Collecticity : une citoyenneté hors-sol en euros

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On connaissait le financement participatif ou le prêt participatif pour financer des initiatives privées, mais connaissez vous le financement participatif de projets publics ? L’accès à cette possibilité pour les collectivités leur a été ouvert par le décret du 14 décembre 2015 sur les dispositions relatives aux mandats confiés par les collectivités territoriales et leurs établissements publics.C’est ce que propose la plateforme Collecticity, lancée en 2016 par trois associés :

Celle-ci ressemble à s’y méprendre à celles du crowdfunding (Ulule…), car le principe est le même : les personnes intéressées par un projet peuvent investir leur argent, et pour décrocher la mise, le porteur du projet doit atteindre l’objectif fixé. Mais un aspect les différencie : Collecticity fait du crowdlending, du financement participatif par prêt. L’agglomération de Saint-Brieuc est la première à avoir testé la plateforme pour financer l’installation de panneaux photovoltaïques sur le toit de l’un de ses bâtiments. L’objectif était de réunir 8 400 euros (20 % de la somme totale) par un emprunt citoyen. Résultat : 22 investisseurs ont prêté leur argent sur une durée de soixante mois, avec un taux de rémunération de 2,25 %. Plus intéressant que le Livret A et pour financer un projet bien identifié. (source)

Pas de quoi y voir une tendance lourde, le démarrage est long et un des fondateurs de la plateforme confesse dans cet article d’Alternatives Economiques :

Collecticity n’a jusque-là pu présenter que deux projets d’emprunts, couronnés de succès. La plateforme s’essaie également au don sans que ce modèle-ci ait été probant pour l’instant. Les deux communes ayant goûté à ce mode de financement s’apprêtent à présenter d’autres projets. Mais la route est longue pour viabiliser la démarche : «  la phase d’évangélisation auprès des collectivités prend du temps, détaille le fondateur Julien Quistrebert. Nous devons fournir des gages de sérieux et de crédibilité, chose faite dorénavant avec les premiers projets. Mais le temps des collectivités est long, y compris dans leur processus de décision pour lancer un projet ».

A part des articles qui présentent l’initiative pour la faire connaître, je n’ai pas trouvé sur internet ou dans la presse spécialisée d’article qui soulève les questions posées par cette plateforme. Alors voici quelques réflexions que m’inspire cette initiative.

Une idée faussement neuve

Financer les politiques publiques par le don n’a rien de neuf. Que l’on songe simplement au Téléthon, lancé en 1987 ou aux initiatives caritatives destinées à financer la recherche contre les maladies, il serait faux de dire que le recours au don est une idée nouvelle. Dans le domaine culturel, comme le rappelle cet article de la revue Nectart qui analyse le crowdfounding 

Bien avant la généralisation de l’État-providence, de multiples initiatives sociales – depuis les hôpitaux jusqu’aux écoles – ont été possibles grâce à l’apport plus ou moins désintéressé d’un grand nombre de citoyens. Jusqu’à la moitié du xxesiècle, à une époque où les aides publiques à la culture étaient presque inexistantes, de nombreux théâtres, des athénées et même des musées ont été construits grâce à un financement collaboratif. Le succès de ces opérations n’était pas seulement fonction de la bonté, de la perception d’une nécessité, d’une valeur symbolique ou de la nouveauté du projet ; il dépendait aussi de la capacité de leurs promoteurs à se connecter et à s’attirer l’empathie et la confiance suffisante de la part de leurs collectivités de référence (communauté locale, amateurs ou expatriés, par exemple). Ces conditions sont aujourd’hui toujours indispensables.

Ce qui est nouveau en revanche c’est la nature de l’intermédiation et le recours non pas au don mais au prêt.

