Hacker la ville : une bonne idée ?

Arthur Devriendt, doctorant en géographie spécialisé sur les dimensions spatiales des TIC, revient sur l’intervention de Saskia Sassen consacrée aux « villes intelligentes » lors de Lift 2011 et met en garde contre une lecture trop rapide.

Reprise d’un article publié sur le site Owni
magazine de journalisme numérique en creative commons

Dès sa mise en ligne,le compte-rendu, écrit par Hubert Guillaud, de lacommunication réalisée par Saskia Sassen lors de la Lift 2011 qui s’est tenue à Marseille le 7 juillet dernier, a connu un grand succès, fortement relayé (retweeté en l’occurence) par les « geeks », « explorateurs du web » et autres technophiles en tous genres. Face à cet engouement, j’ai bien sûr eu envie de jouer les empêcheurs de tourner en rond…

L’objectif de ce petit article n’est évidemment pas d’émettre un jugement catégorique sur la réflexion que mène actuellement S. Sassen et à laquelle, pour l’instant, nous avons accès seulement par des voies détournées (un article de presse [en], une brève interview [en] et un compte-rendu de conférence), mais d’en relever les points critiques (ou, tout au moins, à éclaircir) à tous ceux qui seraient déjà tentés d’enretenir seulement quelques citations, comme autant de vérités définitives et d’occasions de briller en société, à la suite d’une lecture trop rapide.

Si l’interrogation centrale de la géographe, célèbre pour ses travaux sur les « villes globales », est très intéressante — à savoir comment maintenir le caractère ouvert et mouvant des villes à l’heure où se développent des systèmes techniques qui, sous couvert de les rendre plus « intelligentes » [en] semblent fermer ces dernières sur elles-mêmes à travers d’une part l’augmentation des procédures de contrôle et de surveillance, et d’autre part en accordant une place prépondérante aux « ingénieurs » au détriment des autres habitants ? —, je suis peu convaincu des réponses qu’elle propose et telles qu’elles ont été relayées — lesquelles consistent à en appeler à l’émergence d’un « urbanisme open-source » et à « hacker » la ville.

Une nouvelle forme de ségrégation ?

Premièrement, Saskia Sassen semble en vouloir aux systèmes urbains technicisés contemporains d’accorder aux « ingénieurs » une place prépondérante dans la fabrique de la ville, occultant les autres usagers habitants. Or son discours, mobilisant lui-même un vocabulaire très spécifique (« open-source », « hacker » mais aussi « créatif » et « flexible »), ne se situe-t-il pas également du côté des technophiles, geeks, chercheurs et autres ingénieurs informaticiens (si d’aucuns osent encore se présenter sous cette étiquette… ) ?

Deuxièmement, il ne faut pas oublier que les compétences informatiques et numériques ne sont nullement partagées et réparties également au sein de la population. Des différences sensibles selon les parcours biographiques et les catégories sociales, bien que ce ne soit plus très à la mode de le dire, sont toujours à l’œuvre. Dès lors, quid des populations non « maîtres » de la technique, de ceux qui ne savent pas « faire avec », dans la ville « hackée » ? Seront-ils des citoyens de second rang (tout comme ils peuvent déjà l’être dans nos villes actuelles) ? La ville « hackée » est-elle le futur de la ville ségrégée, la ségrégation ne se manifestant tant plus à niveau spatial qu’à un niveau technique, les uns sachant détourner ou du moins utiliser dans leur intérêt les systèmes techniques, les autres subissant un système régi par des intérêts privés situés en-dehors de toute sphère démocratique ?

