Internet de rue

Commet s’aider de l’Internet pour [re] créer les liens sociaux

Avant-propos : ce texte décrit l’essentiel d’un projet que nous avons proposé au dernier apple d’offre usage de la DATAR et du ministère de la recherche. Ce projet a été accepté. Nous sommes en cours de rédaction du projet final (nous devons le réduire car nous ne disposerons que de 50% du financement initialement demandé).

L’Internet de rue : [Re]création du lien social à partir des TIC en allant au-devant des familles les plus pauvresJean-Pierre Pinet (ATD) et Bruno Oudet (Laboratoire Leibniz-Imag, Grenoble)

RESUME DU PROJET

Objectifs

Il s’agit d’abord de développer et de valider par une recherche/action à Paris et dans le Val d’Oise une démarche de sensibilisation et d’utilisation des TIC par des parents ou jeunes adultes de familles en situation de grande pauvreté afin de contribuer à la [re]-création du lien social. Cette démarche sera au départ individuelle et mise en œuvre au plus proche des lieux de vie de ces personnes et notamment dans la rue, sur les pas de porte... Elle tirera le meilleur parti de l’expérience déjà accumulée dans les points d’accès publics recueillie lors d’une enquête auprès de ces espaces. Le résultat du projet sera un site de référence sur le thème de l’utilisation des TIC comme outil pouvant contribuer à l’inclusion sociale, la production d’un document d’accompagnement des familles les plus pauvres pour l’appropriation des TIC incluant d’une part les aspects techniques (quels matériels, quels logiciels), des points de repère pour réussir, des erreurs à éviter.

Mise en œuvre et état de l’art

Pour lutter contre le fossé numérique et tirer parti de l’apport des TIC , la démarche habituelle est de s’appuyer sur les points d’accès publics à Internet. Celle-ci est appropriée pour une grande fraction des personnes n’ayant pas accès à l’Internet, mais trouve ses limites lorsqu’il s’agit de toucher les plus exclus comme les familles les plus pauvres. En effet celles-ci ont des difficultés à imaginer le lien entre leurs préoccupations et les contenus, les liens accessibles par les TIC, tout en sentant grandir un fossé entre générations. Il faut donc aller au plus près de leur lieu de vie et adopter une démarche centrée sur leur vécu quotidien. En 40 années d’expérience, ATD Quart Monde a validé des approches pour développer l’intérêt pour la lecture via les bibliothèques de rue. Elle a aussi l’expérience depuis les années ‘80 de l’éveil des jeunes au monde par des activités sur micro-ordinateur. Elle se propose dans ce projet de recherche-action d’approfondir ces démarches pour produire un document "création du lien social par une utilisation réfléchie et dosée des TIC" qui puisse servir de support à toute personne se proposant d’accompagner les personnes les plus pauvres dans l’utilisation des TIC pour le développement du lien social.

Demande sociale

Les adultes en situation de grande pauvreté ont d’abord des préoccupations en matière de logement, d’emploi, de suivi de la scolarisation... Leur isolement les entraîne dans la remise en cause de soi et du lien aux autres. Cependant ils réalisent aussi que l’évolution de nos sociétés (e-administration, cartables électroniques,...) peut être une nouvelle source d’exclusion. Nombreux sont ceux qui, à condition de tenir compte de ce qu’ils vivent et de leur histoire, sont ouverts à expérimenter, ce qui leur sera proposé -individuellement ou collectivement- d’abord dans leur cadre de vie puis si possible dans des lieux relais existants, dont des points d’accès publics à Internet.

Protocole d’expérimentation

L’expérimentation se fera en vraie grandeur sur le terrain à Paris et dans le Val d’Oise sur 24 mois. Elle partira du bilan en cours d’élaboration (que sait-on, qu’est-ce qui marche, qui ne marche pas) des actions précédentes d’ATD dans ce domaine. Ce bilan sera enrichi d’un catalogue de bonnes pratiques réunies à partir d’études existantes sur le web notamment celles collectées par le réseau « digitaldivide » de la fondation Benton et par le projet européen ESnet. La démarche d’approche d’adultes en situation de grande pauvreté sera confrontée à ce bilan puis raffinée progressivement par les résultats d’action sur le terrain. Cette démarche fera l’objet d’une publication à mi-parcours et d’une collecte de réactions qui permettront d’approfondir la démarche. Le résultat final sera un document évaluant l’hypothèse de départ (les TIC peuvent contribuer à développer les liens sociaux) et explicitant la démarche pour y arriver.

 expériences de travail auprès des parents de familles pauvres
 Collecte du savoir sur le sujet disponible sur le Web

Durant tout le projet, la consultation du carnet de bord (weblog) de l’équipe de recherche permettra d’en suivre l’évolution, de publier ses propres contributions et d’accéder aux liens (et ressources) sélectionnés sur le web.

