Economie Sociale - Logiciels Libres : le temps de l’alliance

Deux mondes co-existent qui dressent des remparts contre la tentation hégémonique du capitalisme : l’un est ancien et puise ses racines dans le XIXe siècle industriel – le monde de l’économie sociale (coopératives, mutuelles, associations…) ; l’autre est plus jeune et tisse ses réseaux dans le XXIe siècle informatique – le monde du logiciel libre. Si les communautés du libre et les entreprises d’économie sociale se connaissent et se côtoient depuis plus d’une décennie, elles ne voient pas souvent combien leurs luttes sont proches. Le temps est venu de dire la proximité de ces luttes et l’urgence de leur alliance.

Raisons de l’alliance

Depuis une vingtaine d’années des communautés d’informaticiens, puis des entreprises informatiques, ont développé ce qu’on appelle des « logiciels libres ». Les logiciels libres sont des logiciels que l’on peut librement exécuter, étudier, modifier et diffuser autour de soi. Ils s’opposent aux logiciels propriétaires dans la mesure où leur code est « ouvert » alors que celui des logiciels propriétaire est « fermé ». L’ouverture est à la fois technique et juridique. Sur le plan technique, les logiciels libres sont des logiciels dont le code source est « lisible » par des êtres humains alors que celui des logiciels propriétaires est distribué en langage machine, ce qui le rend illisible même par les informaticiens. Sur le plan juridique, les logiciels libres sont protégés par des « licences libres » qui assurent, pour le dire vite, qu’ils ne pourront jamais être privatisés et resteront un bien commun.

Les principes qui encadrent la production, la distribution et l’usage des logiciels libres présentent d’importantes synergies avec les principes de l’économie sociale. Il faut tout d’abord relever une synergie dans le rapport à l’accumulation du capital entre les entreprises d’économie sociale et les communautés du libre. Un logiciel, parce qu’il est l’accumulation du travail des femmes et des hommes qui l’ont modelé, est un capital – un capital immatériel. Les licences propriétaires organisent la rémunération de ce capital immatériel : chaque fois qu’il est dupliqué et vendu, il génère un gain sans qu’un travail supplémentaire n’ait été fourni. Dans le cas des logiciels libres, point de rémunération du capital : seul le travail paie. Voilà un premier trait qui place les logiciels libres tout proche des luttes historiques de l’économie sociale.

Ensuite, les modes de production du libre respectent les piliers fondamentaux des entreprises d’économie sociale. La liberté d’entrée et de sortie : un homme entre librement dans une association, et en sort tout aussi librement. Cette liberté est très présente dans la philosophie et la pratique des logiciels libres : tout utilisateur qui le souhaite peut entrer dans le code, l’utiliser, et en sortir librement. Le principe démocratique : un homme = une voix. Cette liberté fondamentale du fonctionnement des associations est à l’œuvre dans les logiciels libres : tout utilisateur du code peut prendre part à la création ou à la modification du code. Les communautés d’usagers des logiciels libres prennent ainsi part à leur amélioration en indiquant aux développeurs les bugs qu’ils ont repérés. Nous sommes ici à l’opposé des modes de production des logiciels propriétaires, dans lesquels quelques informaticiens décident pour tous du fonctionnement du logiciel. L’impartageabilité des réserves pour finir. Lorsqu’un ensemble de femmes et d’hommes créent une richesse logicielle, lorsqu’ils écrivent ensembles le code informatique puis décident de le protéger par une licence libre, ils s’assurent que la richesse produite ne pourra être privatisée : le code restera ouvert à tous. Personne ne pourra se l’approprier. La richesse immatérielle placée sous licence libre ne peut que rester commune.

Urgence de l’alliance

L’alliance des entreprises d’économie sociale et des communautés du libre est, au delà de la question des valeurs, une nécessité stratégique. En effet, les logiciels propriétaires sont des chevaux de Troie de l’économie capitaliste placés au cœur des entreprises d’économie sociale.

