Ecrits Ecrans publics 2007, Collectes de mémoire, multimédia et lien social

Démarche du Mouvement ATD Quart Monde vers la mémoire d’une population.

Conférence-débat , intervention de Jean-Pierre Pinet, ATD Quart Monde Pierrelaye, mars 2007

Parler de ’mémoire et de lien social’ demanderait d’énormes développements. Je voudrais plutôt vous présenter un aspect du contenu de cette mémoire, celle qui se fonde sur certains écrits [1], à laquelle j’ai participé.

Démarche du Mouvement ATD Quart Monde vers la mémoire d’une population.
 : notes
de la Conférence-débat , intervention de Jean-Pierre Pinet,
ATD Quart Monde Pierrelaye, dans le cadre d’Ecrits, Ecrans publics à Brest, les 23 et 24 mars 2007

Quand Joseph Wrésinski rejoint le camp dit « du Château de France » à Noisy-le-Grand en juillet 1956, il est abasourdi de retrouver une communauté qui lui rappelle ce qu’il avait vécu lui-même. Très vite, il voudra comprendre et faire comprendre les personnes qui vivent dans la misère en ce lieu :

  • permettre à ceux qui, petit à petit, venaient l’aider de comprendre ce que vivent les gens qu’ils rencontrent et qu’ils puissent le leur restituer, qu’il y ait dialogue. Pendant des mois d’ailleurs, Joseph Wrésinski reprendra quotidiennement des faits qui viennent de se passer pour les
  • remettre dans un contexte, une histoire [2].
    mais aussi faire comprendre au monde ce que ces familles vivaient, avec l’objectif, dès le départ qu’elles entrent elles-mêmes en dialogue avec les autres groupes sociaux et différentes instances...

Mais il ne sera pas toujours compris. Un texte publié dans un numéro de la revue Igloos au début des années 1960 en témoigne : « Beaucoup ne comprennent pas ce souci que nous avons d’informer, de faire connaître, d’expliquer. Certains pensent que nous devrions nous contenter d’aider, de secourir, de dépanner, d’encourager les familles des bidonvilles (...) Mais comment être présent si le genre de vie des bidonvilles nous échappe, écouter sans connaître le sens des actes, communier à l’inconnu, aider sans savoir les besoins ? (...) L’une et l’autre attitude sont complémentaires, ne se condamnent, ni ne se rejettent : aimer pour connaître et connaître pour aimer sont les fondements de toute approche fraternelle ».

En 1961, à l’occasion de l’un des premiers colloques organisés par le Mouvement ATD Quart Monde à l’Unesco, Joseph Wresinski affirmait : « Tant que certains demeureront en dehors de notre pensée, le monde sera construit sans eux...Le pauvre qui n’aura pas été introduit dans l’intelligence des hommes ne sera pas introduit dans leurs cités. Tant que le pauvre n’est pas écouté, tant que les responsables de l’organisation d’une cité ne s’instruisent pas de lui et de son monde, les mesures prises pour lui ne seront que des gestes par à-coup, répondant à des exigences superficielles et d’opportunité. Les actions subjectives qui ne s’inspirent pas de l’univers vécu du pauvre, en dépit de toute bonne volonté ne l’introduiront pas dans les structures de la société ».

Un des premiers ouvrages parus, « La condition sous-prolétarienne. L’héritage du passé [3] », réalisé avec des scientifiques, va dans ce sens de comprendre et faire comprendre une population. Dans l’introduction, Joseph Wrésinski dresse trois portraits, qui font comprendre la diversité de situations de ceux qui sont dans l’extrême pauvreté. Il y a là ceux qui ont une longue histoire de misère derrière eux, ceux qui ont basculé du monde populaire dans la misère -et qu’on appelle depuis 3 siècles « les nouveaux pauvres » - et ceux qui se situent entre ces deux pôles, balançant au fil de leur vie entre les uns et les autres.

Dans les années ’60, Joseph Wrésinski voyage en Angleterre où il découvre un service social qui réalise des dossiers de suivi sur l’ensemble de familles, pour mieux orienter leur action. Il en retiendra l’idée et proposera à ceux qui viennent l’aider, et s’inscrivent dans la durée – les premiers volontaires permanents – de réaliser des « rapports d’observation participante ». Ces rapports seront conservés en un lieu dénommé « le sommier », qui est la somme des connaissances quotidiennes accumulées. J’ai été responsable de ce lieu de 1987 à 1994.

Alwine de Vos van Steenwijk résume la signification et l’objectif de ces « rapports d’observation participante » dans quelques pages de « Il fera beau... le jour où le Sous-prolétariat sera entendu [4] ».

Ce sont, encore aujourd’hui, des outils de base pour l’action, la connaissance et la démarche de mémoire.

Au sein d’ATD Quart Monde, cette connaissance est d’abord orientée vers l’action, celle de mettre fin ensemble à la misère et à l’exclusion. Il s’agit de comprendre pour pouvoir agir, mais aussi de connaître en agissant.