Une injonction aux “usages innovants”

Troisièmement, cet appel au « hacking » des villes fait écho à la thématique très en vogue depuis plusieurs années des « usages innovants » des outils numériques et des TIC. Toutefois, si celle-ci a pu être intéressante dans un premier temps en vue de réfuter des thèses simplistes telles que le couple binaire émetteur/récepteur de média (autour par exemple des travaux de Michel de Certeau), on observe aujourd’hui une véritable injonction en la matière, laquelle rejoint une injonction plus générale à la « liberté » (liberté de création, liberté de circulation de l’information, etc.), lesquelles ne sont en réalité, dans une perspective foucaldienne, que les nouveaux avatars « biopolitiques » de nos « sociétés disciplinaires » fondées sur le contrôle social (voir cet article d’Alexandre Macmillan), dont le marketing était pour Deleuze l’un des instruments principaux, à raison selon Bernard Floris et Marin Ledun. Comme le note Raphaël Josset dans un article récent :

[...] toutes les pratiques extrêmement subtiles du ‘marketing viral’, de la ‘guérilla marketing’, du ‘marketing alternatif’, du ‘buzz marketing’ et autres métiers de la communication, des médias et des réseaux [sont] parfaitement capables d’assimiler chaque ‘usage innovant’ dans leur propre système. [...] c’est d’ailleurs cette capacité à métaboliser l’énergie créatrice des groupes dissidents qui les rend pratiquement ‘insubversibles’, et peut-être aussi parce que la simple idée d’un ‘devenir-média’ de la masse, c’est-à-dire l’injonction à la réappropriation ou au détournement socio-technique du code ne peut de toute façon aboutir qu’à une reproduction élargie du système sous couvert de nouvelles modalités.

Où comment la ville “hackée” risque de se retourner contre elle-même…

Un discours très vague sur l’open-source

Quatrièmement, S. Sassen et ses relais ont un discours très vague sur l’« open-source » et ses bénéfices. Or on peut s’interroger : l’« open-source » suffit-il par exemple, en lui-même, à dépasser les dimensions de contrôle et de surveillance quand, le souligne Matteo Pasquinelli, même les militaires s’y mettent ? Dans le même article, l’auteur en profite également pour égratigner quelque peu le « mythe politique » du « hacker » et de l’ « open-source », volontiers perçu comme anti-capitaliste [en] ou en-dehors des règles du marché (ce que met à mal le cas d’Open Street Map) :

Le risque au sein de la technologie est de continuer à parler le langage du pouvoir et du capital. L’histoire est pleine de ‘machines radicales’ qui se sont dénaturées pour prendre la forme de nouveaux instruments de contrôle et d’exploitation. Ne voyons-nous pas la créativité hacker se confondre progressivement avec l’exaltation du fonctionnalisme industriel ? L’antienne de la supériorité et de la fiabilité du logiciel libre est à présent si convaincante que les militaires, eux-mêmes, en sont venus à l’adopter. En dehors du mythe politique qu’il représente, le hacker est un pacte méphistophélique avec la technocratie (plus avec le pouvoir implicite dont dispose la technologie en elle-même qu’avec les technocrates). On annonce toujours la même définition officielle : « Free software is a matter of liberty, not price. To understand the concept, you should think of free as in free speech, not as in free beer ». Mais derrière ces subtiles nuances, on en vient à oublier cet « illustre collègue » de la liberté qu’est le libre marché. Et tout se passe comme si la technologie immatérielle du software disposait quasiment des mêmes droits qu’un logos divin aux manifestations infaillibles.

Une ville d’individus et d’intérêts privés ?

Enfin, il est toujours intéressant de souligner,à la suite par exemple de cet article de The Economist[en], que la plupart des logiciels « open-source » créés ne font qu’imiter les solutions propriétaires existantes. Or à quelle remise en cause du système procède-t-on lorsque l’on entérine ses finalités ? Ne s’en sort-il pas quelque part vainqueur car légitimé dans ses missions ? Par ailleurs, ce constat ne dévoile-t-il pas une logique de développement de l’« open-source » reposant essentiellement sur la satisfaction des intérêts privés des individus ? Or la ville peut-elle être pensée/planifiée par la somme de ses intérêts privés (des « auto-entrepreneurs » urbains en quelques sorte, portés par le slogan « just do it yourself ! ») au détriment de la dimension collective et du service public ?

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Version légèrement remaniée d’un billet initialement publié le 16/07/2011 sur Technogéographie, sous le titre « À propos de S. Sassen et de “l’urbanisme open-source” », avec une réponse de Saskia Sassen.

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Posté le 23 juillet 2011

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