Thierry Gaudin, les enjeux de la société cognitive

Thierry Gaudin, prospectiviste, président de Prospective 2100 a impressionné l’auditoire des dernières rencontres d’Autrans lors de sa conférence inaugurale.

En mettant en perspective les questions de bien communs publics, de coopération et d’appropriation sociale, il a proposé quelques thèmes de réflexion qui devraient nous accompagner longtemps : celui de la société de la reconnaissance (plutôt que de la connaissance), celui de la place des "communs" et de la propriété intellectuelle et celui des "crises" passées et à venir de la société de la connaissance.

Voici les notes de Daniel Kaplan repris de la lettre de la Fing

Ce compte rendu fait suite à celui que nous avons consacré à Christian Huitema
, également intervenant aux rencontres 2004 d’Autrans

Inquiétudes sur l’évolution de l’espèce humaine

Si l’on souhaite que la population du monde se mette en équilibre avec la planète, il faudrait que nous soyons 3 milliards sur la planète dans deux siècles. Ce scénario ne tient pas compte de certaines évolutions technologiques, telles que la possibilité d’habiter les mers. Mais il pose la question de nos rapports avec la nature.

Or nous devrions considérer la nature comme un jardin et l’homme comme un jardinier. Mais les connaissances de la nature ne sont pas celles de l’homme des villes. Pour connaître la nature il faut vivre auprès d’elle et constituer un patrimoine commun de connaissances sur la nature.

Vers la civilisation cognitive

Nous entrons dans un autre monde, une civilisation cognitive (mais rappelons que l’Afrique, le Moyen-Orient, l’Asie du Sud-Est et le nord de l’Amérique Latine n’ont pas encore 10 lignes de téléphone pour 100 habitants). En revanche on voit que les pays qui ont passé ce seuil ont aussi basculé depuis des régimes autoritaires vers des régimes démocratiques, car le réseau ne permet plus ce contrôle centralisé. S’agissant de l’internet, les 10 % de la population mondiale ont été passés en 2002, mais pas partout !

Or on constate que depuis septembre 2002, le comptage de l’internet (source NUA) n’est pas réactualisé. Pourquoi ? Parce qu’il est de plus en plus difficile de compter, à cause des spams, des firewalls, de l’opacification générale dans laquelle se fait cette expansion.

La mondialisation n’est pas non plus un phénomène nouveau. Il y a déjà eu plusieurs mondialisations : celle de la route de la soie (on pense en créer une en fibre optique) ; la seconde mondialisation "marine", celle de Christophe Colomb (apparition des cartes) ; celle de l’internet, numérique, est la troisième.

Notre analyse des sociétés contemporaines est une analyse de transformation des systèmes techniques. Ceux-ci changent peu souvent. La précédente transformation était la révolution industrielle. Aujourd’hui c’est la révolution cognitive dont le substrat technique croise écologie, biotechnologie et optoélectronique, électricité et polymères - les nanotechnologies formant en quelque sorte l’intersection. Cette révolution n’en est encore qu’à ses débuts. Ces pistes technologiques sont liées entre elles. C’est vrai, non seulement d’un point de vue scientifique avec les nanotechnologies, mais aussi dans l’action : comment les TIC peuvent-elles contribuer à l’équilibre entre l’homme et la nature ?

Société de la reconnaissance ou de la désinformation ?

Quelques chiffres doivent nous faire réfléchir :

  • Unicode permet de coder 65 000 signes. C’est insuffisant pour coder tous les signes nécessaires aux 6 700 langues de la planète.
  • Une langue compte au total environ 60 000 mots (dont 6 000 usuels).
  • L’univers technologique compte 6 millions de référence.
  • On dénombre entre 6 et 30 millions d’espèces animales et végétales...

... Et de leur côté, les ingénieurs et les "managers" enferment dans 400 mots une réalité qui s’y refuse. Ils prennent le pouvoir par la réduction du vocabulaire. Aujourd’hui nous ne sommes pas dans une société de la connaissance mais dans une société de la désinformation hallucinogène. Or l’économie classique suppose des agents informés, lucides, vigilants et rationnels.

L’économie cognitive est avant tout une économie de la REconnaissance. La notion essentielle dans la révolution cognitive n’est pas la connaissance, mais la reconnaissance (qui précède la connaissance, cf. Piaget La construction du réel chez l’enfant). C’est vrai pour les humains, mais aussi pour les machines, les collectivités... La reconnaissance est d’abord une reconnaissance de soi. Ce sont ces processus qui sont à la base du fonctionnement de l’internet. Il faut donc s’intéresser à la reconnaissance et à ses processus.

Quels "communs" dans la société cognitive ?

Il faut notamment reconquérir les "communs" car il n’y a pas de société sans communs : pâtures communales dans une société agraire ; infrastructures de transport dans une société industrielle ; dans la société cognitive, quels sont ces "communs" ? Ce sont par exemple : les connaissances des végétaux et animaux ; les connaissances nécessaires pour se soigner (ex. mise du Vidal dans le public, contre lequel se sont élevés les médecins) ; les résultats d’essais des objets commercialisés (cf. Laboratoire national d’essais)...

