La fabrique de citoyens-Égalité

Deuxième volet du triptyque d’Emmanuelle Erny-Newton autour de notre devise républicaine. Comment l’école peut-elle réduire les inégalités de départ ?

Reprise d’un article publié sur le site Owni
magazine de journalisme numérique en creative commons

Il serait faux de croire que les inégalités sociales de réussite scolaire ne se forgent que dans les milieux familiaux, l’école se contentant d’entériner des différences qui se creuseraient indépendamment d’elle.

La remarque est de Pascal Bressoux, directeur du Laboratoire des Sciences de l’Education de l’Université Pierre Mendès France à Grenoble. Comment l’école creuse-t-elle les inégalités sociales de départ ? Bressoux repère l’effet de l’école à différents niveaux : celui de l’établissement, celui de la classe et celui du maître.

L’effet-établissement

Sans être considérable (il explique environ 4 % de la variance des acquis des élèves), l’effet-établissement existe ; là où il agit le plus fortement est sur l’orientation scolaire des élèves -mais pas n’importe lesquels : les élèves moyens à faibles. « Dans ce cas, on relève de fortes disparités entre les collèges ; certains opèrent une sélection sévère, tandis que d’autres sont beaucoup plus indulgents. »
Cette politique de sévérité ou d’indulgence dépend de la philosophie défendue par l’école : cherche-t-elle à être équitable, en visant à réduire les écarts initiaux de ses élèves ? Cherche-t-elle à être efficace, en tentant d’élever le niveau moyen des apprenants ?
Contrairement à ce que pourrait laisser entendre l’expression « nivellement par le bas », équité et efficacité ne sont pas les deux extrêmes d’un même continuum, mais plutôt deux dimensions sur lesquelles chaque école se positionne.

Une question vient à l’esprit : dans ce contexte, pourrait-on voir un intérêt aux groupes de niveaux ? Il réduiraient – certes artificiellement – les écarts initiaux, et laisseraient se concentrer sur le relèvement du niveau général du groupe.

Les études pourtant sur les groupes de niveau n’ont pas révélé de bénéfices significatifs pour ce type de gestion de classe.

Effet-classe et effet-maître

L’effet-classe explique entre 10 et 18 % de la variance des acquis des élèves. C’est énorme. En comparaison, la catégorie socio-professionnelle des parents ou leur niveau de diplôme explique rarement plus de 15 % de la variance des acquis. Mais contrairement à l’origine sociale, l’effet-classe ne dure généralement qu’une année.

Quel est l’impact de l’enseignant sur l’effet-classe ? Il est important : des études montrent qu’un enseignant efficace le restera de manière stable dans le temps, et indépendamment de la classe à laquelle il enseigne. De plus, « de nombreuses études expérimentales ont montré que, lorsque l’on demande aux enseignants de modifier certaines de leurs pratiques d’enseignement, cela se traduit par des effets significatifs sur les acquis des élèves (Good et Grouws, 1979) ».
Cela confirme donc ce dont se doutaient les ex-élèves que nous sommes : le prof a de l’importance, et les pratiques d’enseignement aussi. C’est d’ailleurs pour cela que ces pratiques font l’objet de directives de la part du ministère de l’Éducation – directives qui tendront à favoriser l’efficacité.

Soit. Mais qu’en est-il de l’équité ?

Selon Stéphane Bonnéry, l’école semble être faite « sur mesure » pour des enfants d’un certain milieu familial (devinez lequel ?). Ce chercheur de Paris VII argue que les cours, tels qu’ils sont dispensés quotidiennement en France –tels que le ministère de l’Éducation nationale les demande- sont pensés pour une certaine catégorie d’élèves : les élèves « connivents », c’est-à-dire ceux qui comprennent ce qui n’est pas dit.

Il conte l’anecdote ordinaire suivante, à laquelle il a assisté : lors d’une leçon sur les mots masculins et féminins en –té –tié et –ée, une enseignante distribue une feuille sur laquelle il y a :

  • Une liste de mots en –té –tié et –ée
  • Un tableau (terminaisons x genre) avec la consigne : « Place tous les mots dans le tableau. »
  • Des règles de grammaire à compléter sur les mots finissant en –té –tié et –ée selon leur genre. La consigne est : « Complète les énoncés suivants. »

Ce processus, par ailleurs tout à fait en accord avec les directives éducatives du ministère (on fait bien manipuler l’élève), est critiqué violemment par Bonnéry : la manipulation, dit-il, devient le focus, alors que le processus de construction du savoir –qui est la raison première de la manipulation- est passé sous silence.

En effet, reprenons ce qui est donné à l’élève : on ne lui dit nulle part la teneur de ce qu’il cherche à découvrir –un peu comme si vous réalisiez une recette de cuisine rien qu’avec les instructions, mais sans savoir si vous êtes en train de concocter un plat principal ou un dessert.

Et de fait, l’élève qui réussit l’exercice est celle qui va d’abord en chercher le but : elle regarde les énoncés à trous et comprend qu’elle est en fait à la recherche d’une règle de grammaire. De par ces textes à trous, elle infère qu’elle doit faire attention à regrouper les mots selon leurs terminaisons particulières, et pas simplement en vrac dans les cases.