Etat des connaissances

Faisant le bilan des recherches existantes l’étude "le fossé numérique dans une des cités du monde" réalisée pour la communauté urbaine du Grand Londres (2002) conclut que le sujet de "l’utilisation des TIC et leurs bénéfices pour les groupes exclus socialement reste inconnue car il y a très peu de connaissance sur la façon d’utiliser les TIC par les personnes exclues"

Le fossé numérique est l’objet d’études statistiques pour le mesurer !

Si l’on s’est préoccupé du fossé numérique (adaptation française de digital divide) dès les années 1995 (année du premiers discours du Président Clinton sur le sujet), celui-ci a fait très peu l’objet de recherches de fond mais de beaucoup de travaux statistiques sur le pourcentage de la population connectée à l’Internet par catégorie de population : jeunes, adultes, seniors, par niveau de revenu, par origine. L’étude la plus complète du genre a été publiée en février 2002 par l’agence américaine en charge du secteur des communications (NTIA) : « A Nation Online : How Americans are expanding their use of the Internet ». Elle porte sur la période 1997 et 2001. Elle souligne le plus faible taux d’utilisation d’Internet chez les foyers à bas revenus (31%) par rapport aux 78% des foyers de la classe des revenus supérieurs. Les conclusions se veulent rassurantes : le taux de croissance annuel sur la période est plus élevé (25%) chez les foyers à modestes revenus que chez les foyers à revenus élevés (11%) sans trop souligner pas que partant de très bas il est plus facile d’atteindre des taux de croissance élevés ! Derrière cette étude qui assimile connectivité et usage se profile ce que Mark Warschauer qualifie de vision "binaire", aussi appelé déterminisme technologique. Il y a ceux qui ont accès et ceux qui n’y ont pas. Cette conception conduit à privilégier une solution "numérique" (ordinateur + connectivité) pour combler le fossé numérique alors que le problème est plus large : "L’étude de la façon dont les personnes utilisent les ordinateurs et l’Internet pour progresser dans le processus d’inclusion sociale est indispensable dans tous les efforts d’installer une nouvelle technologie dans un environnement qui en est dépourvu" (Mark Warschauer, Scientific American, Août 2003)

Tirer parti des TIC pour renforcer le lien social

L’étude du fossé numérique peut être vue sous deux angles. Pour le premier, le fossé n’est qu’une autre traduction de la fracture sociale. S’attaquer au fossé numérique revient donc à déterminer et chercher à combattre toutes les causes d’exclusion sociale. L’autre angle se veut résolument optimiste : les TIC représentent pour les populations exclues une occasion, peut-être marginale mais dont on doit tirer parti, de recréer le lien social.

Les études sur cette deuxième approche sont rares et avant tout descriptives. "Connecting people, tackling exclusion ?" publiée en novembre 2003 pour la communauté urbaine du Grand Londres donne le résultat d’une enquête menée auprès de 130 personnes réunies dans une vingtaine de groupes ciblés. "L’étude met en évidence un niveau élevé de curiosité de la part de presque toutes les personnes exclues avant qu’elle ne commencent à utiliser l’Internet. Ce niveau relativement élevé de curiosité est accompagné d’un sentiment de réussite lorsque les compétences de base ont été acquises et l’utilisation d’Internet augmente". Ce résultat va à l’encontre de l’Office national des statistiques qui soulignait le manque considérable d’intérêt ressenti chez les non-utilisateurs d’Internet.

On trouve sur le web la description de nombreux projets, notamment dans les pays du Sud, pour apporter les TIC auprès de populations exclues. Elles mettent en évidence l’intérêt de ces populations pour les TIC, la nécessité de les sensibiliser et de les accompagner dans leur formation, de leur fournir des contenus adaptés à leurs situations. Le vécu y fait l’objet de nombreuses citations positives, mais aussi négatives, l’exclusion des TIC étant véritablement ressentie comme une exclusion de plus. Dans aucune étude nous n’avons trouvé une recherche/action sur la démarche pour renforcement le lien social par les TIC.

Contexte social de développement.

Depuis des années précarité et grande pauvreté se sont renforcées et étendues. Les mutations économiques (mondialisation, délocalisation), techniques (révolution numérique), culturelles (remplacement de la “ valeur travail ” par la “ valeur argent ”, modifications des rythmes -horaires de travail et télétravail, flux tendus, ouverture des commerces, plages de vacances,...-) imposent des changements et contribuent à augmenter la fracture sociale. D’un autre côté les TIC offrent des opportunités comme l’accès plus large au savoir, la redéfinition de rôles, etc. Quelle va être la place des populations marginalisées, exclues pendant et suite à ces mutations ?