Au fur et à mesure que les liens se nouent avec des familles, des groupes, au fur et à mesure que notre action se développe, cette démarche de chercher à connaître à partir de la vie partagée évolue. Elle évolue à la fois au rythme de la participation des familles que nous rencontrons, de notre propre mûrissement, mais aussi au rythme des liens que nous avons avec la société.

Un des outils particulièrement utilisé par le Mouvement ATD Quart Monde pour comprendre et faire comprendre les familles qui vivent dans l’extrême pauvreté tout en restant au plus proche de la vie a été ce que nous avons appelé « les monographies ». En réalité, ce terme n’est pas totalement exact, parce qu’il recouvre des formes différentes qui vont de l’histoire orale à la biographie, en passant par le ’récit de vie’ et le témoignage. Leur trait commun, c’est que tous ces écrits partent de faits vécus, collectés, vérifiés, retravaillés avec les personnes concernées et qu’ils sont une recherche du sens, de la signification de ce qui a été vécu.

Christopher Winship, professeur de sociologie à Harvard, écrit aujourd’hui que « l’étude sociologique des récits est ce vers quoi doit tendre la sociologie. » « Il y a à cela -dit-il- de nombreuses raisons. Tout d’abord, on reconnaît qu’à travers différents récits, on peut comprendre comment des gens différents voient et comprennent le monde. C’est aussi à travers des récits que nous comprenons la nature des relations sociales qui relient les différentes personnes. Enfin par les récits et les histoires, les gens retrouvent leur identité. » [5]

Parfois ces « monographies » ont été une commande d’un organisme qui finançait ce travail, mais le plus souvent, c’était l’accumulation de situations semblables, profondément injustes, qui amenait le Mouvement ATD Quart Monde à essayer de faire comprendre ce que des personnes vivaient en expliquant le plus précisément possible, à partir de faits vécus, ce qui se passait.

La façon que nous avons de « faire mémoire » a évolué avec le temps.
Il y a plusieurs façons d’aborder cette évolution, plusieurs fils que l’on peut tirer. Je voudrais en tirer deux, qui personnellement me semblent significatifs.

Le premier « fil » parle de notre propre mûrissement, de notre propre évolution durant ces 40 années. On pourrait l’expliquer ainsi :
dans une première série d’écrits, c’est nous qui tenons la plume et nous écrivons « ils » ou « elles » en parlant des personnes très pauvres que nous rencontrons.

C’est le cas d’une des premières monographies : « Un quart de siècle avec une famille de la banlieue parisienne » [6] (1974), mais aussi de « Soleil Interdit » [7] (1977) et « Colporteur et Taupier » [8] (1983).

Je me souviendrai encore longtemps de la fierté de Guy, dont ’histoire familiale est racontée dans « Soleil Interdit », qui brandissait ce petit livre en disant que c’était sa ’carte d’identité’, ce qui lui permettait de se présenter à d’autres.

dans une seconde série d’écrits, nous cherchons à ce que les personnes que nous rencontrons prennent elles-mêmes la parole, c’est leur expression qui prime. Le style utilisé est alors celui du « je ».
Un des ouvrages les plus significatifs est « Pauline » [9] (1985) ou « Kolette » [10] (1987).

Dans une troisième période, celle que nous vivons aujourd’hui, nous sommes dans le temps du dialogue, de l’écriture croisée, des apports réciproques. Un certain nombre d’écrits sont alors marqués par le « nous », où deux identités se rencontrent, celles de différents acteurs, qu’ils aient vécu ou non des situations de grande misère.
« Belles familles » [11] (2002) me semble de cet ordre. Mais on trouve aussi un petit livre, issu d’un atelier d’écriture : « Pacifique aventure » [12] (2005).

Un autre fil que l’on pourrait tirer, et qui lui aussi montre un cheminement, ce sont ce que l’on pourrait appeler différents modes d’expression qui s’affirment au fil du temps.

Je m’explique. Dans les premières années du Mouvement ATD Quart Monde, il y a eu surtout deux types d’ouvrages : le « témoignage » et les ouvrages scientifiques. Il s’agissait alors, essentiellement, de faire reconnaître - parfois contre vents et marées – qu’en période de plein emploi, il y avait toute une population (chiffrée par la suite à 5 %) qui était exclue de la société.

Aujourd’hui, l’existence même de personnes et de groupes exclus, qui vivent dans l’extrême pauvreté, est relativement accepté. L’enjeu est celui de la participation à la société.

Bien sûr, les témoignages et les recherches scientifiques se poursuivent, mais dans les écrits nés de la vie quotidienne, cela s’est traduit en plus, de ce que j’en comprends personnellement, par trois directions :
l

  • es romans, les histoires romancées tirées de faits vécus, collectés, mais agencés, reliés entre eux par l’imaginaire.

« Le plus connu est « La boîte à musique ». [13]
Mais il y a aussi : « Clin d’oeil à l’ami Picasso » [14] , « Fati » [15]...

