Diffusion accompagnée de Bureau Libre Free Eos dans les lycées : résultats de l’étude

Une étude réalisée par le Créad, Rennes 2

Le Conseil Régional de Bretagne a choisi de diffuser Bureau Libre Free Eos, compilation d’outils bureautiques libres, dans 4 lycées bretons à titre expérimental. Une étude sur la méthode de diffusion, la perception du libre par les élèves et les personnels des lycées, et l’effet de la diffusion sur les usages a été réalisée par le Créad, laboratoire de recherche de Rennes 2. L’article qui suit présente la synthèse de cette étude.

Logiciels libres au lycée
Diffusion du cédérom Bureau libre dans quatre lycées bretons

Synthèse

Auteurs : Emmanuelle Morlier, Jean-Luc Rinaudo, chercheurs au Centre de Recherche sur l’Éducation les Apprentissages et la Didactique (CREAD)

« Durant l’année scolaire 2007-2008, à l’initiative de la région Bretagne, tous les lycéens et tous les personnels enseignants, administratifs, techniques, de direction de quatre établissements volontaires -Anita Conti à Bruz, Vauban à Brest, Jean Moulin à Saint-Brieuc, Jean Guéhenno à Vannes – ont reçu un cédérom contenant une compilation de logiciels libres : Bureau libre free Eos, créé par le ville de Brest et ses partenaires.

Des chercheurs du CREAD de l’université Rennes 2 ont étudié cette diffusion. Il s’agissait d’analyser principalement :

  • la méthode de diffusion des cédéroms : la diffusion, l’accompagnement
    et la perception qu’en ont eu les usagers ;
  • la perception qu’ont eu les usagers, lycéens et enseignants, de ses outils ;
  • les effets sur les pratiques professionnelles et personnelles des lycéens, des enseignants et autres personnels des lycées, ainsi que de leur entourage.

Notre expérience de chercheurs en sciences de l’éducation, spécialisés dans les technologies de l’information et de la communication dans le champ de l’éducation et de la formation, nous a amenés à construire un certain nombre de postulats théoriques qui prédéterminent notre travail de recherche. En matière de technologie, c’est bien la manière dont les différents acteurs s’emparent des outils qui importe. En d’autres termes, nous ne croyons pas en un déterminisme technologique qui laisserait penser qu’il suffit d’introduire un dispositif technologique au sein d’un système pour résoudre un problème quelconque. Le second postulat pose que les Tice sont de véritables révélateurs de pratiques, dans le sens où leur arrivée dans un champ de pratique sinon modifie, du moins questionne les pratiques, surtout dans le domaine professionnel, et interpellent les identités professionnelles. Le troisième postulat est que les pratiques des acteurs, en particulier les pratiques médiatisées, ne sont que rarement objet de révolution rapide et soudaine mais nécessitent temps et appropriation. Enfin, l’importance du nombre d’acteurs impliqués ici, près de 3 000 lycéens, des centaines de personnels, ne permet pas de prétendre à une vision exhaustive de l’ensemble des pratiques.

Le recueil de données combine les outils classiques de la recherche en sciences humaines et sociales. Des observations dans les quatre établissements auprès des personnels et des élèves, ont été menées lors des réunions de présentation de l’opération, mais également en salle des professeurs ou dans les CDI. Des entretiens avec 23 adultes des lycées, enseignants ou non, et avec 53 élèves ont eu lieu. Enfin, des questionnaires ont été passés en ligne pour les élèves, sur papier pour les personnels. 169 adultes et 405 lycéens ont fournis des réponses exploitables.


Nous présentons de façon synthétique, ce qui nous est apparu comme éléments facilitateurs ou comme freins d’une part pour les personnels, d’autre part pour les jeunes.

Éléments facilitateurs pour les adultes des lycées

Équipement

Le premier point que nous repérons est que les adultes que nous rencontrons dans les lycées sont en général assez bien équipés en matériel informatique, à titre personnel et qu’ils utilisent l’informatique à des fins professionnelles comme personnelles. Les logiciels qu’ils déclarent utiliser pour ce qui est du traitement de texte, du tableur ou encore de navigation Internet, sont plutôt des logiciels propriétaires. On fait le même constat pour les logiciels de messagerie. Pour mesurer l’effet de la distribution du cédérom Bureau libre, il faudrait probablement questionner de nouveau les personnels des établissements, dans un temps plus lointain, ce que ne permet pas la recherche entreprise ici.

Autre élément concernant l’équipement, l’achat et le renouvellement du matériel personnel est souvent indiqué comme un moment clé de l’adoption des logiciels libres.