En matière de crowdfunding, la nouveauté réside dans le fait que des plates-formes numériques font fonction d’intermédiaires entre les porteurs de projet et la masse, plus ou moins anonyme, qui peut avoir un intérêt à les aider. Le principal service de ces plates-formes numériques consiste en l’apport d’un site Web, qui permet de présenter le projet, ainsi qu’un software qui permet de cumuler et gérer les contributions, et évidemment de rassembler les moyens de paiement numériques. Certaines peuvent offrir des services complémentaires, depuis l’évaluation de l’éventuel succès du projet – parfois avec des systèmes de co-participation sociale – jusqu’aux stratégies à suivre pour améliorer la diffusion ou l’adhésion des contribuables.

Encore très émergente dans les autres politiques publiques, cette nouvelle intermédiation est plus développée dans le monde culturel, au point d’avoir un impact sur les politiques publiques. En effet, l’attribution de subventions tend à être conditionnée à une levée de fonds via une plateforme. Cette simulation d’étude de marché appuie pour l’acteur public la potentialité de succès d’une initiative culturelle, au point de jouer le rôle d’un nouveau filtre reposant non plus sur le projet mais aussi sur la capacité de la l’artiste à fédérer une communauté et à mobiliser un capital social. Voilà qui est de nature à faire pencher encore plus une balance déjà tournée vers l’effet fédérateur de l’art plus que de la création…

Une pseudo-capacitation… par l’argent

Dans le cas de Collecticity, celui qui émet le projet est un acteur public et pas un acteur privé ou associatif. Voilà qui change radicalement la donne, puisque l’objectif est de légitimer un projet auprès de la population en le finançant de manière collaborative. On peut y voir un lien avec les dynamiques de participation qui traversent l’ensemble des collectivités, à ceci près que le déclencheur de l’implication citoyenne c’est l’argent, que ce soit pour un projet de prêt ou de don. L’idée est ici de rendre possible un projet déjà élaboré, bien plus que de participer à son élaboration ou à la prise de décision sur sa mise en oeuvre comme dans un budget participatif. Le citoyen n’est plus décideur, n’est plus associé, n’est plus impliqué pour comprendre, mais il finance quel que soit son lien au territoire. Est-ce vraiment ce vers quoi la démocratie participative doit évoluer ? Je ne crois pas et je partage volontiers l’avis de Loïc Blondiaux dans le Nouvel esprit de la démocratie :

la démocratie participative n’a de sens que si elle contribue à enrayer les logiques d’exclusion sociale qui caractérisent aujourd’hui le fonctionnement ordinaire de nos démocraties. Aux membres des catégories populaires qui ne votent pas ou peu, et militent encore moins ; aux intérêts de minorités qui ne réussissent pas à se faire entendre des décideurs politiques ; à toutes les expériences sociales qui ne parviennent pas à accéder aux espaces publics traditionnels, les institutions de la démocratie participative doivent offrir un débouché, une visibilité, une possibilité d’être informés et entendus. Si, à l’inverse, la démocratie participative ne constitue qu’une continuation de la politique traditionnelle par d’autres moyens, si elle en reproduit les limites et ne sert qu’à ceux qui déjà ont voix au chapitre, à quoi peut-elle servir ?

Quelle citoyenneté locale ?

Le rapport au local est également interrogé par ces pratiques, puisque les financeurs ou les donateurs sont en dehors des communes qui lancent ces projets, jusqu’à un tiers !

Pour Daniel Cueff, maire de la petite commune bretonne de Langouët, l’intérêt de cette plateforme va bien plus loin que de parvenir à boucler un budget. Lui y a eu recours pour créer des logements 100% recyclables. « Certes, le fait d’avoir obtenu 40 000 euros était primordial pour financer notre projet, mais le plus important est la dynamique citoyenne que l’action révèle. » 37 contributeurs ont participé à la levée de fonds et 12 autres n’ont pas eu le temps d’investir, car le plafond était déjà atteint 12 jours avant la date de clôture du projet. Les deux tiers des prêteurs sont des habitants de la commune –qui ne compte que 600 habitants- et un tiers vit ailleurs en France.

