Rachat Microsoft-Yahoo ! : les développements du vectorialisme

Un article tribune libre d’Hervé Le Crosnier

Un article tribune libre d’Hervé Le Crosnier

La nouvelle vient de tomber ce vendredi midi : Microsoft vient
de faire une offre de 44,6 Milliards de dollars pour Yahoo !

Bon moment pour capturer dans ses filets un Yahoo ! en perte de
vitesse et surtout en manque de stratégie (l’offre précédente,
en mai dernier portait alors sur 50 Milliards de dollars. -10% en
huit mois). Yahoo ! vient de licencier, et sous la forme discrète
des communiqués économiques, Microsoft, prévoit de dégraisser
encore ("la fusion des entreprises créerait des synergies
permettant d’économiser unmillion de dollars par an").

Pour autant, ce deal est loin d’être ni acquis (depuis deux
ans que l’on en parle, l’échéance est toujours repoussée), ni
facile (la culture des deux entreprises est largement
différente, ce qui rendra vraisemblablement la fusion
peu efficace).

L’offre de Microsoft est néanmoins significative des divers
mouvements des principales plaques tectoniques de l’internet
dans la situation actuelle. Ceux que j’appelle les "vecteurs",
dont le métier principal est d’organiser de grandes banques de
données des "intentions" de leurs usagers (le terme est de John
Battelle). Revendre vos intentions à l’industrie de l’influence
est, depuis le succès de Google et la croissance à deux chiffres
de la publicité sur internet, le moteur principal, tant des
innovations techniques que des stratégies de rachat des firmes.

Dans le domaine publicitaire, la mobilité est une grande force.
Rien n’est plus sensible à "l’air du temps" que la publicité.
Une entreprise jeune comme Google y trouve plus de place que
Microsoft, ou même Yahoo ! qui a trop essayé de décalquer le
modèle des médias autour de sa stratégie de "portail" (pour ne
point parler de AOL, autre opportunité pour Microsoft).

La publicité "comportementale" en vogue, qui s’appuie sur la
catégorisation des individus et l’insertion de l’influence dans
le coeur même de l’information, favorise les méthodes
"dispersées" plutôt que les stratégies de masse. Google, avec
ses "adSense" proposées dans des millions de blogs peut jouer ce
modèle, là où le succès de Yahoo ! reste attaché à la fidélité
(comportement de relation aux médias) des lecteurs pour ses
"services en ligne" (de la vidéo à la musique ou au shopping
bien plus que la recherche documentaire). C’est aussi, dans le
même registre, une opportunité qui pourrait permettre à eBay de
surmonter sa crise et de s’ouvrir comme véritable "vecteur" et
non plus seulement "place de marché".

"Dis-moi ce que tu achètes, et je te montrerais ce que tu
achetera" est le crédo actuel, qui remplace la logique de
"renforcement des marques". C’est une stratégie adaptée au
pilotage à court terme qui semble s’emparer de l’économie
mondiale (répercussion de l’inflation chinoise, fin des produits
à très bas coût et prise de conscience, certes fragile, mais
réelle, des dangers de l’externalisation des coûts écologiques).
Vendre maintenant, pour avoir les moyens de tenir la traversée
du désert et rebondir sur les marchés à haute valeur ajoutée du
futur ("nous avons gagné de l’argent à réchauffer la planète,
nous en gagnerons à la refroidir"). Ce court terme induit
néanmoins des concentrations économiques et des opérations
techniques de grande ampleur, à la hauteur du saut vers
l’inconnu que représente le numérique.

Si la stratégie est risquée pour Microsoft, notamment en raison
de l’opposition "personnelle" de Jerry Yang, le fondateur de
Yahoo !, elle semble néanmoins la seule possible. Il faut pour
toutes ces entreprises surfer sur la vague de la publicité
"contextuelle" et étendre son modèle aux autres médias.

Le centre de recherche sur la publicité AdLab de Microsoft n’a
guère produit de nouveautés en ce domaine, se contentant de la
géolocalisation, au départ appuyée sur la connaissance des
usagers de Microsoft par le biais de leur système
d’exploitation, mais depuis rendue accessible à tous par l’usage
des numéros IP et des cellules de GSM. De son côté, Yahoo ! a
acheté à tour de bras les entreprises innovantes pour insérer de
la publicité "évolutive" (i.e. différente en fonction du nombre
de fois où l’utilisateur aura vu la même promotion) ou la
contextualiser dans les médias continus, comme la vidéo et la
musique (rachat de BlueLithium en août 2007, Right Media en mai
2007, ouverture d’un service de musique financé par la pub en
janvier 2008...)

Pendant ce temps, Rupert Murdoch se frotte les mains. Sa
stratégie de partir des empires des médias pour gagner
l’internet (rachat de Ask, le moteur de recherche, après celui
de MySpace, le réseau social, puis actuellement stratégie
d’ouverture des API aux développeurs externes, MySpace suivant
le chemin de Facebook). Le Wall Street Journal lui permet de
jouer sur les deux tableaux : un accès premium payant (qui
pourrait se passer de la manne des revenus réguliers de
l’abonnement des entreprises à ce journal ?) et l’attraction
d’un nouveau public par des extraits gratuits financés par la
pub.