Prescription

En général, les usages des adultes diffèrent selon qu’ils se situent à leur domicile ou au lycée. On peut comprendre cette réponse avec une double interprétation, pas incompatibles entre elles :

  • d’une part, l’incitation, voire l’obligation, d’utiliser les logiciels libres induit les pratiques dans les établissements ;
  • d’autre part, on peut tout de même s’interroger sur le fait que nous sommes peut-être ici en présence de réponses considérées comme convenues. Nous venons interroger les personnels sur leurs pratiques du cédérom Bureau libre et ils peuvent être tentés de dire ce qu’ils pensent être la réponse attendue.

Avoir les mêmes logiciels à la maison comme au lycée, au moment de l’achat d’un nouvel ordinateur personnel ou lorsque la prescription institutionnelle impose le logiciel libre dans l’établissement, est un argument fréquemment avancé comme source d’adoption du édérom.

Entourage masculin

Un élément revient assez souvent dans les discours. Il concerne un membre de l’entourage qui a joué un rôle de conseiller ou d’expert. Or, ce conseiller est presque exclusivement masculin : mari, fils, frère, ami... Les influences de ces derniers vont autant dans le sens d’une appropriation du cédérom Bureau libre que d’une non utilisation. Les exemples sont nombreux.

Engagement

Au delà de la fiabilité technique, certains personnels argumentent leur choix d’utiliser les logiciels libres, essentiellement par la philosophie qui entoure ces derniers : la gratuité, le partage et le sentiment d’appartenance à une communauté, la résistance aux monopoles de Microsoft. L’adjectif libre prend donc un double sens : à la fois, il indique que les logiciels sont libres de droit, mais en même temps, il signifie un refus de l’aliénation.

Concernant la diffusion du cédérom, on repère un décalage entre les différents niveaux de promotion. Ainsi, si près de 60% des personnes questionnées ont parlé du Bureau libre à leur entourage, ils sont en revanche moins nombreux à l’avoir conseillé, seulement 42% et encore moins à l’avoir copié pour quelqu’un, 13%.

Freins pour les adultes des lycées

« Pour les autres »

Le premier élément avancé par les adultes interviewés dans les lycées est que le cédérom ne s’adresse pas à eux. Outre le fait qu’ils signifient également ainsi aux chercheurs qu’ils ne s’adressent pas aux bonnes personnes et qu’eux-mêmes seront dans l’incapacité de bien répondre, les discours indiquent souvent que Bureau libre est destiné aux jeunes. Pour des administratifs, le cédérom est fait pour les professeurs. Des enseignants nous disent qu’ils ne sont pas assez compétents en informatique pour y trouver un quelconque usage et des spécialistes comme les professeurs de bureautique avancent que ces logiciels concernent les novices car ils n’ont pas encore d’habitudes.

Habitudes

Les habitudes sont souvent citées en particulier pour les traitements de texte, les tableurs, les logiciels de messagerie, les navigateurs. On repère d’ailleurs dans les questionnaires que les adultes les plus âgés sont moins nombreux à utiliser un traitement de texte libre : sur 29 personnes à n’avoir jamais utilisé le traitement de texte OpenOffice, 15 ont plus de 50 ans.
L’argument de l’habitude est renforcé par la question du temps à consacrer à de nouveaux apprentissages ou, du moins, à la prise en main de nouveaux logiciels. Comme le souligne une femme, non-enseignante : « je continue à travailler sur des outils sur lesquels auxquels j’étais habituée / je ne me suis pas donnée le temps de de les utiliser ».

Confusions

En fait, pour beaucoup, les ordinateurs et les logiciels qui servent à les faire fonctionner, sont de véritables boîtes noires. Peu d’intérêt pour ce qu’ils contiennent ni dans quelle philosophie ils sont conçus. Libres, gratuits, propriétaires, ce qui importe c’est qu’ils apportent le service souhaité, sans que l’utilisateur ait l’impression de payer pour cela.

D’autres entretiens montrent que si les enseignants distinguent bien libre et gratuit, cela n’a que peu d’importance car ce qu’ils en retiennent est le coût économique nul pour l’établissement ou pour eux-mêmes. En généralisant l’usage des logiciels libres, ce sont probablement les deux libertés d’utilisation et de distribution qui sont perçues par le public, et ce de façon exclusive. Du coup, la confusion avec les logiciels gratuits est compréhensible.

La confusion est également alimentée par la ressemblance entre logiciels libres et propriétaires.