Quelques informations qui devraient être communes :

  • Les normes : le fait qu’elles soient à la fois contraignantes et payantes est scandaleux. Du côté des normes juridiques, la mise en ligne du JO dans les années 1990 par Adminet était un véritable acte de "reconquête" ;
  • Les statistiques ;
  • Les images satellites (aujourd’hui achetées par les semenciers pour prévoir les famines et identifier ainsi leurs marchés lucratifs...) ;
  • Les images médicales...

La place centrale de la propriété intellectuelle

Dans la société cognitive, on assiste aussi à une modification des "territoires", des possessions stratégiques. Dans la civilisation agraire, l’important était la possession de la terre ; dans la civilisation industrielle, celle du capital. Dans la société cognitive, l’important est la place qu’on occupe dans le mental : d’où la bataille pour la propriété intellectuelle, les fréquences...

En plus, en matière de propriété intellectuelle, on est dans une logique winner takes all. Or nous sommes aujourd’hui dans un capitalisme de la démesure : la fortune de la famille Walton (Wal-Mart) est équivalente au Produit national brut de l’Egypte... Et les droits d’auteur ont joué un rôle central dans la constitution des principales fortunes mondiales.

La reconquête des communs pose donc la question de la propriété intellectuelle. Dans l’internet, cela se traduit par le débat sur les standards, les logiciels libres, les langages...

Réponses officielles et officieuses aux crises

Lorsqu’une société change de système technique, cela s’est déjà produit, c’est un processus lent qui s’accompagne d’une crise de jeunesse. Au début, la technologie rend des services, ça ne pose pas de problème ; puis elle commence a avoir des conséquences sur l’emploi, créant ainsi une crise sociale.

Les réponses officielles au XIXe siècle : les grands travaux et l’éducation pour tous. Au XXe et XXIe : l’internet pour tous.

La réponse des plus défavorisés est différente : par exemple les Systèmes d’échange locaux (SEL). Mais plus largement, de l’autonomie villageoise aux logiciels libres, ce qui est recherché, c’est une sorte de capitalisme à taille humaine.

On peut penser, en prospective, que le XXIe siècle va vivre trois périodes différentes, d’environ 40 ans chacune :

  • 1980-2020 : Les désarrois de la Société du Spectacle
  • 2020-2060 : La Société d’Enseignement et de grands travaux - autrement dit, on reproduira les modes d’accompagnement de la révolution industrielle
  • 2060-2100 : La Société de Création, ou "de l’Homo Coca-colensis à l’Homo Sapiens"...

Question : quelle guerre dans l’économie de la connaissance ?

Auparavant l’enjeu des batailles était la possession de la terre. Les batailles capitalistiques sont différentes, elles font des morts mais pas de la même manière - sauf les guerres pour l’approvisionnement en matières premières, qui sont les guerres d’aujourd’hui.

Aujourd’hui il y a également une bataille abstraite qui tourne autour de la propriété intellectuelle : nous la voyons se dérouler sous nos yeux, autour des contenus, des standards, des brevets...

La grande question est de savoir si le mouvement vers la liberté que représente la diffusion via l’internet va, ou non, favoriser l’effondrement du système de la propriété intellectuelle. C’est dans cet espace-là que se situe la bataille, dont l’issue ne va pas de soi. C’est une bataille coûteuse (en frais d’avocats notamment) : le ticket d’entrée pour se plaindre devant les tribunaux américains face à une contrefaçon évidente est de 2 millions de dollars... Est-ce que c’est atteignable pour les petites entreprises, pour les non-américains ?

Internet Actu nouvelle génération est une lettre d’information électronique hebdomadaire sur les technologies, les services et les usages des nouvelles technologies de l’information et de la communication coéditée par l’Association pour la Fondation Internet nouvelle génération (Fing, http://www.fing.org ) et l’Institut de l’information scientifique et technique (Inist, http://www.inist.fr ) et réalisée par la Fing.
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Posté le 26 mars 2004

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Nouveau commentaire
  • Avril 2004
    17:47

    > Thierry Gaudin, les enjeux de la société cognitive

    par Luc Comeau-Montasse

    M Gaudin a impressionné l’auditoire des dernières rencontres d’Autrans avec un condensé de banalités baignant comme tous les propos dont nous nourrissent les médias (l’actualité) dans une pseudo révolution qui n’est que la continuation de l’industrialisation ... de l’homme.

    C’est-à-dire son exploitation de plus en plus fine, à l’aide et pour des moyen de production (matériaux, produits, services, informations ...) en grande quantité.