Or, les élèves capables d’expliciter ainsi les sauts cognitifs sont des élèves venant de milieux où les parents ont fait des études.
La conclusion de Bonnéry est que quand, à l’école, « on évalue ce qui n’est pas enseigné, on évalue les familles », c’est à dire qu’on ne peut faire que reproduire les inégalités sociales.

Pour créer un environnement pédagogiquement égalitaire, il ne s’agit donc pas d’ « en donner moins » à l’élève en difficulté, et de le lui donner par bouchées minuscules et prémâchées. Faire cela, c’est un peu l’équivalent de parler plus fort et plus lentement à quelqu’un qui ne comprend rien à notre langue.

Pour faire de l’école un environnement pédagogiquement égalitaire, il s’agit de mettre sa langue à la portée de tous : en repérant où se situent les inégalités d’entrée des élèves de milieu socio-économique défavorisé, et en développant une méthodologie qui pallie leurs faiblesses tout en conservant le niveau des contenus enseignés (équité et efficacité, plutôt que « nivellement par le bas »).

DEMOZ enseigne la démonstration mathématique aux élèves de ZEP

Il existe des initiatives basées sur cette prémisse : ainsi, le projet DEMOZ,sous la responsabilité de Giles Aldon de l’INRP et Janine Reynaud de l’Académie de Lyon. DEMOZ s’attache à enseigner la démonstration mathématique aux élèves de ZEP. Difficile à comprendre pour tous, la démonstration mathématique présente un défi particulier pour ces élèves qui maîtrisent mal le langage, et pour qui « la culture mathématique (…) est plus un jeu de l’école qui s’éloigne des préoccupations des élèves ».

« Un des outils permettant de faire entrer les élèves dans ce jeu mathématique est le concept de “narrations de recherche” : l’équipe a étudié le rôle de la narration de recherche pour la mise en place dans les classes de ZEP de ces notions clefs du programme. »

Qu’est-ce qu’une narration de recherche ? C’est une histoire mathématique vécue : l’élève relate, avec ses mots, l’histoire de ses pérégrinations pour résoudre un problème mathématique. Mireille Sauter, de l’IREM de Montpelier, décrit ainsi le processus pédagogique :

Un nouveau contrat est passé avec l’enseignant : l’élève s’engage à raconter du mieux possible toutes les étapes de sa recherche, à décrire ses erreurs, comment lui sont venues de nouvelles idées ; en échange, l’enseignant s’engage à faire porter son évaluation sur ces points précis sans privilégier la solution.

Un exemple ?

« Un château de cartes à un étage est composé de deux cartes.
Un château de cartes à deux étages est composé de sept cartes.
Pour réaliser trois étages, il faut quinze cartes.

Combien faut-il de cartes pour réaliser un château de sept étages ?
Trente étages ? Cent étages ? »

En utilisant la narration de recherche, un élève répond : « Avec les 7 cartes, j’ai fait le schéma. J’ai compté combien il y avait de triangles, puis je l’ai multiplié par 3 car dans un triangle il y a trois côtés. Puis j’ai compté combien il y avait de cartes dans le premier étage et je l’ai additionné avec le résultat de ma multiplication. »

Cet élève a donc compté les cartes par groupe de trois, puis ajouté les cartes de la base. Pour faciliter le comptage et clarifier leur explication, certains ont l’idée de définir des objets (deux cartes = un couple ; trois cartes en pyramide = un trio).
D’autres encore tentent de trouver une relation entre le nombre d’étages et le nombre de cartes, l’exprimant parfois par une formule.

(Pour ceux que la curiosité taraude, la réponse mathématique au problème est ici.)

En lui permettant d’utiliser un « langage naturel » pour exprimer son investigation, la narration de recherche donne à l’élève la possibilité de se concentrer sur le fond : l’acquisition des règles du débat mathématique, qui diffèrent souvent du type de raisonnement de la vie courante (comme par exemple : « des exemples qui vérifient un énoncé ne suffisent pas à prouver qu’il est vrai. ») –et dont on a vu qu’elle présente un véritable enjeu pour les jeunes de ZEP.
Quant à l’enseignant, la narration de recherche est une incroyable fenêtre sur les procédures des élèves –et de là une réelle opportunité pour personnaliser et différencier son enseignement.

Malgré tous ces points positifs, les narrations de recherche sont peu utilisées dans les classes et très marginalement dans les zones d’éducation prioritaire.

La percolation de telles idées et expériences pédagogiques jusqu’au « large public enseignant » est un enjeu indéniable. Leur formation initiale, et peut-être plus encore leur formation continue devrait tendre à promouvoir ces initiatives qui permettent de rééquilibrer les inégalités de départ entre élèves.
La quête pour l’égalité des chances à l’école doit réviser l’idée de mérite : le modèle méritocratique repose sur l’idée que chacun ne devrait ses performances scolaires qu’à soi-même. Ce modèle n’atteindra l’objectif d’égalité des chances que lorsque l’école mettra en œuvre, à grande échelle, des pédagogies visant activement à réduire les inégalités de départ. Pour reprendre Stéphane Bonnéry :

Le modèle d’élève vers lequel l’école devrait tendre, c’est « celui qui n’a que l’école pour apprendre l’école. »

Image Flickr AttributionNoncommercial Dr Case

Retrouvez le premier et le troisièmevolet de cette réflexion.

Posté le 14 avril 2011

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