Un enseignant résume : « tout est pareil mais rien n’est pareil », tandis qu’une autre compare : « c’est comme si on demandait à [...] un anglais de conduire une voiture française ».

Le dernier facteur de confusion que nous relevons est le contexte institutionnel qui a nécessairement des effets sur l’appropriation du cédérom Bureau libre. Sur ce point, on ne peut faire abstraction du fait que le rectorat de l’académie de Rennes a distribué son propre cédérom aux enseignants, avec des logiciels libres ou gratuits, dans le cadre d’un usage pédagogique.

Formation et accompagnement

Les manques indiqués par les adultes autour de cette expérimentation concernent l’absence de formation et d’accompagnement. Des formations ont été demandées, comme à Saint-Brieuc mais ont été refusées. Cette impression de non reconnaissance de la part des autorités de l’Éducation nationale peut justifier des investissements peu importants dans le dispositif. Du coup, la formation à l’utilisation des logiciels du cédéroms se fait le plus souvent de façon individuelle ou, plus rarement, par entraide mutuelle. À défaut d’une formation prise en charge par l’institution, l’accompagnement en interne dans les établissements revêt un poids encore plus important pour la réussite de l’opération.

Les lycéens

Distribution

Nous avons repéré trois modalités dans la distribution des cédéroms aux élèves : une distribution ordinaire, une distribution événementielle, une distribution libre-service. Précisons bien ici que les termes employés pour qualifier la distribution n’indiquent pas une échelle de valeur. Rappelons encore une fois que le travail des chercheurs n’est pas de juger mais de rendre compte des pratiques.

* Ordinaire : c’est une distribution du cédérom qui s’effectue au sein des classes, le plus souvent par le professeur principal, dans une période proche de la rentrée scolaire.

* Évènementielle : dans cette modalité, la distribution du cédérom a été mise en scène. À Vannes, la distribution pour les nouveaux élèves a été faite lors d’une présentation magistrale en amphithéâtre qualifiée d’information « officielle » et même « solennelle » par un membre de l’équipe pédagogique.

* Libre service : la dernière modalité que nous repérons consiste en quelque sorte en une absence de distribution généralisée. Les cédéroms sont laissés au CDI. Libre à qui le souhaite d’en prendre. Cette stratégie observée dans un seul des quatre lycées ne semble pas très efficace et a du être remplacée par une distribution ordinaire, mais qui du coup, est intervenue plus tardivement par rapport à la rentrée.

La distribution n’entraine pas automatiquement des usages. Dans leurs propos, les lycéens pointent le défaut d’informations sur le contenu du cédérom. Les élèves peinent parfois à utiliser de façon autonome les logiciels proposés. L’accompagnement et la formation ont également souvent manqué : 70% des élèves questionnés disent n’avoir eu aucune formation aux logiciels du cédérom. Ce que confirment les enseignants.

Ce qui pourrait faciliter l’adoption des logiciels libres par les jeunes est leur bon niveau d’équipement au domicile familial, mais surtout l’obligation d’utiliser les logiciels libres au lycée et la nécessité de poursuivre un travail commencé à la maison. Dans le cadre scolaire, l’équipement des ordinateurs conditionne les utilisations de logiciels. Elles sont contraintes et ne relèvent que rarement du libre choix des lycéens.

Outre des éléments de confusion, entre libre et gratuit et d’habitude, comme pour les personnels, nous repérons plusieurs éléments qui permettent d’expliquer pourquoi les lycéens n’installent pas les logiciels du cédérom chez eux :

  • ils ont rencontré des difficultés techniques, qu’ils mettent parfois sur le compte de l’obsolescence des machines au domicile familial ;
  • ils étaient déjà, pour certains, équipés de logiciels libres ;
  • ils ne sont pas en charge de la gestion de l’ordinateur familial et doivent passer, le plus souvent, par l’autorisation des parents.

Pour conclure

Au final, nous avons repéré un certain nombre d’indicateurs qui permettent d’expliquer l’adoption des logiciels du cédérom Bureau libre, ou leur rejet, tant par les enseignants et autres personnels des lycées que par les jeunes. Ces indicateurs sont souvent des éléments déjà repérés dans d’autres opérations liées à l’informatique en milieu scolaire (équipement personnel, rôle de l’entourage, formation, accompagnement, prescription institutionnelle...). Mais la particularité ici est qu’il s’agit de transformer les pratiques en modifiant des habitudes d’usages, ce qui peut être une nouvelle source de résistance au changement. »

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Etude complète
Posté le 28 août 2008 par Elisabeth Le Faucheur

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