« Cette implication nous a obligé à préciser notre projet, l’expliquer, le défendre. J’ai trouvé très intéressant de voir affluer des personnes qui habituellement, ne viennent pas aux réunions que l’on organise. »

Alors que le lien aux politiques locales a besoin d’une (re)légitimation, que devient-il lorsque la légitimation par l’argent vient concurrencer la citoyenneté locale des urnes ou celle issue de processus participatifs ? Peut-on imaginer demain un projet d’incinérateur impopulaire sur une commune mais financé à plus de 50% par des prêteurs qui n’habitent pas le territoire ? Une légitimité est-elle plus ou moins démocratique lorsqu’elle est financée directement par une communauté politique qui n’a pas élu des représentants commanditaire ? On est pas très loin de l’uberisation de la démocratie locale là… Et que se passe-t-il si les conditions contractuelles entre la plateforme et la collectivité (aucune information à ce sujet ne figure sur le site) obligent cette dernière à mettre en oeuvre un projet qui a atteint son objectif de financement et qui est refusé par les habitants ?

Marque-territoire et compétition entre collectivités

Les fondateurs de la plateforme ont bien compris le lien entre le caractère « innovant » de ce type de financement aux yeux des élus et son corollaire en terme d’image de marque des collectivités. Une dose de financement citoyen deviendra-t-elle la norme pour valoriser la marque-territoire ? Si ce type de plateforme se développe, il est évident qu’elle va accentuer une compétition territoriale qui n’a rien d’inclusif… Olivier Ertzscheid livre une clé de compréhension des logiques de compétition propres aux plateformes lorsqu’il écrit :

L’effet d’agglutination consécutif à la sociabilité de plateformes dans lesquelles la proximité s’efface devant la promiscuité, exacerbe ce que René Girard appelait le désir mimétique en ce qu’il est d’abord l’imitation du désir de l’autre et « conduit souvent à des formes de rivalité mimétique dont les effets pervers sont la jalousie, la haine ou l’envie« . La suite est très bien expliquée par Simone Manon sur le site Philolog (je souligne) :

« Seul l’être qui nous empêche de satisfaire un désir qu’il nous a lui-même suggéré est vraiment objet de haine. Celui qui hait se hait d’abord lui-même en raison de l’admiration secrète que recèle sa haine. » écrit Girard. Comprendre que les hommes sont dans des rapports de rivalité mimétique revient ainsi à prendre conscience que plus une société devient égalitaire plus elle suscite l’envie entre ses membres car la moindre différence inégalement valorisée peut la susciter. »

Plus une plateforme devient égalitaire et plus elle suscite l’envie entre ses membres car la moindre différence inégalement valorisée peut la susciter. Limpide non ?

Brouillage politique et fiscal

N’oublions pas que même avec les disparités entre territoires qu’on connaît, la taxe d’habitation (bientôt supprimée) représente un des derniers liens avec le financement des territoires. Demain, l’impôt local ayant quasiment disparu, le financement participatif sera-t-il une manière de créer une forme de communauté politique par le financement ? Ce que je trouve inquiétant c’est la puissance de ce type d’outils que sont les plateformes pour contourner l’affectation politique des ressources de l’impôt qui est là pour socialiser des dépenses nécessaires à l’intérêt général. Renoncer à cette étape d’affectation par le débat c’est comme refuser la démocratie tout en la portant en bandoulière !

Que penser du brouillage total du dispositif fiscal lié au financement de projets publics ? Si je donne à ma ville (alors que je paie déjà des impôts locaux) pour un projet qu’elle va financer avec de l’argent public je suis déductible de 60% de mes dons. Autrement dit mon don flèche 60% de la somme donnée à un pot global (impôt sur le revenu) vers le local. Mais si je prête à 2% à la même collectivité, je suis taxé de la plus value sur mon investissement… L’état considère donc qu’il doit récupérer une partie de la somme qui a pourtant servi à créer un projet d’intérêt général, alors qu’il en encourage l’utilité dans le cas d’un don. Comprenne qui peut !

