prenant en compte les derniers traités de paix conclus : ceux de Trianon et de Sèvres en 1920.

 Une durée de 6 ans et 152 jours s’est bien écoulée « entre le 2 août 1914 et la fin de l’année […] de la signature du [dernier] traité de paix [engageant la France dans le conflit] ».

On ajoute à ce nombre les 8 ans et 120 jours qui séparent le 3 septembre 1939 et le 1er janvier 1948 mentionnés dans l’article L123-9 pour obtenir 14 ans et 272 jours de prorogations de guerre.

En plus de ces prorogations de guerre, il faut aussi noter l’existence d’un autre délai de 30 accordé aux ayants-droits d’un auteur lorsque celui-ci est dit « Mort pour la France » (article L123-10 du CPI).

Il est temps à présent de faire un premier calcul pour estimer à combien s’élevait le délai de soumission des oeuvres de Louis Pergaud au monopole de ses ayants-droits AVANT que l’Union Européenne décide d’harmoniser les différentes législations.

 L’auteur est :

mort en 1915 :

→ Date de fin de monopole : 50 ans après la fin de l’année 1915 (donc à compter du 01/01/1916)

mort pour la France :

→ 30 ans de prorogation car l’auteur est mort pour la France.

prorogations de guerre

→ 14 ans et 272 jours pour les deux guerres mondiales

 1916 + 50 + 30 + 14 ans et 272 jours = 2010 et 272 jours

En tenant compte de la législation antérieure à la directive européenne, l’oeuvre de Louis Pergaud aurait donc échappé au monopole des ayants-droits à la fin du mois de septembre 2010.

Rainbow of buttons. Par Kirstea. CC-BY-NC-ND. Source : Flickr.

Après l’entrée en vigueur de la directive européenne sur l’harmonisation du droit d’auteur

Et si on applique le droit actuel, celui qu’appliquerait une juridiction aujourd’hui et non pas avant la fameuse directive européenne ? Le droit actuel est en effet beaucoup plus simple, il limite la durée des droits patrimoniaux d’un auteur et donc du monopole d’exploitation légué à ses ayants-droits à une période de 70 ans après sa mort.

Durant une dizaine d’année, la question du remplacement des anciennes durées par les 70 ans de la directive a posé beaucoup de questions. Fallait-il n’inclure que les 50 ans post-mortem dans les 70 ans et ajouter les différentes prorogations (de guerre et de mort sous pour la France) ou bien inclure ces derniers dans la nouvelle durée ?

Plusieurs combinaisons étaient envisageables :

70 ans + prorogations de guerre (14 ans et 272 jours ou 8 ans et 120 jours selon la date de mort de l’auteur) + 30 ans éventuels si l’auteur est mort pour la France

70 ans incluant toutes les prorogations (de guerre et de mort pour la France)

70 ans (incluant les 30 ans de mort pour la France) + 14 ou 8 ans de prorogations de guerre

70 ans (incluant les prorogations de guerre de 14 ou 8 ans) + 30 de mort pour la France.

 Concernant les prorogations de guerre, la Cour de Cassation a tranché dans deux arrêts du 27 février 2007 (arrêt n°280 et n°281) Comme cela est précisé dans le communiqué de la Cour :

Interprétant les dispositions en cause à la lumière de la directive européenne, la Cour de cassation a jugé que la période de 70 ans retenue pour l’harmonisation de la durée de protection des droits d’auteur au sein de la communauté européenne couvrait les prolongations pour fait de guerre[...]

Mais attention : la Cour a immédiatement précisé que ce n’était pas le cas si à la date d’entrée en vigueur de la directive européenne, les ayants-droits bénéficiaient d’un monopole d’exploitation plus long :

 [...]

sauf dans les cas où au 1er juillet 1995, date d’entrée en vigueur de la directive, une période de protection plus longue avait commencé à courir, laquelle est alors seule applicable.

Dans le cas de Louis Pergaud, une durée effectivement plus longue s’appliquait au 1er juillet 1995 : 94 ans et 272 jours devait s’écouler avant que l’oeuvre n’entre dans le domaine public. C’est donc bien le calcul détaillé plus haut qu’il faut suivre en laissant de côté les implications de la directive européenne de 1993 et de la loi de transposition de 1997.

 La Guerre des Boutons n’appartient donc au domaine public que depuis septembre 2010 !

Et les 30 ans de prorogations des droits, car l’auteur est mort pour la France ?

Il est plus difficile de répondre à cette question, la Cour de Cassation n’a PAS tranché sur ce point précis dans ses arrêts du 27 février 2007. Dans aucun des deux arrêts la Cour de Cassation ne s’est explicitement prononcée sur l’article L123-10 du CPI et ne mentionne la prorogation de 30 ans.

De plus, contrairement aux prorogations pour faits de guerre qui font l’objet d’une mention dans la directive européenne (considérant n°6) qui a donné lieu à notre législation actuelle et à la jurisprudence de la Cour de Cassation, la prorogation de 30 ans pour mort sous les drapeaux n’est jamais citée.

Des combinaisons de durées avancées plus haut, on conserve donc les hypothèses suivantes :

 70 ans incluant toutes les prorogations (de guerre et de mort pour la France)

70 ans (incluant les prorogations de guerre de 14 ou 8 ans) + 30 de mort pour la France.

 Au vu des arrêts de la Cour de Cassation et de la Directive européenne de 1993 qui insistent tous les deux sur le but de celle-ci d’harmoniser le droit d’auteur communautaire, il apparaît logique que dans l’esprit du législateur européen, la durée de 70 ans ne doit pas s’embarrasser de délais annexes. La directive européenne met par exemple l’accent dans son considérant n°2 sur la nécessité de rendre « les durées de protection […] identiques dans toute la Communauté » afin de ne pas « entraver la libre circulation des marchandises ».