L’intensification de l’usage, depuis les années 1980, de la micro-informatique – traitements de textes, tableurs, agenda, ERP, CRM – et, depuis le milieu des années 1990, des réseaux informatiques – courriels, sites internets, intranets, prestation de services et paiements en ligne – ont conduit les entreprises d’économie sociale à dépendre de plus en plus fortement des logiciels informatiques. Aujourd’hui, ces logiciels sont majoritairement produits par des entreprises capitalistes. Ces entreprises organisent la rémunération de leurs investissements en « fermant » le code des logiciels, de manière à ce que (1) ceux qui veulent s’en servir soient obligés de les acheter, et (2) ceux qui veulent lire les fichiers créés par ces logiciels soient obligés d’acquérir les logiciels.

La dépendance des entreprises d’économie sociale à l’égard de logiciels informatiques propriétaires est extrêmement préoccupante. Parmi tous les sujets d’inquiétude qu’elle fait naître, je n’en développerai qu’un : la menace qu’elle fait peser sur la pérennité des archives informatiques entreprises d’économie sociale. Un fichier, qu’il s’agisse d’un texte, d’un tableau, d’une image etc., est toujours enregistré sous un certain format. Les éditeurs capitalistes des logiciels informatiques utilisent généralement des formats « fermés », c’est-à-dire des formats dont on ne peut pas connaître le fonctionnement. On est dès lors dépendant du logiciel de l’éditeur pour lire ces documents. Autrement dit, toutes les archives des entreprises d’économie sociale (agendas, comptes, notes...) accumulées sur les supports informatiques dépendent des éditeurs pour leur lecture future. Cette dépendance est particulièrement critique. L’éditeur peut par exemple renoncer à développer les logiciels s’il estime qu’ils ne sont pas assez rentables : le logiciel n’est donc plus actualisé et peut devenir incompatible avec les systèmes d’exploitation les plus récents. L’éditeur peut également décider d’arrêter de prendre en compte certains formats anciens : il est alors impossible de lire les documents pour ceux qui n’ont pas la version ancienne du logiciel. L’éditeur peut également disparaître suite à une faillite. Dans tous ces cas, la lecture des fichiers accumulés – donc de la mémoire des entreprises d’économie sociale – devient hautement problématique.

La dépendance des entreprises d’économie sociale vis-à-vis des logiciels propriétaires est un talon d’Achille trop souvent ignoré. D’autant que cette fragilité peut aujourd’hui être écartée. Les logiciels libres sont en mesure d’apporter aux entreprises d’économie sociale l’indépendance qui leur est vitale. D’abord parce que le code libre est un code pérenne : il pourra toujours être repris, retravaillé, remodelé pour coller au mieux aux besoins des structures qui le déploient. Ensuite parce que le code libre est un code solide : dans la mesure où il est ouvert, tous les acteurs compétents de la communauté du libre participent à son amélioration. C’est l’assurance que ses faiblesses sont vite repérées et renforcées.

Enjeux de l’alliance

Une prise de position forte en faveur des licences libres marque enfin un engagement dans un débat beaucoup plus large. Dans un monde où les modes de productions sont de plus en plus tournés vers les biens immatériels, les enjeux socio-politiques liés à la propriété intellectuelle deviennent cruciaux et ne s’arrêtent pas aux seuls logiciels. Le brevetage des génomes des plantes et des animaux, des molécules actives des médicaments ou l’augmentation de la durée du droit d’auteur applicable aux œuvres d’art sont des exemples de la violence des mécanismes actuels de privatisation de l’immatériel. La propriété intellectuelle est ainsi au cœur des luttes présentes et futures dans des champs aussi variés que l’agriculture, la santé ou l’art. En prenant une position claire en faveur des logiciels libres, des licences libres et des modes de production et de diffusion des produits de l’esprit qu’elles organisent, les entreprises d’économie sociale investies dans le libre s’engagent dans un combat plus vaste que le seul domaine informatique : celui de la reconquête des biens communs. Ce combat est crucial pour l’avenir nos sociétés.

Bastien Sibille

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L’adresse originale de cet article est http://www.vecam.org/article1128.html

Posté le 25 novembre 2009 par Bastien Sibillle

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