    Rien de particulier dans cette société cognitive, elle est dans la droite ligne de ce que décrit Jean Brun dans "l’Homme et le langage" 1982 (Puf)
    "Il n’est pas exagéré de dire que toute l’histoire de l’humanité se trouve dominée par une démarche de substitution à laquelle on n’a guère pris garde : cette interrogation fondamentale << Qui suis-je >> a été de plus en plus évacuée au profit de la question << Que suis-je ?>> et des langages qui prétendent y répondre(Note personnelle : ceux de la science et des technosciences en particulier)"
    ...
    "Les mots sont les accidents du Sens mais il en deviennent la catastrophe (Note Personnelle : le code - et son inflation - que véhicule la société cognitive) à partir du moment où il ne sont plus que les projections mis au service d’une logique elle-même asservie à l’action planificatrice.

    Regorgeant de mots (NP : l’homme n’en a jamais autant inventé, et chacun est souhaité précis comme un rasoir) mais manquant de Parole, abreuvé de sigles et utilisant un outil verbal devenu une arme (NP : les normes, le droit international, les résolutions de l’ONU ou leur absence) maniant une sorte d’espéranto techniciste le rendant apte à réagir rapidement aux commandes des machines, l’homme contemporain oscille des logorrhées que lui dispensent les mass media, comblant les temps vidés par d’autres vides, aux <<à quoi bon ?>> silencieux" - fin de citation -

    Ce monde, celui de l’industrie qu’elle soit des biens matériels ou immatériels, se remplit de signes et se vide de sens (d’où la peur qui nous saisit lorsque l’on comprend qu’à chaque fois qu’un lieu est mis en lumière - sous le projecteur explication - mille lieux sont révélés où l’ombre est perçue dès lors comme une menace - ce mot étant désormais synonyme d’agression )

    Avec ce leure de la "société cognitive" nous nous égarons encore davantage dans de fausses réponses.

    (Nous avons moins à craindre les méfaits de la technologie industrielle
    que les solutions industrielles qu’elle imagine pour gommer leurs effets.)

    Il est temps de s’apercevoir que l’homme perd une partie de lui-même en chemin, partie absente de cette "société cognitive" solution proposée par de nombreux intellectuels du présent.
    Cette partie manquante est précisément celle qui n’intéresse pas les neurosciences et l’informatique préoccupée d’intelligence (IA ?) parce qu’elle leur échappe totalement, car non modélisable (elle est cette dimension de la complexité que les scientifiques font disparaître dans leurs manches et que les mathématiciens à propos des nombres du même nom nomment << partie imaginaire >>)

    Miguel Benasayag (Chroniqueur viré récemment de France Culture) évoque cette étrange myopie de l’homme de science dans son ouvrage "La fragilité"

    "L’unidimensionnalisation de notre culture donne à tel point la priorité à l’information consciente qu’elle en vient à ne plus bien savoir quelle est la différence entre une expérience consciente et une pratique dans laquelle il est question du corps, de la complexité du corps.

    Nous sommes aujourd’hui très mal armés pour répondre de manière claire à la question : qu’est-ce qu’une pratique ?
    Dans notre société dominée par l’idéologie de la communication, ce qui est valorisé pardessus tout est ce qui tourne autour de notre perception consciente, comme si l’accès au réel était donné exclusivement par les voies de la communication, et que toutes les autres perceptions étaient minimisées ou carrément niées."

    "L’information communicationnelle se caractérise justement par le fait de chercher au sein de la multiplicité du réel l’élément représentationnel qui se prend pour le << fait >>
    De sorte que la conscience, l’information consciente, constitue une sorte de catalogue où est consignée une série d’étiquettes, auxquelles on peut toujours en ajouter d’autres pour élargir le catalogue, en étant toujours condamné à une recherche impossible de complétude de l’information.
    Le catalogue, comme objectif de l’information, a comme défaut structurel d’être toujours incomplet. Le réel semble se dérober au catalogue juste au moment où celui-ci paraissait pouvoir être complété.
    Ainsi l’expérience purement consciente est-elle toujours une expérience appauvrissante."
    — fin de citation —

    La société cognitive est le summum de cette aberration de cette prétention de créer la vie, sans chair, en modélisant la conscience et en en stockant (!) les productions ou effets.

    Le vide saisit l’homme assaillis de signes et en quête de sens, la société cognitive prétend le diriger vers des buts précis alors même qu’elle est privée de toute Fin.

    Ne nous moquons pas de ceux qui vendent aux gogos des parcelles de terrain sur la Lune - bientôt sur Mars - , chaque jour, nous achetons, finançons, soutenons de nos espoirs, des étendues aussi irréelles et inutiles.
    Un antidote puissant au discours de ces cyber-représentants de commerces est donné par l’excellent ouvrage de Céline Lafontaine "L’empire cybernétique" sous-titré "Des machines à penser à la pensée machine".

    La socité cognitive est celle des araignées d’eau, parcourant la surface de la toile en tout sens,
    se gardant d’exercer une pression qui excèderait la tension superficielle et qui les feraient pénétrer dans l’épaisseur de la matière,
    ...
    là,
    pas plus qu’il n’y a de pratique,
    au delà du décors en trompe-la-conscience,
    il n’y a de matière.

    Luc Comeau-Montasse
    du fagot des multitudes