Ce marché de la publicité numérique est aussi assez majeur pour
suggérer une ré-orientation des entreprises de ce secteur. Ainsi
Publicis, dont la filiale Digitas vient de racheter
"Communication Central Group" une des principales agences
chinoises pour produire à bas coût (tant que ça dure) des
publicités déclinées pour suivre le mood des lecteurs, tel qu’il
est défini par ce qu’il consulte. Et aussi pour ouvrir le
"marché chinois, russe ou brésilien", dont les économies en
plein boom vivront avec une publicité "directement numérique, au
travers des mobiles et de l’internet".

N’oublions pas non plus l’activité multisectorielle des
opérateurs de télécoms : devenir vecteur quand on maîtrise déjà
une "économie de compteurs" semble une opération doublement
gagnante... même si l’investissement technique représente un gap
important : avoir un moteur de recherche adapté au web, mais
aussi, et certainement surtout, aux médias (vidéo et son) et au
mobile (présentation adaptée, doublée de la gélocalisation et de
l’échange par auto-reconfiguration de réseaux sociaux de
proximité - "twitter like"). De ce point de vue, la relance du
moteur de Orange en décembre dernier ne remplit pas toutes les
conditions. Alors que le site d’Orange est le troisième site le
plus visité en France, son moteur culmine entre 1 et 2 % des
recherches...

Ajoutons aussi que la constitution de vecteurs qui peuvent
disposer à la fois des revenus publicitaires, de la maîtrise des
contenus et, même si on n’en parle pas assez, de l’autonomie de
leurs infrastructures (serveurs et de plus en plus réseaux) fait
par ailleur peser le risque d’une balkanisation de l’internet.

Le débat sur "la neutralité du réseau" a suscité chez les grands
vecteurs, qui ont pris la tête de la campagne, la volonté de
s’affranchir des "common carriers" qui ont fait le succès de
l’internet (construction coopérative, chacun apportant sa
contribution au réseau global, ce qui a permis, malgré les
nombreuses annonces catastrophiques, de rendre très rares les
phénomènes d’engorgement).

Le projet annoncé puis repoussé, puis ré-annoncé d’un
"GooglePhone" et d’un réseau mobile autonome est un indice que
ce fer reste sur la forge, prêt à servir. D’autant qu’il pourra
s’appuyer sur la multiplicité des "data centers" de Google aux
quatre coins du monde (aujourd’hui les pays asiatiques sont en
concurrence pour accueillir le prochain...). Une stratégie
d’implantation de centres serveurs et d’un backbone autonome que
suit aussi Amazon, même si son activité de "libraire en ligne"
n’a pas besoin d’une telle capacité de calcul (aujourd’hui,
c’est l’usage des web services, en attendant la diffusion de la
musique, qui est devenu principal au sein du réseau de Amazon).

Bref, la bataille des gros bras des industries convergentes,
dont la fusion (ou l’OPA inamicale) de Microsoft et Yahoo !
telle qu’annoncée ce matin est l’indice du jour, doit nous
rappeler que l’internet est à la fois le produit de
l’investissement personnel, non-marchand des millions
d’internautes, qui le nourrissent en données et en idées, et
aussi le produit de l’investissement bien matériel, en espèces
sonnantes et trébuchantes, pour obtenir le contrôle des
"vecteurs", mélange détonnant de contenus et de tuyaux, d’une
économie de dispersion multicentre et de la concentration des
petites rivières, de la vente d’espace (publicitaire) et de la
construction d’un espace réseau (matériel)...

Pas seulement un nouveau modèle économique, mais bien une
économie entière qui ré-organise le monde des informations,
de la communication... mais surtout demain le monde de la
production et l’organisation de la vie publique. Avec de
nouveaux béhémots industriels capables de dessiner à la place
des citoyens les formes de "régulation" et de contrôle... si
nous n’y prenons garde.

Hervé Le Crosnier
Caen, le 1 février 2007
licence Creative Commons by-nc

Sources et approfondissement :

  • Et puis mon mémoire de HDR qui parle (entre autre..) de la
    notion de vectorialisme
    Réseau, bibliothèques et documents numériques : architecture
    informatique et construction sociale
    http://tel.archives-ouvertes.fr/tel...

En ce domaine, la lecture de la science-fiction est toujours
une pratique qui ouvre les yeux :

  • Neal Stephenson - Le Cryptonomicon - Payot SF (3 tomes)
Posté le 1er février 2008

©© a-brest, article sous licence creative common info

Nouveau commentaire
  • Février 2008
    16:05

    Rachat Microsoft-Yahoo ! : les développements du vectorialisme

    Attention ce sont des milliards de dollars et non des millions !!!