De nombreuses associations se préoccupent de l’implication et des usages de l’Internet par des publics défavorisés. Ainsi, l’association TAE (Travailler et Apprendre Ensemble), qui reconditionne des ordinateurs pour des projets de développement, travaille à repenser l’activité humaine dans le cadre des nouvelles technologies. Emmaüs offre des portfolios à des personnes à la rue leur permettant de sauvegarder leurs documents précieux. L’association “ Les invités au festin ” (Besançon) intègre travail manuel et TIC dans la réinsertion de personnes en risque psychiatrique. L’association “ Aux captifs la libération ” met en valeur la parole de personnes à la rue. Les espaces d’accès publics à l’Internet, comme les espaces Internet des Centres Sociaux, les Points Cyb, sont souvent ouverts également à des publics défavorisés ou en risque d’exclusion . Mais il y a peu d’échos du lien entre ces actions et un projet de lutte contre la pauvreté. Nous proposons de mettre en commun ce que nous découvrons avec les espaces d’accès publics qui ont cette même sensibilité et qui sont fréquentés par des publics extrêmement divers marqués et plus particulièrement par une population en situation de recherche d’emploi.

Autres projets connus portant sur des sujets proches, en France, Europe et dans le monde.

En France, divers projets ont annoncé leur intention “ d’atteindre les plus pauvres ”, comme par exemple en 2001 “ Internet dans les quartiers. Espaces publics numériques et politique de la ville ” . Certains ont effectivement pris en compte des groupes de population particulièrement défavorisés, comme les “ webtrotteurs ” ou la politique publique d’accès à Internet et de participation à Brest (voir, par exemple “ au pied de ma tour ). Parmi les très nombreuses actions existantes (dont certaines sont citées plus haut) plusieurs sont effectivement en lien avec des populations à la fois très pauvres et éloignées des usages de l’internet. Cependant, peu d’expériences ont tiré des enseignements spécifiques concernant tout autant la façon dont il faut aller au devant de ces publics, leur accompagnement, les conditions humaines, sociales mais aussi techniques rencontrées (pas de ligne de téléphone, habitation sous des lignes à haute tension...), les transformations nécessaires (tant techniques que de contenu) pour que ce qui est accessible par l’Internet puisse effectivement être utilisé par les personnes les plus pauvres. La plupart de ces actions ont en outre, pour diverses raisons, été centrées soit sur des lieux de grande concentration de personnes en difficulté (cités, quartiers sensibles,...), soit dans des locaux ouverts à tous (pour ne pas, avec raison, recréer d’exclusion), faisant l’impasse sur la partie de ces populations qui vit très dispersée et sur le lien nécessaire à construire pour que ces populations rejoignent, si elles le désirent, les associations, groupes, structures existantes.

A travers le monde, une multitude d’initiatives utilise les ressources des nouvelles technologies et les relie à la lutte contre la pauvreté. Des projets comme ceux de la Grameen Bank associent éradication de la pauvreté, micro-crédit et nouvelles technologies, en particulier en Inde . Le sous-continent est très riche d’actions, dans le domaine matériel comme le “ simputer ” mais d’autres projets travaillent aussi sur le contenu et la présentation comme Andhraboomi tourné vers le monde rural (Inde), des projets luttant contre l’enclavement (Laos), ou des réseaux reliant des volontaires engagés dans la lutte contre la pauvreté (Chine).

De nombreux projets existent aussi, souvent portés par des associations, comme “ Interconnection ” qui met des ressources au service d’autres associations elles-mêmes engagées localement avec des populations très pauvres. En Afrique, plusieurs projets ont été orientés vers des quartiers dont certains sont reconnus comme pauvres, tels que les SIP au Sénégal ... Mais les études sur la connectivité restent générales et il reste difficile de repérer des projets directement liés à l’éradication de la pauvreté .

Il serait certes utile de disposer d’un panorama plus complet des projets existants. Néanmoins, à notre connaissance, actuellement peu de projets, d’actions mettent en avant l’utilisation des ressources des nouvelles technologies par les plus pauvres eux-mêmes et à leur profit, si ce n’est peut-être dans le secteur de l’éducation, par le biais des écoles.