Quelles contreparties du don ?

Regardez les projets proposés sur la plateforme et la nature des contreparties proposées par les communes…. Logos sur un panneau, T-Shirts… voilà que ce que le citoyen-investisseur gagne à donner. Loin de mettre en capacité les individus, c’est-à-dire de les reconnaître comme sujets, la logique du « don intéressé » est celle d’un clientélisme de la reconnaissance d’une citoyenneté par l’argent.

On aurait pu rêver que la nature publique des projets leur confère par nature une obligation de transparence et de « réplicabilité » des projets soutenus. Cela pourrait passer par exemple par l’engagement de l’acteur public à libérer des données ou des plans issu d’un projet. La dynamique de données ouvertes ou d’innovation ouverte pourrait être intégrée comme l’une des composantes des projets, voire un critère d’évaluation des projets… ce n’est pas le cas.

Vers une VRAIE démocratie post-électorale 

J’aime beaucoup l’expression de démocratie Post-électorale est de Pierre Rosanvallon qui dans cet article d’Horizons Publics

nous invite ainsi à explorer une troisième voie, celle de la démocratie de gestion. Selon lui, cette démocratie post-électorale serait une démocratie permanente. Favorisant les interactions, elle serait davantage en mesure de répondre aux attentes des habitants et des citoyens. Redditions de comptes, transparence, évaluation et interaction avec la société civile sont les quatre qualités de cette troisième forme de démocratie. Véritable démocratie de « proximité », elle permet aux citoyens de se rapprocher et de s’approprier leurs institutions, par opposition à la technocratie. Une invitation des intercommunalités à s’en saisir pour augmenter leur visibilité auprès des citoyens et fonder leur légitimité, plutôt que de la rechercher uniquement dans l’élection au suffrage universel direct de leurs représentants.

« Se réapproprier » nous dit Pierre Rosanvallon… pas au sens de devenir propriétaire exclusif mais plutôt au sens de se sentir impliqué au delà du vote, voilà l’enjeu. C’est là qu’on voit la différence fondamentale entre l’alliance des civictech et des fintech que représente cette plateforme et les dynamiques de capacitation portées par les budgets participatifs. Là où un budget participatif permet de faire les choix collectifs d’attribution d’une somme socialisée par l’impôt, le crowdfunding ou le crowdlending viennent se substituer à l’impôt pour créer une pseudo-légitimité démocratique hors-sol calculable en euros… Pire, la logique de plateforme exacerbe la compétition territoriale alors que c’est de coopération dont les acteurs publics ont besoin. Le mot de la fin à Olivier Ertzscheid encore, infatiguable et précieux analyste engagé de ces tendances lourdes :

Je rappelais encore récemment que dans le glissement qui nous a mené de la sagesse à la folie des foules :

« De manière finalement assez logique, le mot même de « foule » s’est retrouvé cantonné au rôle de sideman pour des notions relevant uniquement de la sphère économique et financière : et l’on vit ainsi fleurir le Crowd-funding, le Crowd-sourcing et autre Crowd-lending. La foule n’était plus qu’un gigantesque portefeuille. Et il n’y avait que le portefeuille qui comptait.« 

Alors bien sûr on pourra choisir de s’abriter derrière l’aspect circonstanciel de ces mesures en mode :

« Oui d’accord y’a un loto mais quand même le ministère de la culture continue d’avoir un budget. »

« Oui d’accord on lance un crowdfunding mais quand même les associations continuent de toucher des subventions. »

« Oui d’accord y’a un algorithme qui traque la fraude fiscale mais on a toujours des inspecteurs des impôts. »

Oui d’accord mais. L’enjeu est précisément ici. Ici dans les habitudes prises et dans ces perpétuels glissements qui installent et légitiment ces habitudes nouvelles ; ici dans la part toujours croissante de délégations de services publics sans embarquer les responsabilités publiques qui devraient aller avec.

 

Symbioses citoyennes

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Via un article de admin, publié le 4 septembre 2018

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