  • les auto-biographies où des personnes qui ont connu l’extrême
    pauvreté, mais qui ont pu s’en sortir, progresser et veulent aujourd’hui témoigner elles-mêmes de leur vie. On y retrouve autant des oeuvres personnelles que des ouvrages collectifs : « Ensemble », [16] « Pierre d’homme » [17] , « Ceux des baraquements ». [18] ..
  • les ’savoirs croisés’ : pour progresser, il faut se comprendre, mais aussi faire sien une part de l’expérience de l’autre.
    Dans cette lignée, il y a les écrits nés de la dynamique du « Croisement des savoirs » [19] , mais aussi nombre d’écrits « pensés ensemble » : depuis « Enfants de ce temps » [20] à « 

Contre vents et marées » [21].

Les supports de ces mémoires suivent aussi l’évolution de nos sociétés. J’ai ainsi été surpris de découvrir que des minorités jusque là particulièrement exclues en France, les Yéniches, affirmaient leur mémoire et leur identité sur des blogs (entre autres des ’skyblogs’ comme, par exemple, http://yeniche1969.skyblog.com/inde...

Depuis plusieurs années, des personnes témoignent sur Internet, sur des sites publics comme www.oct17.org, mais aussi privés. Dans le cadre du projet Internet de rue, nous avions également commencé un atelier d’expression : http://www.carnet-expression.org/

Depuis le 10 février 2007, toutes les archives, les collections de ces écrits quotidiens, tout comme le patrimoine manuscrit visuel et sonore de Joseph Wrésinski sont protégés légalement et physiquement au Centre International Joseph Wrésinski, à Baillet en France. C’est un lieu qui se veut aujourd’hui lieu de croisement de ces démarches de connaissance.

Tous ces écrits contribuent à bâtir une mémoire collective. Certains se reconnaissent dans ces écrits. Mais, à l’image de ce qui s’est vécu dans les camps de concentration, nous avons encore du chemin à faire pour passer de cette mémoire collective à une mémoire commune, en France et dans le monde. Acquérir cette mémoire commune supposerait que chaque citoyen réalise ce qu’est la misère et l’exclusion, et puisse librement choisir de la refuser ou pas.

[1Mais il y a parmi nos archives d’autres types d’écrits et tout ce qui concerne la photo, l’image, le son...

[2Joseph Wrésinski.- Ecrits et paroles. Tome 1.- Paris, Ed. Quart Monde, 1992.

[3Jean Labbens.- La condition sous-prolétarienne. L’héritage du passé.- Paris, science et Service, 1965.

[4Alwine de Vos van Steenwijk.- Il fera beau... le jour où le Sous-prolétariat sera entendu.- Paris, Ed. Science et Service, 1977.

[5Christopher Winship.- L’Histoire, les récits, les histoires., in : Forger la mémoire d’un avenir commun, revue Quart Monde n° 199, août 2006.

[6La vie en Quart Monde. Un quart de siècle avec un groupe familial dans la banlieue parisienne.- Igloos, n° 80, 1974

[7Anne-Marie Rabier. Guy Piquet.- Soleil Interdit ou deux siècles de l’exclusion d’un peuple.- Igloos, n° 96, 1977

[8Anne-Marie Rabier.- Colporteur et Taupier.- Igloos, n° 116, 1983.

[9Pauline. Familles de courage.- ATD Quart Monde, 1985.

[10Kolette. Entretiens de Kolette Turcot avec Lucien Duquesne. - Paris, éd. Quart Monde, 1987.

[11Jean-Louis Saporito.- Belles Familles.- Paris, Les Arènes, 2002.

[12L’Atelier d’écriture Adssead et ATD Quart Monde. - Pacifique aventure. Nous nous sommes tant écoutés. Lille, Ed. Sansonnet, 2005

[13ean-Michel Defromont. - La boîte à musique. - Paris, éd. Quart Monde, 1989.

[14Martine Hosselet.- Clin d’oeil à l’ami Picasso. Paris, éd. Quart Monde, 1996.

[15Jean-Michel Defromont.- Fati.- Rodez, Ed. Du Rouergue, 2003

[16Ensemble. 50 ans de vie au quartier du Maroc à Reims.- Reims. ATD Quart Monde Champagne-Ardennes, 2002

[17Bernard Jährling. -

Pierre d’homme. - Paris, Ed. Quart Monde, 2004

[18Marcel Le Hir.- Ceux des baraquements. - Paris, Editions Quart Monde, 2005

[19Le croisement des savoirs. Quand le Quart Monde et l’Université pensent ensemble.- Paris, Editions de l’Atelier / Ed. Quart Monde, 1999

[20Enfants de ce temps. Livre blanc des enfants du Quart Monde.- Paris, Ed. Science et service, 1979.

[21Contre vents et marées. Réflexions sur la famille. Ecrits coordonnés par Maryvonne Caillaux. - Paris, Ed. Quart Monde, 2006

Posté le 27 mars 2007

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