Nos points d’appuis pour conduire ce projet

Nous proposons de nous appuyer sur deux groupes issus d’expériences très différentes. Le premier apporte l’ angle de vue “ de l’Internet public ”, avec une longue expérience de ses usages, un travail sur la diffusion publique à travers les Espaces Publics Numériques (associatifs et dépendants de collectivités locales) et l’expérience dans ce domaine d’une multitude d’acteurs de terrain . Une recherche permanente et reconnue par l’Etat, les collectivités locales et les acteurs du terrain, à travers le prisme des rencontres d’Autrans , des innovations technologiques, des tendances, des développements de cet outil et de ce qui en découle. Ce groupe est fédéré autour du Laboratoire Leibniz, Unité mixte de recherche n° 5522 dépendant du CNRS, de l’INPG et de l’université Joseph-Fourier.

Le deuxième est issue de l’expérience du Mouvement ATD Quart Monde, et de sa recherche permanente “ d’atteindre les plus pauvres ” et d’une histoire de 20 ans de permettre à des enfants, des jeunes et des adultes d’entrer dans la modernité . Que ce soit avec les bibliothèques de rue , les Semaines de l’Avenir Partagé pour ce qui est des enfants, des actions avec des jeunes ou des Universités Populaires du Quart Monde pour les adultes, la façon de faire d’ATD Quart Monde a sans cesse été de repartir à la rencontre de personnes exclues, à l’écart et de leur proposer de se relier à d’autres dans leur refus de la misère .

Des démarches sont entreprises pour établir des relations entre l’Internet de la rue avec le projet Esnet , "Solidarité et Tic" financé par l’union européenne et le réseau Digital Divide financé par la fondation Benton .

Action sur deux lieux : Paris et Val d’Oise

Le projet mené par ATD Quart Monde à Paris et dans le Val d’Oise occupera deux personnes à temps plein pendant 24 mois, répartis sur 2 temps ou plus. Il s’agit d’atteindre les plus pauvres pour [re]-créer des liens sociaux et comprendre avec eux ce qui leur est utile (contenus, ergonomie, logiciels et matériels). (Responsable Jean-Pierre Pinet)

L’approche des personnes est personnalisée. Au départ individuelle elle débouche sur une action collective. La méthode d’approche est à réévaluer en permanence en fonction des personnes et des situations. Les éléments de départ sont les suivants :

  • Autant que possible chaque animateur du projet sera introduit par une personne connaissant la famille, la personne seule que l’on veut contacter. Ce sera soit un membre du Mouvement, d’une autre association ou une personne déjà rencontrée.
  • Un premier temps pour faire connaissance, toucher le matériel, comprendre si la personne est intéressée et en quoi, chercher un premier accord sur la suite. Ceci peut nécessiter plusieurs rencontres. Dans la mesure du possible, on testera les possibilités de connexion, l’habitat de personnes très pauvres étant souvent proche de zones pouvant présenter des obstacles techniques : zones à haute tension, usines émettrices de signaux parasites,....
  • Un second temps pour répondre aux premières demandes, approfondir l’accord, tenir compte des intérêts, remarques, demandes des personnes. Eventuellement ceci peut prendre la forme d’un atelier « familial » (initiation à un logiciel, contribution,...) élaboré en commun avec les personnes concernées. Entre les rencontres, il y aura réflexions avec l’équipe ATD sur la poursuite de l’action, les liens à créer / à proposer.
  • En fonction des résultats, proposition de rejoindre un groupe soit dans une association, soit pour un atelier organisé par ATD... (dimension plus collective).

Elle fera l’objet de compte-rendus d’action réguliers, reprenant le plus fidèlement possible le déroulement de l’action.

Critères de réussite

Le projet aura réussi si :

1. Nous avons pu cerner de façon claire la place des TIC dans une démarche de [re] création du lien social, d’abord pour la population visée dans l’étude (les adultes de familles pauvres) mais aussi pour des personnes touchées par d’autres causes d’exclusion ;
2. Nous avons validé une démarche pour introduire les TIC dans un processus du développement du lien social ;
3. Nous avons collecté des cas concrets de réussites mais aussi d’échecs ;
4. Nous avons sensibilisé à ces questions les animateurs des points d’accès publics en leur donnant des idées concrètes pour approcher cette population et les impliquer ;
5. Nous avons collecté en France et à l’étranger à la fois l’état des recherches académiques sur cette question et les études de cas sur le terrain ;
6. Nous disposons d’un site reconnu pour sa qualité et qui arrive à vivre de sa dynamique propre ;
7. Nous avons progressé dans la spécification du poste de travail itinérant (matériel et logiciel) pour des actions d’Internet dans la rue.

C’est sur ces sept axes que nous comptons apprécier dans le rapport final la réussite de ce projet.

Posté le 5 juillet 2004 par Bruno Oudet

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