Il est évident qu’ajouter un délai de 30 ans aux 70 déjà accordés aux ayants-droits trahirait cet objectif d’uniformisation et d’harmonisation puisque une telle différence induirait un nouveau clivage entre les durées de monopole des différents pays européens (la prorogation due à une mort pour la France est une particularité française).

Buttons ! Par kellog. CC-BY-NC-SA. Source : Flickr

 Imaginons l’impossible…

La première alternative semble, comme nous venons de le voir, la plus plausible vu la volonté des législateurs communautaires. Néanmoins, rien n’est joué quant aux prorogations de 30 ans prévues par l’article L123-10 du CPI.

Soulignons d’abord que la Cour de Cassation a omis de le mentionner dans ses arrêts du 27 février 2007 ainsi que la manière de l’appliquer en conformité avec la directive européenne (qui a donné lieu à l’article L123-1 du CPI instaurant la durée de 70 ans de monopole après le décès de l’auteur).

Par ailleurs, on peut constater que le vide juridique qui a duré près de 10 ans quant à l’intégration ou non des prorogations de guerre dans la durée légale des 70 ans post mortem de l’auteur s’explique par l’absence de mention de ces prorogations dans le loi transposant la directive européenne. Ne sont en effet nulle part évoqués les articles L123-8 et L123-9 du CPI (respectivement relatifs aux prorogations dues à la Première et à la Seconde Guerre Mondiale) dans la Loi n°97-283 du 27 mars 1997 qui fixe la nouvelle durée légale dans le droit français. C’est également le cas de l’article L123-10 du CPI, brillant lui aussi par son absence dans cette loi et donc a priori non affecté par celle-ci.

Enfin, comme cela a déjà été dit plus haut, la prorogation de 30 ne fait pas l’objet d’un considérant dans la directive européenne, à la différence des autres prorogations mentionnées dans le considérant n°6. Si cette durée n’a pas été visée par le législateur européen, c’est peut-être parce qu’il n’en avait pas connaissance, n’y a pas prêté attention ou bien n’a pas jugé utile de la citer.

De fait, la grande absence de ce fameux article L123-10 du CPI dans tous ces textes et décisions laisse les mains libres à la Cour de Cassation pour statuer dans un sens comme dans l’autre sans pour autant procéder à un revirement jurisprudentiel (au sens stricte, bien sûr).

Pour couronner le tout, on soulignera la publication d’un arrêté ministériel octroyant une prorogation de 30 ans aux droits patrimoniaux d’une auteur morte pour la France en 1942 : Irène Némirovsky. En effet, l’arrêté du 11 février 2010 portant prorogation des droits d’auteur mentionne bien pour sa part l’article L123-10 sur lequel le Ministère de la Culture et de la Communication s’appuie pour étendre le monopole d’exploitation des ayants-droits.

Cet arrêté est important car il a été publié après les deux arrêts de principe de la Cour de Cassation de février 2007. De plus, on peut se questionner sur l’intention qui a motivé le Ministre lorsqu’il a signé cet arrêté alors que l’oeuvre de l’auteur était déjà soumise aux droits patrimoniaux de cette dernière jusqu’en 2013.

Note : Ici c’est la nouvelle législation qui s’applique car en juillet 1995, la durée du monopole était seulement de 50 ans + 8 ans et 120 jours, soit 58 ans et 120 jours contre 70 ans depuis la directive européenne.

Doit-on déduire que le Ministre de la Culture a lui-même considéré que l’article L123-10 du CPI n’était pas invalidé par la directive européenne de 1993 et a fortiori par la loi de transposition de 1997 et la jurisprudence de la Cour de Cassation ? Il se serait alors vu « obligé » de signer cet arrêté portant prorogation des droits d’auteur dès lors que figurait sur l’acte de décès de l’auteur la mention « Mort pour la France ». Dans ce cas, cet arrêté sous-entend que la durée imposée par la directive européenne (et par l’article L123-1 du CPI qui en découle) et celle de 30 ans de prorogations prévue par l’article L123-10 ne sont pas contradictoires et peuvent être cumulées. Les ayants-droits d’un auteur déclaré mort pour la France pourraient donc profiter d’un monopole d’exploitation de son oeuvre pour une durée de 100 ans (70 ans + 30 ans) !

Il serait juridiquement intéressant et éclairant de voir la Cour de Cassation se prononcer dans une telle affaire. Par exemple, il pourrait s’agir d’ayants-droits de Louis Pergaud attaquant les producteurs des films La Guerre des Boutons pour ne pas avoir obtenu leur accord express pour exploiter une oeuvre n’entrant selon eux dans le domaine public qu’en 2016 (fin de l’année civile de la mort de l’auteur = 1er janvier 1916, + 70 ans de monopole d’exploitation, + 30 de prorogation = 1er janvier 2016).

On pourrait alors concevoir que si la Cour de Cassation accédait à la demande des dits ayants-droits et retardait l’entrée de l’oeuvre dans le domaine public pour les oeuvres des auteurs morts pour la France, une question prioritaire de constitutionnalité serait rapidement posée pour vérifier le respect de cet article L123-10 du CPI envers la directive européenne (qui a une valeur supérieure à cette loi ordinaire d’après l’article 55 de notre Constitution).

Je concluerai en paraphrasant le mot de Calimaq, que nous avons là une véritable « histoire de fous » et il est bien difficile d’y apporter une interprétation idéale. Votre avis sur toute cette histoire est évidemment le bienvenu, n’hésitez pas à réagir en commentaire sous ce billet.

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L’adresse originale de cet article est http://www.revue-reseau-tic.net/Gue...

Via un article de calimaq, publié le 17 septembre 2011

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